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Full text of "Mémoires de l'Académie des sciences, arts et belles-lettres de Caen"

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EX L1BRIS 































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JT 


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MÉMOIRES 

DE L’ACADÉMIE NATIONALE 

DE CAEN 


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MEMOIRES 


DE 

L’ACADÉMIE NATIONALE 


DES 

SCIENCES, ARTS ET BELLES-LETTRES 
DE CAEN 



CAEN 

CHEZ F. LE BLANC-HARDEL, IMPRIMEUR DE L’ACADÉMIE 

RUE FROIDE , 2 ET 4 

1885 


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REGLEMENT 


DE 

L’ACADÉMIE DES SCIENCES 

ARTS ET BELLES-LETTRES 

DE CAEN 




Art. 1 — L’Académie des Sciences, Arts et 
Belles-Lettres de Caen se compose de membres 
titulaires, de membres honoraires et d’associés 
correspondants. 

Le nombre des membres titulaires est de qua¬ 
rante-cinq. 

Celui des membres honoraires n’est pas limité. 
Ils jouissent des mêmes droits que les membres 
titulaires. 

Le nombre des associés correspondants est illi¬ 
mité. Si, parfois, ils viennent à Caen, ils prennent 
place parmi les membres titulaires, dans les 
séances publiques ou particulières, mais sans 
avoir voix délibérative, 


534681 . 

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VI 


RÈGLEMENT DE L’ACADÉMIE. 


Art. 2. — Quand une place de titulaire devient 
vacante, les candidats sont présentés par deux 
membres titulaires ou honoraires, qui remettent 
au président ou au secrétaire la liste des travaux 
de ces candidats et un ouvrage imprimé ou ma¬ 
nuscrit à l’appui de leur demande. 

Tout membre titulaire qui en fait la demande 
devient de droit membre honoraire, s’il a été dix 
ans membre titulaire, et s’il a soixante ans d’âge. 

Toute nomination d’associé correspondant est 
précédée d’une présentation dans les mêmes for¬ 
mes que lorsqu’il s’agit d’un membre titulaire. 

La présentation et les pièces à l’appui sont ren¬ 
voyées à l’examen de la Commission d’impression, 
qui fait, à la séance suivante, un rapport sur les 
titres du candidat. Dans le cas où la Commission 
conclut au rejet du candidat, elle doit en informer 
les membres qui l’ont présenté. Ceux-ci peuvent 
retirer leur présentation. 

Les lettres de convocation annoncent s’il doit y 
avoir des élections ou des nominations. 

Art. 3. — L’Académie, après avoir entendu le 
rapport de la Commission , procède immédiate¬ 
ment aux nominations ou les renvoie à une autre 
séance, qu’elle détermine. 

Art. 4. — Lorsqu’il s’agit d’un membre titu¬ 
laire, l’élection a lieu au scrutin et par bulletins 
nominatifs, un mois au plus tôt après la présen¬ 
tation. - S'il s’agit de la nomination d’un associé 


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RÈGLEMENT DE l'ACADÉMIE. 


Vil 


correspondant, il est voté par oui ou par won sur 
chaque candidat proposé. 

Pour être élu ou nommé, il faut avoir obtenu 
la majorité absolue des suffrages exprimés et le 
tiers au moins des voix des membres titulaires 
composant l’Académie. 

Si des membres honoraires prennent part au 
scrutin, il faut, pour être élu ou nommé, obtenir, 
en sus du nombre de suffrages qui vient d’être 
exprimé, un nombre de voix égal à la moitié au 
moins de celui des membres honoraires ayant pris 
part au scrutin. 

En cas d’élection d’un membre titulaire, si le 
premier tour de scrutin ne donne pas de résultat, 
immédiatement l’Académie procède à de nouveaux 
scrutins ou renvoie à une séance ultérieure qu’elle 
détermine. 

En cas de nomination d’un associé correspon¬ 
dant, if faut, pour qu’il y ait lieu à un second 
tour de scrutin, que le candidat ait obtenu la ma¬ 
jorité des suffrages exprimés. 

Art. 5. — Les officiers de l’Académie sont : un 
Président, un Vice-Président, un Secrétaire, un 
Vice-Secrétaire et un Trésorier. 

Ces dignitaires sont indéfiniment rééligibles, à 
l’exception du Président, qui ne peut être réélu 
qu’après un an d’intervalle; il devient de droit 
Vice-Président. 

Art. 6 . — La Commission d’impression est 


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VIII RÈGLEMENT DE L’ACADÉMIE. 

composée de six rtiembres titulaires nommés à cet 
effet, auxquels sont adjoints le Président, le Se¬ 
crétaire et le Vice-Secrétaire de l’Académie. 

La Commission ainsi composée choisit dans son 
sein un Président et un Secrétaire; elle se réunit 
sur la convocation de son Président. En cas de 
partage, son Président a voix prépondérante. 

Ses fonctions sont d’examiner et de faire con¬ 
naître, par des rapports ou par des lectures, les 
titres des candidats, les travaux offerts à l’Aca¬ 
démie, les manuscrits que renferment les archives; 
d’établir avec les Sociétés savantes de la France et 
de l’Étranger les relations qu’elle croira utiles aux 
sciences, aux arts et aux lettres; de prononcer sur 
les travaux qui pourront être lus en séance pu¬ 
blique ou imprimés dans les Mémoires de l'Aca¬ 
démie. 

Tous les membres sont invités à déposer dans 
la bibliothèque de la Compagnie un exemplaire de 
chaque ouvrage qu’ils ont publié ou qu’ils pu¬ 
blieront. Aucun rapport ne sera fait, dans les 
séances, sur les travaux, imprimés ou manuscrits, 
offerts par les membres titulaires ou honoraires. 

Art. 7. — De nouveaux membres pourront être 
temporairement adjoints à la Commission d’im¬ 
pression, et des Commissions spéciales être créées 
toutes les fois que l’Académie le jugera convenable. 

Art. 8. — Les membres du Bureau sont renou¬ 
velés chaque année, dans la séance de novembre, 


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RÈGLEMENT 1)E L’ACADÉMIE. 


IX 


à la majorité absolue des suffrages des membres 
présents. Si la majorité n’est pas acquise aux deux 
premiers tours de scrutin, il est procédé à un 
scrutin de ballottage entre les deux membres qui 
ont obtenu le plus de voix au second tour. En cas 
de partage égal des voix, lé plus âgé obtient la 
préférence. 

Les six membres de la Commission d’impression 
sont nommés pour deux ans, au scrutin, par 
bulletins de liste, à la majorité absolue des suf¬ 
frages des membres présents ; et, dans le cas de 
non-élection au premier tour de scrutin, la plura¬ 
lité des suffrages décide au second. Ils sont 
renouvelés par moitié tous les ans, à la première 
séance de novembre. Les membres sortants ne 
sont rééligibles qu’après un an d’intervalle. 

Art. 9. — Toutes les nominations se font au 
scrutin ; les autres délibérations se prennent de 
la même manière, à moins que le Président ne 
propose d’y procéder à haute voix, sans qu’il y 
ait réclamation. 

Art. 10. — L’Académie tient ses séances le qua¬ 
trième vendredi de chaque mois, à sept heures et 
demie précises du soir ; le jour et l’heure des 
séances peuvent être changés. Elle prend va¬ 
cances pendant les mois d’août, de septembre et 
d’octobre. 

Art 11. — L’Académie tient, quand elle le juge 


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X 


RÈGLEMENT DE L'ACADÉMIE. 


convenable, des séances publiques, dont elle fixe 
le jour, l’heure et le lieu par une délibération. 

Art. 12. — Les fonds dont dispose l’Académie 
proviennent des cotisations qu’elle s’impose, des 
subventions qui peuvent lui être accordées par le 
Gouvernement, le Conseil général ou tout autre 
corps administratif, et des dons et legs faits par 
des particuliers. 

Ces fonds sont consacrés aux fonds de service 
de la Compagnie, à l’impression de ses Mémoires, 
aux prix qu’elle décerne et à toutes les dépenses 
imprévues. 

Le trésorier est chargé des recettes et des dé¬ 
penses. Il acquitte les mandats à payer, sur les 
signatures du Président et du Secrétaire. Chaque 
année , il rend un compte détaillé de sa gestion 
à une Commission spéciale de trois membres, 
nommée dans la séance de rentrée et qui fait 
son rapport sur l’état de la caisse dans la séance 
suivante. 

Art. 13. — Une cotisation annuelle est imposée 
aux membres titulaires et aux membres hono¬ 
raires. Elle est de dix francs et se paie dans le 
mois de janvier. 

A quelque époque de l'année qu’un membre soit 
élu, il doit immédiatement la cotisation imposée 
à son titre et la paie en recevant son diplôme. 

Art. 14. — Tous les membres titulaires sont 


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RÈGLEMENT 1)E l’aCAUÉMIE. 


XI 


tenus d’assister au moins à cinq séances dans 
l’année. 

Il est distribué des jetons de présence, dont 
l’Académie détermine la forme et la valeur. Le 
prix en est perçu, indépendamment de la coti¬ 
sation fixée par l’arL 13. 

Les membres honoraires n’encourent aucune 
amende pour leur absence. 

Art. 15. — L’Académie laisse aux auteurs des 
travaux qu’elle imprime la responsabilité des opi¬ 
nions qu’ils y soutiennent. 




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MÉMOIRES 


PARTIE SCIENTIFIQUE 


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ÉTUDE 


SUR 

LA DATE DE LA FÊTE DE PAQUES 

POUR 

LES DIVERSES ANNÉES DU CALENDRIER GRÉGORIEN 

Par A. de SAINT-GERMAIN 

Membre titulaire 


On sait que, parmi les fêtes instituées par 
l’Église, les unes, comme la Toussaint ou Noël, 
reviennent tous les ans à la même date, tandis 
que les autres se célèbrent à des époques qui 
varient suivant les années , et dont la détermina¬ 
tion exige quelques calculs. Toutefois, le problème 
se simplifie tout d’abord parce que, sans parler 
de l'Avent, dont la date est très-facile à trouver, 
les intervalles de temps qui séparent les principales 
fêtes mobiles d’une année sont fixes et bien con¬ 
nus : le jour des Gendres arrive 46 jours avant 
Pâques , l’Ascension et la Pentecôte 39 et 49 jours 
après; il sera donc très-facile de déterminer, pour 
une année quelconque, les dates de ces fêtes si 


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4 


ETUDE 


on connaît la date de Tune d’elles, de Pâques, 
par exemple; c’est celle dont nous allons nous 
occuper. 

La fête de Pâques nous vient des Juifs, qui 
célébraient la Pâque le quatorzième jour du pre¬ 
mier mois de chaque année; or, le calendrier 
israélite est principalement réglé d’après le mou¬ 
vement de la lune : les mois, de 29 et 30 jours , 
commencent sensiblement à la nouvelle lune; 
mais, par une combinaison heureuse des années de 
12 et de 13 mois, chaque année commence à peu 
près avec notre printemps; on peut donc dire, 
sans grande erreur, que la Pâque se célébrait le 
jour de la première pleine lune du printemps. 
Pour respecter autant que possible celte tradition, 
tout en se conformant aux exigences du calendrier 
julien et à l’usage, adopté par les chrétiens, de 
célébrer de préférence leurs fêtes le dimanche, 
le concile de Nicée décida que la fête de Pâques 
aurait lieu chaque année le premier dimanche 
après la pleine lune qui suit immédiatement le 
jour de Véquinoxe du printemps . Cette formule a 
été conservée dans le calendrier grégorien , au¬ 
jourd’hui en usage dans toute l’Europe occidentale. 

Pour appliquer en toute rigueur la règle édictée 
par le concile de Nicée, il faudrait se servir de 
tables astronomiques donnant pour la suite des 
temps les dates précises des équinoxes et des 
pleines lunes, tables dont la construction exige 
un travail immense; mais, pour fixer l’époque 
d’une fêle , il n'est évidemment pas indispensable 


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SUR LA DATE DE LA FÊTE DE PAQUES. 5 

de s’appuyer sur des données mathématiquement 
exactes, d’autant moins que celui qui voudrait 
appliquer rigoureusement la règle fondamentale 
se heurterait à une difficulté dont il faut bien se 
rendre compte : supposons qu’une année la lune 
soit pleine le samedi 26 mars, à onze heures et 
demie du soir, heure de Paris; en France, on 
prendra le dimanche 27 mars pour le jour de 
Pâques; mais à Rome, où l’heure est en avance 
de 47 minutes sur celle de Paris, on comptera 
dimanche 27 mars, minuit 17 minutes, au moment 
de la pleine lune, et on reportera Pâques au 
dimanche suivant, huit jours plus tard qu’en 
France. Appliquée aux choses de la vie, la rigueur 
absolue des formules mathématiques peut avoir 
des inconvénients ; c’est ainsi que la Convention 
avait tort de décréter que l’année commencerait 
le jour de l’équinoxe vrai d’automne : deux loca¬ 
lités voisines, ayant des heures peu différentes, 
auraient parfois été forcées par cette règle de 
commencer certaines années, et non toutes, à des 
jours différents. 

Pour déterminer le jour de Pâques, on s’est 
décidé à ne calculer qu’approximativement les 
dates des équinoxes et des pleines lunes, à condi¬ 
tion de s’entendre sur la manière dont se ferait le 
calcul. On a adopté le 20 mars pour le jour de 
l’équinoxe du printemps et on a supposé le soleil 
et la lune animés de mouvements uniformes dont 
la vitesse serait égale à leur vitesse moyenne. Ces 
simplifications ont conduit à des calculs peu com- 


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6 


ÉTUDE 


pliqués dont on a d’abord donné les règles à l’aide 
d’éléments fournis par les anciens calendriers, le 
nombre d’or, l’épacte, les lettres dominicales. A 
ces formules, quelque peu archaïques et embar¬ 
rassantes, Gauss a substitué des formules équiva¬ 
lentes, exprimées au moyen de la langue, plus 
nette et plus commode, de l’arithmétique et de 
l’algèbre. Je vais exposer, d’une manière aussi 
élémentaire que possible, les règles données par 
Gauss ; j’indiquerai une simplification qui permet, 
avec un peu d’habitude, d’abréger le calcul ; je 
ferai quelques applications et je donnerai le ta¬ 
bleau des dates de Pâques pour les années com¬ 
prises entre 1800 et 2001 ; enfin, je justifierai les 
formules de Gauss par des considérations que le 
grand géomètre n’a pas cru devoir joindre à leur 
énoncé. 

Voici comment on obtient la date de Pâques 
pour les années comprises entre 1799 et 1900, 
c’est-à-dire pour la dernière année du XVIII* 
siècle et les 99 premières du XIX* : 

1° On divise par 19 le millésime de l’année pro¬ 
posée, et, sans tenir compte du quotient, on note 
le reste, que j’appellerai le premier reste ; 

2° On multiplie le premier reste par 19, et on 
divise par 30 le produit augmenté de 23 ; j’appelle 
deuxième reste le reste de cette division ; 

3° On divise par 4 et par 7 le millésime proposé 
et on n’a encore égard qu’aux restes de ces divi¬ 
sions, que j’appelle troisième et quatrième restes; 


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SUR LA DATE DE LA FÊTE DE PAQUES. 


7 


4° On ajoule ensemble six fois le deuxième 
reste, deux fois le troisième, quatre fois le qua¬ 
trième, plus encore quatre unités, et on divise la 
somme par 7 ; le reste de cette division sera notre 
cinquième reste; 

5° On fait la somme du deuxième et du cin¬ 
quième reste ; cette somme exprime le nombre 
de jours dont Pâques est en retard sur un jour 
déterminé, qui est le 22 mars : je l’appellerai, pour 
abréger, le retard de Pâques ; il est évident que la 
connaissance de ce nombre donne la solution du 
problème. Quand le retard trouvé ne dépasse pas 
9 unités, Pâques tombe en mars, le jour dont le 
quantième est égal à 22 augmenté du retard; 
quand le retard surpasse 9, la formule précédente 
donnerait un quantième supérieur à 31 ; cela veut 
dire que Pâques tombe alors en avril au jour dont 
le quantième s’obtient en diminuant de 31 unités 
le nombre trouvé supérieur à 31, ou, ce qui revient 
au même, en diminuant le retard de 9 unités. 

Appliquons tout de suite les règles précédentes 
à l’année 1886. Je commence par diviser 1886 par 
19, j’obtiens un certain quotient auquel je n’ai 
pas égard, et un reste égal à 5 ; c’est le premier 
reste ; 

2° Je forme le produit de 5 par 19, soit 95, au¬ 
quel j’ajoute 23, la somme 118, divisée par 30, 
donne pour reste 28 ; c’est le deuxième reste ; 

3° Je divise tour à tour 1886 par 4 et par 7 ; les 
restes de ces divisions, 2 et 3, constituent le troi¬ 
sième et le quatrième restes ; 


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8 


ÉTUDE 


4° J’ajoute 6 fois 28, 2 fois 2, 4 fois 3, plus 4 
unités, c’est-à-dire 168, 4, 12 et 4 ; la somme 188 
divisée par 7 donne pour reste 6 ; c’est le cin¬ 
quième reste. 

Il ne reste plus qu’à additionner le deuxième et 
le cinquième restes, soit 28 et 6 ; la somme 34 in¬ 
dique le retard de Pâques sur le 22 mars ; la fête 
aura donc lieu le 22 + 34 ou le 56 mars, ce qui 
veut dire le 56 — 31 ou le 25 avril ; on vérifie, 
d’ailleurs, que 25 est égal au retard diminué de 9. 
Je n’ai pas besoin de faire remarquer que, si un 
même nombre, tel que 2 ou 4, revient plusieurs 
fois dans le calcul, cette répétition est purement 
accidentelle et ne se représenterait pas dans d’au¬ 
tres exemples. 

Comme, dans les divisions que nous avons eu 
à faire, on ne devait tenir compte que du reste, il 
était permis d’ajouter ou de retrancher au divi¬ 
dende un multiple quelconque du diviseur; les 
calculateurs verront souvent par là un moyen 
d’abréger le calcul. Mais voici la simplification 
un peu plus importante que j’ai annoncée : après 
avoir calculé les quatre premiers restes comme il 
est dit dans les trois premiers paragraphes, on 
additionne le double du troisième reste, le qua¬ 
druple du quatrième, plus encore 4 unités ; à la 
somme obtenue on ajoute ou on retranche, suh 
vant les cas, un multiple de 7 tel que le résultat 
de l’addition ou de la soustraction soit au moins 
égal au deuxième reste, mais ne le dépasse pas de 
plus de 6 unités ; ce résultat est précisément égal 


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SUR LA DATE DE LA FÊTE DE PAQUES. 9 

au retard. On voit de suite s’il faut faire une addi¬ 
tion ou une soustraction ; quant au multiple de 7 
à employer, un peu d'habitude permet de l’aper¬ 
cevoir sans calcul, et on se convaincra bien vite 
que si notre règle est un peu moins précise que 
celle de Gauss, elle est plus avantageuse dans la 
pratique. Pour 1886, la somme à former, 2 fois 2, 
plus 4 fois 3, plus 4, est 20 ; pour avoir un nombre 
égal ou supérieur au deuxième reste 28 sans le 
dépasser de 7 unités, il faut augmenter 20, et on 
voit bien que le multiple de 7 à ajouter est 14 ; le 
résultat de l’addition, 34, est égal au retard ob¬ 
tenu précédemment. Pour 1885, le deuxième reste 
est 9 et la somme dont je prescris le calcul est 14 ; 
comme elle n’est pas inférieure à 9 et ne le sur¬ 
passe pas de plus de 6 unités, le multiple de 7 à 
ajouter est zéro, et 14 est justement le retard. 

Si un ou plusieurs des restes auxquels on est 
conduit sont nuis, il n’y a rien à changer aux rè¬ 
gles que j’ai exposées ; on se rappellera que le 
produit d’un nombre par zéro est lui-même nul. 
Soit l’année 1804 ; le reste de la division de 1804 
par 19 est 18 ; le produit de 18 par 19, augmenté 
de 23, donne 365, qui, divisé par 30, laisse pour 
reste 5 ; c’est le deuxième reste ; le troisième reste, 
celui de la division de 1804 par 4, est zéro ; le 
quatrième est 5. Appliquons la méthode abrégée : 
on additionne 2 fois 0, 4 fois 5, et 4 unités, c’est- 
à-dire zéro, 20 et 4 : la somme 24 est supérieure 
au 2 e reste et on voit qu'il faut la diminuer de 
2 fois 7 pour avoir un nombre 10 qui soit, par 


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10 


ÉTUDE 


rapport au deuxième reste, dans les limites con¬ 
venables. Le retard de Pâques est donc 10, et la 
fête a eu lieu le 1 er avril. L’exemple choisi offre 
une particularité chronologique : on a cité l’année 
1804 comme une de celles où Pâques tombe le 
25 mars, parce que M. Thiers a écrit que le 18 
mars 1804, jour des Rameaux , Bonaparte se rendit 
à la Malmaison ; en réalité, le 18 mars était le 
dimanche de la Passion, et Pâques venait 15 jours 
et non 8 jours plus tard ; l’inexactitude est d’ail¬ 
leurs des plus pardonnables. 

Le deuxième reste indique de combien de jours 
le jour de la pleine lune pascale est en retard sur 
le 21 mars, ou, ce qui nous sera plus commode , 
le lendemain de cette pleine lune sur le 22 ; le 
cinquième reste indique combien il faut compter 
de jours à partir de ce lendemain pour arriver au 
premier dimanche qui suit. Les deux restes ne 
pouvant pas dépasser respectivement 29 et 6, le 
retard est au plus égal à 35 et Pâques ne peut 
être plus tard que le 26 avril ; il ne saurait d’ail¬ 
leurs arriver avant le 22 mars. 

Pour les années non comprises entre 1799 et 
1900, il faut modifier les nombres 23 et 4 qui ont 
concouru, comme parties, à la formation des 
sommes d’où j’ai déduit le deuxième et le cin¬ 
quième restes : pour la période qui va de 1900 à 
2099 inclusivement, on remplacera 23 par 24, 
4 par 5. Généralement, si on désigne par G le 
nombre des centaines du millésime de l’année pro¬ 
posée , on remplacera 23 par le reste P obtenu en 


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SUR LA DATE DE LA FÊTE DE PAQUES. il 

divisant par 30 la quantité 15 -[- G — E — E ^j, 

ces deux symboles désignant les parties entières 
des quotients de C par 3 et par 4 ; on remplace 4 

par le reste Q de la division de 4 -f- G — E P ar 7 - 

Sauf ces substitutions, toutes nos règles subsistent. 

Soit l’année 5487 : les parties entières du quo¬ 
tient de 54 par 3 et par 4 sont respectivement 
18 et 13; P sera le reste de la division par 30 de 
la quantité 15 -h 54 — 18 —13 = 38, c’est-à-dire 8 ; 

Q est le reste de la division par 7 de 4+ 54 —13 . 
= 45, soit 3. Appliquons maintenant les règles 
analogues à celles qui nous ont servi pour 1886 : 
le reste de la division de 5487 par 19 est 15 dont le 
produit par 19 doit être augmenté, non plus de 23, 
mais de P ou de 8 : la somme 293 divisée par 30 
donne pour le deuxième reste 23 ; en divisant 
5487 par 4 et par 7, on trouve pour restes 3 et 6. On 
ajoute alors le double de 3, le quadruple de 6, 
et Q = 3, au lieu de 4; la somme 33 surpasse le 
deuxième reste de 10 ; en la diminuant de une 
fois 7, le résultat 26 ne dépasse, plus 23 que de 
3 unités; c’est le retard cherché; donc, en 5487, 
Pâques tombera le 26—9 ou le 17 avril. 

Les règles précédentes comportent seulement 
deux exceptions : 1° quand le deuxième reste est 
égal à 29 et le cinquième à 6, le retard calculé 
aurait sa valeur maximum 35 et Pâques serait le 
26avril; on l’avance d'une semaine en le plaçant 
au 19 avril (cette exception se présentera en 1981) : 


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12 


ÉTUDE 


2° quand le deuxième reste est 28, le cinquième 6, 
et le premier un nombre supérieur à 11, on prend 
le 18 avril, au lieu du 25, pour le jour de Pâques 
(cette exception se présentera en 1954); mais si le 
premier reste ne dépasse point 11, comme en 1886, 
on garde la date du 25 avril, qui est réellement 
la plus tardive possible. 


Nous sommes en mesure de déterminer la date 
de Pâques pour une année quelconque ; le problème 
inverse, consistant à chercher les années où 
Pâques tombe à une date donnée, conduit à de 
très-longs calculs, et je ne le traiterai pas. Mais on 
trouvera les résultats relatifs à la période qui nous 
intéresse le plus immédiatement en consultant le 
tableau suivant, qui donne la date de Pâques pour 
toutes les années du XIX 0 et du XX* siècles. 



RETARD. 

DATE DE PAQUES. 

1801 

14 

5 avril. 

1802 

27 

18 avril. 

1803 

19 

10 avril. 

1804 

10 

1. avril. 

1805 

23 

14 avril. 

1806 

15 

6 avril. 

1807 

7 

29 mars. 

1808 

26 

17 avril. 

1809 

11 

2 avril. 

1810 

31 

22 avril. 

1811 

23 

14 avril. 

1812 

7 

29 mars. 

1813 

27 

18 avril. 

1814 

19 

10 avril. 

1815 

4 

26 mars. 

1816 

23 

14 avril. 


ANNÉES. 

RETARD. 

DATE DE PAQUES. 

1817 

15 

6 avril. 

1818 

0 

22 mars. 

4819 

20 

11 avril. 

1820 

11 

2 avril. 

1821 

31 

22 avril. 

1822 

16 

7 avril. 

1823 

8 

30 mars. 

1824 

27 

18 avril. 

1825 

12 

3 avril. 

1826 

4 

26 mars. 

1827 

24 

15 avril. 

1828 

15 

6 avril. 

1829 

28 

19 avril. 

1830 

20 

11 avril. 

1831 

12 

3 avril. 

1332 

31 

22 avril. 


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1833 16 7 avril. 

1834 8 30 mars. 

1836 28 19 avril. 

1836 12 3 avril. 

1837 4 26 mars. 

1838 24 16 avril. 

1839 9 31 mars. 

1840 28 19 avril. 

1841 20 11 avril. 

1842 6 27 mars. 

1843 26 16 avril. 

1844 16 7 avril. 

1846 1 23 mars. 

1846 21 12 avril. 

4847 13 4 avril. 

1848 32 23 avril. 

1849 17 8 avril. 

1860 9 31 mars. 

1861 29 20 avril. 

1862 20 11 avril. 

1863 6 27 mars. 

1864 26 16 avril. 

1866 17 8 avril. 

1866 1 23 mars. 

1867 21 12 avril. 

1868 13 4 avril. 

1869 33 24 avril. 

1860 17 8 avril. 

1861 9 31 mars. 

1862 29 20 avril. 

1863 14 6 avril, 

1864 6 27 mars. 

1866 26 16 avril. 

1866 10 1 avril. 

1867 30 21 avril. 

1868 21 12 avril. 

1869 6 28 mars.. 

1870 26 17 avril. 

1871 18 9 avril. 

1872 9 31 mars. 

1873 22 13 avril. 

1874 14 6 avril. 


1876 6 28 mars. 

1876 26 16 avril 

1877 10 1 avril. 

1878 30 21 avril. 

1879 22 13 avril. 

1880 6 28 mars. 

1881 26 17 avril. 

1882 18 9 avril. 

1883 3 26 mars. 

1884 22 13 avril. 

1886 14 6 avril. 

1886 34 26 avril. 

1887 19 10 avril. 

1888 10 1 avril. 

1889 30 21 avril. 

1890 16 6 avril. 

1891 7 29 mars. 

1892 26 17 avril. 

1893 11 2 avril. 

1894 3 26 mars. 

1896 23 14 avril. 

1896 14 6 avril. 

1897 27 18 avril. 

1898 19 10 avril. 

1899 11 2 avril. 

1900 24 16 avril. 

1901 16 7 avril. 

1902 8 30 mars. 

1903 21 12 avril. 

1904 12 3 avril. 

1906 32 23. avril. 

1906 24 16 avril. 

1907 9 31 mars. 

1908 28 19 avril. 

1909 20 11 avril. 

1910 6 27 mars. 

1911 26 16 avril. 

1912 16 7 avril. 

1913 1 23 mars. 

1914 21 12 avril. 

1916 13 14 avril. 

1916 ’ 32 23 avril. 


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14 


ÉTUDE 


ANNÉES. 

RETARD. 

1917 

17 

1918 

9 

1919 

29 

1920 

13 

1921 

5 

1922 

25 

1923 

10 

1924 

29 

1925 

21 

1926 

13 

1927 

26 

1928 

17 

1929 

9 

1930 

29 

i 1931 

14 

1932 

5 

1933 

25 

1934 

10 

1935 

30 

1936 

21 

1937 

6 

1938 

26 

1939 

18 

1940 

2 

1941 

22 

1942 

14 

1943 

34 

1944 

18 

1945 

10 

1946 

30 

1947 

15 

1948 

6 

1949 

26 

1950 

18 

1951 

3 

1952 

22 

1953 

14 

1954 

34 

1955 

19 

1956 

10 

1957 

30 

1958 

15 


DATE DE PAQUES. 


8 avril. 
31 mars. 
20 avril. 
4- avril. 
27 mars. 

16 avril. 
1 avril. 

20 avril. 
12 avril. 

4 avril. 

17 avril. 

8 avril. 
31 mars. 

20 avril. 

5 avril. 

27 mars. 

16 avril. 
1 avril. 

21 avril. 

12 avril. 

28 mars. 

17 avril. 

9 avril. 

24 mars. 

13 avril. 

5 avril. 

25 avril. 
9 avril. 
1 avril. 

21 avril. 

6 avril. 
28 mars. 

17 avril. 
9 avril. 

25 mars. 
13 avril. 

5 avril. 

18 avril. 
10 avril. 

1 avril. 
21 avril. 

6 avril. 


ANNÉES. 

RETARD. 

1959 

7 

1960 

26 

1961 

11 

1962 

31 

1963 

23 

1964 

7 

1965 

27 

1966 

19 

1967 

4 

1968 

23 

1969 

15 

1970 

7 

1971 

20 

1972 

11 

1973 

31 

1974 

23 

1975 

8 

1976 

27 

1977 

19 

1978 

4 

1979 

24 

1980 

15 

1981 

35 

1982 

20 

1983 

12 

1984 

31 

1985 

16 

1986 

8 

1987 

28 

1988 

12 

1989 

4 

1990 

24 

1991 

9 

1992 

28 

1993 

20 

1994 

12 

1995 

25 

1996 

16 

1997 

8 

1998 

21 

1999 

13 

2000 

32 


DATE DE PAQUES. 


29 mars. 

17 avril. 
2 avril. 

22 avril. 
14 avril. 
29 mars. 

18 avril. 

10 avril. 
26 mars. 
14 avril. 

6 avril. 

29 mars. 

11 avril. 

2 avril. 
22 avril. 

14 avril. 

30 mars. 

18 avril. 

10 avril. 
26 mars. 

15 avril. 

6 avril. 

19 avril. 

11 avril. 

3 avril. 

22 avril. 

7 avril. 

30 mars. 
19 avril. 

3 avril. 
26 mars. 

15 avril. 

31 mars. 
19 avril. 

11 avril. 

3 avril. 

16 avril. 
7 avril. 

30 mars. 

12 avril. 

4 avril. 

23 avril. 


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SUR LA DATE DE LA FÊTE DE PAQUES. 


15 


On peut remarquer que, dans la période consi¬ 
dérée, Pâques tombe une seule fois le 22 mars, 
en 1818 ; une fois le 24 mars, en 1940 ; une fois le 
24 avril, en 1859 ; deux fois le 25 avril, en 1886 et 
1943 ; trois fois le 23 mars, en 1845,1856 et 1913 : 
trois fois le 25 mars, en 1883, 1894 et 1951 ; les 
dates comprises entre le 25 mars et le 24 avril re¬ 
viennent un nombre de fois qui varie de quatre à 
huit inclusivement. Pâques est dans le mois de 
mars pour 45 années, dans le mois d’avril pour les 
155 autres. 

La suite des nombres qui mesurent les retards 
présente quelques traces de périodicité, mais avec 
de très-nombreux écarts; quant à exprimer les 
nombres au moyen d’une fonction entière et de 
degré simple du millésime, on reconnaît que c’est 
impossible, parce que les différences des ordres 
successifs augmentent de plus en plus en valeur 
absolue. 

Nous allons montrer que les formules de Gauss 
traduisent, aussi bien que le permet leur simpli¬ 
cité relative, l’idée qui a présidé à la fixation du 
jour de Pâques : ce jour doit être un dimanche, 
et le premier après la pleine lune qui suit l’équi¬ 
noxe du printemps. Un choix convenable des deux 
nombres dont la somme exprime le retard de 
Pâques sur le 22 mars permet de satisfaire aux 
deux conditions ; on remarquera d’ailleurs que la 
première de ces conditions a seule besoin d’être 
rigoureusement remplie ; la même rigueur n’est 


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16 


ÉTUDE 


pas nécessaire pour la seconde, et elle entraîne¬ 
rait dans la pratique des difficultés excessives, 
grâce à la complication du mouvement du soleil 
et surtout de la lune. Aussi se contente-t-on de 
déterminer approximativement les époques des 
pleines lunes ; on admet que l’équinoxe ait tou¬ 
jours lieu le 20 mars, et que l’intervalle de temps 
qui s’écoule entre deux pleines lunes consécutives 
ait une valeur constante, égale à la moyenne 
de ses valeurs véritables ; cet intervalle est de 
29 Joor *, 530589 et s’appelle une lunaison. En gé¬ 
néral, on commettra une erreur sur le jour de 
la pleine lune, mais cette erreur ne dépassera pas 
deux ou trois jours et sera sans inconvénients. 

Je désignerai par M le millésime de l’année que 
je considère, par r, s, t, les restes de la division de 
M par 19, 4 et 7 ; c’est ce que j’ai appelé le premier, 
le troisième et le quatrième restes; quant au 
deuxième et au cinquième restes, je les représente 
par a et b ; enfin j’appelle A le nombre de jours 
comptés depuis le 22 mars jusqu’au lendemain de 
la pleine lune pascale, B le nombre de'jours 
comptés de ce lendemain jusqu’au dimanche de 
Pâques. Nous allons montrer qu’il est naturel de 
prendre A = a, et ensuite nécessaire de faire B= b. 

La détermination de A est bien simplifiée par 
cette remarque, due à l’athénien Mélon, que 235 
lunaisons équivalent sensiblement à 19 années ; je 
prendrai des années juliennes de 365 jours un 
quart ; j’adopterai provisoirement le calendrier 
julien qui fait bissextiles toutes les années dont 


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SUR LA DATE DE LA FÊTE DE PAQUES. 17 

le millésime est divisible par 4 ; enfin je négligerai 
l’écart, toujours inférieur à un jour, entre le 
commencement de l’année julienne et celui de 
l’année civile. En vertu de ces conventions, du 
théorème de Méton et de l’invariabilité admise 
pour le temps qui s’écoule entre deux pleines 
lunes consécutives, on peut dire que les pleines 
lunes reviennent tous les 19 ans aux mêmes 
dates , et on est amené à partager le temps 
en cycles successifs de 19 années chacun. Nous 
prendrons pour premières années de ces divers 
cycles celles dont les millésimes sont divisibles 
par 19; pour chacune d’elles, la pleine lune pascale 
suivra le 21 mars d’un même nombre de jours, 
que je désigne par p ; en 1805, dont le millésime 
est un multiple de 19, la lune a été pleine le 
13 avril ; nous sommes donc amenés à prendre 
p — 23. 

Remarquons maintenant que 13 lunaisons sur¬ 
passent une année julienne de 18*,648; nous 
dirons 19 jours en nombre rond, puisque nous 
en sommes aux approximations ; si donc, une 
année, la lune est pleine à une certaine date, elle 
le sera 19 jours plus tard l’année suivante, et 
ainsi de suite. On voit que si, au millésime de 
l’année considérée correspond le premier reste r, 
cette année sera la r -|-l lte “ de son cycle, et la lune 
sera pleine 23+ 19 r jours après le 21 mars de 
cette année ; en général, 23 -f-19 r sera supérieur 
à 30, c’est-à-dire sensiblement au nombre des 
jours d’une lunaison; la pleine lune dont il s’agit 

2 


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18 


ÉTUDE 


ne sera pas la pleine lune pascale de notre année; 
mais si on diminue 23 + 19 r d’autant de fois 30 
que cela est possible, le résidu, qui n’est autre 
que le reste a , exprimera en jours le retard sur 
le 21 mars de la pleine lune pascale de l’année ; ce 
sera donc A. 

Il faut bien dire qu’en arrondissant les nombres 
18,648 et 29,53, nous avons sacrifié la rigueur à la 
simplicité des résultats, et l’égalité A — a n’est pas 
établie comme nécessaire, mais seulement comme 
naturelle. Ce qui rend tolérable la double inexac¬ 
titude que nous avons commise, c’est surtout 
qu’on n’en laisse accumuler les effets que pendant 
la période, relativement courte, de 19 ans ; c’est 
aussi que ces effets se contrebalancent en grande 
partie. Nous allons nous rendre compte dans un 
cas particulier, celui où r — 16, de la grandeur de 
l’erreur qu’on peut commettre : nos formules nous 
donnent pour A la valeur 23 -f-19 X 16 — 30 X 10 
= 27 ; en reprenant notre raisonnement, mais 
employant des nombres exacts, on aurait eu 

A = 23 + 18,648 X 16 - 29,531 X 10 = 26,06, 

c’est près d’un jour de moins que la première 
évaluation. 

L’erreur due à l’inexactitude du théorème de 
Méton est bien plus faible que celles que je viens 
de considérer : les 19 années juliennes surpassent 
seulement de O 1 ,0616 les 235 lunaisons du cycle ; 
mais les effets de cette différence s’ajoutent indé- 


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Sl'R LA DATE DE LA VÊTE DE PAQUES. 


1!) 


üniment dans la suite des siècles et finiraient par 
amener un écart inacceptable entre l’époque vraie 
et l’époque supposée des pleines lunes. Quand on 
passe d’un cycle au suivant, la pleine lune d’un 
rang déterminé dans le cycle avance de O 1 ,0616 ; 
au bout de 63 cycles ou 1197 ans, l’avance est de 
S 5 ,88, soit 4 jours pour 1200 ans, 1 jour pour 300 
ans. Pour exprimer le retard de la première pleine 
lune pascale des différents cycles sur le 21 mars, 
on ne doit donc pas prendre un nombre constant 
tel que 23, mais un nombre qui, tout en restant 
entier, diminue d’une unité tous les 300 ans ; une 


expression de la forme H — E 



dans laquelle II 


est un entier fixe, G le nombre de centaines du 
millésime, satisfait à la double condition, et nous 
l’adopterons pour représenter p. 

11 s'agit maintenant de voir comment les résul¬ 
tats se modifient quand on passe du calendrier ju¬ 
lien au calendrier grégorien, qui ne fait plus bis¬ 
sextiles les années centenaires, à moins que leur 
millésime ne soit divisible par 400 : quand on 
passe par une des années qui cessent ainsi d’être 
bissextiles, les dates grégoriennes prennent un 
jour d’avance sur les dates juliennes correspon¬ 
dantes, et, par conséquent,il faut augmenter d’une 
unité la valeur de p qui convient au calendrier 
julien ; on y parviendra en remplaçant, dans 
l’expression adoptée il n’y a qu’un instant, H par 

une quantité de la forme H’ -J-G — E f-j, H’ étant 


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20 


ÉTUDE 


une nouvelle constante; on reconnaît que l’expres¬ 
sion précédente croît d’une unité quand le nombre 
des centaines du millésime croît de la même 
quantité, à moins que ce ne soit pour prendre 


une valeur divisible 


non h oiinual 


ne varie pas. En définitive, p sera égal à 


h . +c _e(§_e(Ç) 


ou plutôt au reste de la division de cette quan¬ 
tité par 30. Pour C = 18, E ^jj = 6, E^j = 4 

et p = 23 ; il s’ensuit H’ = 15 et p n’est autre 
chose que la quantité que j’ai désignée par P ; 
quant à A, c’est le résidu, par rapport à 30, de 

19i -M5 + C-e(5)-e[|, 

ou de 19 r + P, c’est-à-dire la valeur générale 
de a. Nous laissons encore subsister quelques 
causes d’erreur, mais leur effet ne deviendra sen¬ 
sible que dans un temps très-éloigné, quelque dix 
mille ans; il serait peu judicieux de s’en préoc¬ 
cuper. 

Une fois adoptée la valeur A du nombre de jours 
qui s’écoulent depuis le 22 mars de l’année con¬ 
sidérée jusqu’au lendemain de la pleine lune 


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SUR LA DATE DE LA FÊTE DE PAQUES. 21 

pascale, il faut trouver le nombre complémentaire 
B de jours qui s’écoulent depuis ce lendemain 
jusqu’au dimanche suivant ; dans l’évaluation des 
nombres définis comme je viens de le faire ou 
d’une manière analogue, il sera toujours entendu 
que le terme de départ ne compte pas, mais qu'on 
a égard à celui d’arrivée : ainsi nous dirons que 
du dimanche au mardi suivant il s’écoule deux 
jours. Si B était nul, c’est que le lendemain de la 
pleine lune serait lui-même le dimanche cherché. 

On trouve dans l’almanach que le 22 mars 1801 
a été un dimanche; nous allons chercher le 
nombre D de jours qui doivent s’écouler depuis ce 
dimanche jusqu’au A ibme jour après le 22 mars de 
l’année considérée, dont le millésime est M; B sera 
le plus petit des nombres qu’il faut ajouter à D 
pour former un multiple de 7; il sera toujours 
inférieur h 7. Je représenterai d’une manière gé¬ 
nérale par [7] un multiple quelconque de 7 ; ce 
symbole pourra représenter des multiples bien 
différents dans les diverses expressions où il 
figurera. 

Le nombre de jours d’une année commune est 

365 = [7] -4- 1 ; celui d’une année bissextile, 

366 = [7] + 2 ; donc le nombre de jours qui 
s’écoulent du 22 mars 1801 au 22 mars de l’an M 
est un multiple de 7 augmenté du nombre M—1801 
des années écoulées d’une date à l’autre, plus 
encore du nombre de celles de ces années qui sont 
bissextiles. SoitM =4m-fs, s étant le troisième 
reste , et supposons que nous adoptions le calen- 


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oo 


ÉTUDE 


drier julien, ou bien que M reste compris entre 
1800 et 1900; comme 1801 — 4 X 450+ 1, le 
nombre des années bissextiles dont il vient d’être 
question est 450 — m. Si, au nombre des jours 
comptés jusqu’au 22 mars de l’anM, nous ajou¬ 
tons les A jours qui nous mènent au lendemain 
de la pleine lune pascale, nous aurons 

D = [7] + M — 1801 + m - 450 + A, 

ou , en remplaçant 1801 et 450 par [7] + 2, M par 
4 m + s, 

(1) D = [7] + 5m + s — 4 + A. 

Retranchant D du multiple de 7 qui lui est égal 
ou immédiatement supérieur, nous trouverons 

B = [7] + 4 — 5 m — s — A, 

[7] étant ici tel que le second membre soit infé- 
rieur à 7 sans être négatif ; on peut à ce second 
membre ajouter 21m + 7s+7A,à condition de 
retrancher un multiple équivalent de 7, et la va¬ 
leur de B pourra s’écrire, en remarquant que le 
multiple de 7 à retrancher l’emporte nécessaire¬ 
ment sur le multiple additif, 

B = 4 + 16m + 6s+ 6 A — [7] 

= 4 + 2s + 4(4m + *')+6A — f7J; 


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Sl’R LA DATE DE LA FÊTE DE PAQUES. 23 

mais 4m-f- s est de la forme [7] 4 t étant le 
quatrième reste ; en réduisant les multiples de 7, 
il vient 


B =4+ 2s f 4f + 6A —[7]; 

comme B est inférieur à 7, cette égalité exprime 
que B est le résidu par rapport à7de2s+4f 
-J- 6 A + 4 ; c’est précisément ce que nous avons 
appelé le cinquième reste b. On remarquera que 
maintenant nous n’admettons plus d’à peu près, 
parce qu’il faut absolument trouver pour le jour 
de Pâques un dimanche. 

Quand on se sert du calendrier grégorien et que 
M dépasse 1899, il faut diminuer D d’autant d'unités 
qu’il y a, depuis 1801 jusqu’à l’an M, d’années 
centenaires dont le millésime n’est pas divisible 
par 400, puisque ces années ne sont pas bissextiles 
comme dans le calendrier julien ; en se reportant 
à un résultat précédemment obtenu, on trouve 
que le nombre de ces années est 



Si nous retranchons cette quantité du second 
membre de l’équation (1), en réduisant 14avec [7], 
nous aurons pour l’expression générale de D : 

D = [7]+5m + s + A-[4 + C —E^)j, 


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24 


ÉTUDE 


la quantité entre crochets ne diffère que d’un mul¬ 
tiple de 7 de celle que j’ai représentée par Q ; on 
peut donc écrire 

D = [7] + 5ȕ + s + A.-Q, 

et on en conclura, comme ci-dessus , en rempla¬ 
çant 4 par Q, 

(2) B = Q-h2s-j-4* + 6A.-[7]; 

en tenant compte des limites imposées à B, cela 
revient à dire que B est le résidu, par rapport à 7, 
deQ-J-2s4-‘4« + 6A; c’est la valeur de b géné¬ 
ralisée. 

La simplification de calcul que j’ai proposée se 
justifie en ajoutant A aux deux membres de 
l’équation (2) ; le second membre contient alors 
7 A —[7], mais on ne peut savoir a 'priori si la 
somme algébrique de ces deux termes est positive, 
nulle ou négative ; on écrira donc 

A + B = Q + 2s + 4*±[7]: 

les limites imposées à B montrent qu'il faut 
choisir [7] et son signe de façon que le second 
membre soit au moins égal à A, et au plus à A -f- 6 : 
le retard sera exprimé au moyen de la formule 
que j’ai indiquée. 

il reste à expliquer comment on a été conduit à 


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StR LA DATE DE LA FÊTE DE PAQUES. 25 

admettre deux exceptions à la règle générale ; le 
peu de rigueur des calculs à l’aide desquels on a 
déterminé la valeur de A laissait une certaine 
liberté. En premier lieu, on n’a pas accepté pour A 
la valeur 29, qui remet la pleine lune pascale 
au 19 avril, 30 jours après le 20 mars ; en effet 
cette pleine lune est censée la première après 
l’équinoxe du printemps et cet équinoxe peut avoir 
lieu le 20 mars au matin ; dans ce cas, comme la 
lunaison est en réalité de 29 J -, 53, la pleine lune 
pascale aura lieu le 18 avril, 29 jours après le 
20 mars, ou 28 jours après le 21, ce qui revient à 
réduire A d’une unité. Si avec A = 29, on a 
B < 6, c'est qu’il y a un dimanche entre le 19 et 
le 26 avril ; ce sera le premier aussi bien après le 
18 qu’après le 19, et la réduction opérée sur A ne 
change rien à la date de Pâques ; mais si B — U, 
le 26 avril, et aussi le 19, sont des dimanches ; 
mais nous sommes convenus de prendre le 18 et 
non le 19 pour la pleine lune ; le dimanche après 
cette pleine lune devient le 19, et ce sera ce jour- 
là, au lieu du 26, qu’on célébrera la fête de Pâques : 
telle est la première des exceptions signalées. 

Venons à la seconde : j’ai remarqué que la va¬ 
leur adoptée pour A donne pour la pleine lune 
pascale une date trop éloignée ; pour p = 23, 
r = 16, j’ai calculé l’écart, qui était près d’un jour; 
quand p < 12, un calcul identique montrerait que 
l’écart atteint aussi un jour si r > 11 ; on serait 
autorisé à diminuer A d’une unité dès que r sur¬ 
passerait 11 ; on ne le fait que si, en même temps, 


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2(5 ÉTUDE SUR LA DATE DE LA FÊTE DE PAQUES. 


le calcul donne pour A la valeur 28; on verra, 
comme tout à l’heure, que la réduction de A ne 
change la date de Pâques que pour B = 6 ; la fête 
est alors ramenée du 25 au 18 avril. 

En résumé, les raisons qui ont fait avancer la 
date de Pâques ne sont pas toujours valables dans 
les deux cas où on les invoque ; par contre, elles 
pourraient intervenir dans d’autres cas. En éta¬ 
blissant d’une manière générale les deux excep¬ 
tions consacrées et celles-là seulement, on a voulu 
éviter d’inutiles complications, mais aussi s’op¬ 
poser, dans la limite du possible, à ce que la date 
de Pâques atteigne sa limite extrême, si éloignée 
de l’équinoxe du printemps. 


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LES ACCIDENTS 


DE 


CHEMINS DE FER 

Par M. Léon LECORNU 

Ingénieur des Mines 

— .-— - - - — 


AVANT-PROPOS. 

Nous ne sommes plus au temps où les per¬ 
sonnes prudentes s’abstenaient soigneusement de 
voyager en chemin de fer, et où les autres, 
avant d’affronter un pareil danger, commen¬ 
çaient par écrire leur testament. Néanmoins, on 
accuse encore volontiers les grandes compagnies 
de ne pas faire tout ce qui serait désirable pour 
la sécurité des voyageurs, et de s’endormir dans 
leur routine, sans souci du progrès qui doit être 
la loi de toute entreprise humaine. 

Ces accusations n’ont rien de fondé, et elles 
montrent à quel point le public ignore ce qui se 
passe, depuis quelques années, dans le monde 
spécial des chemins de fer. Il nous semble donc 
utile de vulgariser, autant qu’il dépend de nous, 


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28 


LES ACCIDENTS 


une question qui est, dans toute la force du terme, 
une question de viç ou de mort. Laissant de côté 
ces accidents, de beaucoup les plus nombreux, 
qui sont dus à la seule imprudence des victimes, 
et ceux qui ont pour cause la malveillance, 
nous nous bornerons à parler des accidents qui 
engagent directement la responsabilité des com¬ 
pagnies. 


I. CLASSIFICATION DES ACCIDENTS. 

Les services techniques des chemins de fer se 
divisent en trois grandes branches : 1° l’entretien 
et la surveillance de la voie ; 2° le matériel rou¬ 
lant ; 3° l’exploitation, comprenant le service des 
gares. Chacun de ces services peut être, suivant 
les cas, responsable d’un accident. 

Le service de l’entretien et de la surveillance est 
chargé d’assurer le bon état de la voie, le gar¬ 
diennage des passages à niveau, la, solidité des 
clôtures. Les clôtures sont indispensables pour 
écarter les malfaiteurs et surtout les animaux qui 
pourraient s’introduire dans l’enceinte du chemin 
de fer. Un train qui rencontre un bœuf peut le 
couper sans éprouver lui-même de graves domma¬ 
ges ; mais il ne faut pas s’y fier, et le mieux est 
d’avoir partout des clôtures infranchissables. Les 
chemins de fer d’intérêt local sont seuls, de par la 
loi, dispensés de cette obligation. 

Les passages à niveau constituent des interrup¬ 
tions de clôture qu’il est impossible d’éviter. Ces 


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DE CHEMINS DE FEE. 


29 


passages doivent être gardés avec un soin tout 
particulier, par des agents placés en permanence 
et chargés de fermer les barrières en temps utile, 
avant le passage des trains. Pour les trains régu¬ 
liers, la chose est assez aisée ; mais les trains fa¬ 
cultatifs, les machines isolées qui circulent à l’insu 
des gardes-barrières, peuvent causer de graves 
dangers. On est obligé de s’en rapporter à l’appré¬ 
ciation de ces agents, et il faut bien avouer qu’une 
telle garantie est insuffisante. 

Quant au bon état de la voie, il constitue l’un 
des éléments principaux de la sécurité : le moindre 
défautpeut avoir ici des conséquences funestes. 
Les rails doivent présenter une résistance suffi¬ 
sante et être fabriqués avec du fer ou de l’acier de 
première qualité. Les traverses de bois qui les 
supportent doivent être solides et non pourries, 
elles doivent être assises avec soin dans le ballast, 
qui lui-même doit satisfaire à de nombreuses 
conditions, indiquées par la pratique. Quand il 
survient un déraillement en pleine voie, l’état de 
celle-ci est examiné de très-près, non-seulement 
par les représentants de l’État, mais aussi par ceux 
de la Compagnie. Les ingénieurs chargés de l’en¬ 
tretien de la voie tâchent naturellement de dé¬ 
montrer qu’elle était excellente, et que le matériel 
roulant doit seul être mis en cause. Ceux qui ont 
pour mission de veiller au bon état du matériel 
roulant cherchent, de leur côté, à faire retomber 
sur leurs collègues de la voie toute la responsa¬ 
bilité de l’accident. De cette discussion contradic- 


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30 


LES ACCIDENTS 


toire semblerait devoir jaillir la lumière. Malheu¬ 
reusement, à la suite d’un déraillement en pleine 
voie, il y a toujours des rails cassés, des coussi¬ 
nets brisés, des crampons arrachés, des traverses 
démolies. En même temps, les roues de la machine 
et des voitures sont plus ou moins avariées, les 
essieux, plus ou moins faussés. Souvent même le 
train tout entier a fait la culbute au bas d’un rem¬ 
blai ; et, dans ce désordre général, il devient à peu 
près impossible de distinguer la cause de l’effet. 
Il faut être convaincu, d’ailleurs, qu’en pareille 
matière, une circonstance insignifiante en appa¬ 
rence est susceptible d’amener de grands désastres, 
et qu’avec un train lancé à toute vitesse, les rela¬ 
tions de cause à effet se trouvent grandement 
modifiées. Le fait n’est pas rassurant, avouons-le, 
et les voyageurs timorés n’ont pas tout à fait tort 
de se contenter des bons trains omnibus. Néan¬ 
moins, ceux qui se risquent dans les express n’ont 
pas non plus tout à fait tort, car la statistique dé¬ 
montre qu’en somme, avec des voies solides et du 
matériel parfaitement entretenu, les déraillements 
en pleine voie sont chose exceptionnelle. 

Les inondations, les éboulements de tunnels ou 
de tranchées sont des évènements qu’on peut gé¬ 
néralement prévoir et qui n’entraînent, par suite, 
d’autres inconvénients pour les voyageurs que 
celui de se trouver arrêtés en route : ils ne com¬ 
promettent pas, à vrai dire, la sécurité. Il en est 
de même des encombrements par la neige. D’ail¬ 
leurs, dans les pays de plaines, ces encombre- 


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DE CHEMINS DE K Eli. 


31 


menls interceptent rarement la circulation. On 
peut toutefois rappeler la tourmente survenue 
dans la nuit du 4 au 5 décembre 1879, grâce à la¬ 
quelle le train-poste de Paris parvint à Caen à 
6 heures du soir au lieu de 2 heures du matin, 
c'est-à-dire avec 16 heures de retard. 

Pour en finir avec le chapitre de la voie, men¬ 
tionnons encore certains accidents extraordinaires, 
au moins en Europe, comme celui qui survint en 
Écosse, le 28 décembre 1879, trois semaines après 
la tourmente dont il vient d’être question. Ce jour- 
là, à sept heures un quart du soir, pendant une 
effroyable tempête de vent, au moment où l’express 
se rendant d’Édimbourg à Dundee traversait la 
Tay, à 27 mètres de hauteur, sur un pont de trois 
kilomètres de long livré à la circulation depuis un 
an seulement, le pont se rompit et fut en partie 
précipité dans l’abîme, avec la totalité du train. 
Cet accident, qui occasionna la mort de quatre- 
vingts personnes, donna lieu à une grande enquête 
dont les conclusions furent les suivantes : « Ce 
pont a été mal conçu, mal construit et mal entre¬ 
tenu. Sa chute est due à des défauts inhérents à 
sa construction, qui, tôt ou tard, devaient conduire 
à sa destruction. » 

Les variétés d’accidents qui se rapportent à l’état 
du matériel roulant sont presque aussi nombreu¬ 
ses que les pièces diverses dont se composent les 
locomotives et les wagons : leur énumération se¬ 
rait donc aussi longue que fastidieuse. Le plus 
souvent, du reste, leur seul résultat est de faire 


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32 


LES ACCIDENTS 


tomber le train en détresse. Mollement bercé par 
le roulis, vous êtes bien endormi dans un coin de 
votre compartiment. Tout à coup, en rase cam¬ 
pagne, au milieu de la nuit, vous vous apercevez 
que le train s’arrête. Vous vous informez et l’on 
vous apprend qu’un boulon s’est cassé à la ma¬ 
chine, qu’elle se trouve hors de service et qu’il 
va falloir la remplacer. Et vous restez là pendant 
une heure, deux heures, quelquefois plus, tandis 
qu’un piéton court à la station la plus voisine, 
que l’on réveille le chef de gare, que celui-ci fait 
marcher son télégraphe et tâche de réveiller ses 
collègues des autres gares. Enfin, la machine de 
réserve, qui est toujours en feu dans un dépôt, 
arrive sur les lieux, et, s’il ne lui survient pas à 
son tour d’accident, vous finissez bien par attein¬ 
dre le terme de votre voyage. L’aventure est pro¬ 
fondément désagréable, et la seule consolation 
qu’on puisse offrir aux voyageurs, c’est de les as¬ 
surer que si la moindre faute est reconnue impu¬ 
table au mécanicien, si l’organe avarié montre 
des traces de cassure ancienne qui n’ont pas été 
aperçues en temps utile, le malheureux agent ne 
s’en tire pas à moins de 10 ou 20 fr. d’amende. 

Les détresses ordinaires ne présentent aucune 
espèce de danger, pourvu que le train arrêté en 
pleine voie soit protégé suivant les règles. Cer¬ 
taines avaries de matériel sont plus graves à cause 
des accidents de personnes qui peuvent en résul¬ 
ter : telles sont les explosions de chaudières et les 
ruptures de bandages ou d’essieux. Les explosions 


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DE CHEMINS DE FER. 


33 


sont devenues tout à fait exceptionnelles, malgré 
la haute pression de la vapeur, à cause de l’excel¬ 
lente construction des chaudières, à cause du soin 
avec lequel les machines sont constamment sur¬ 
veillées et entretenues, à cause aussi du bon fonc¬ 
tionnement des appareils de sûreté : soupapes, 
manomètres, niveaux d’eau, etc. 

A l’encontre des maîtres de danse, les construc¬ 
teurs de locomotives ont trouvé l’art de ne pas 
sauter. 

La vapeur est réellement subjuguée, elle se fait 
l’esclave docile de l’homme et, comme l’a si bien 
dit le poëte de Goutances, M. Paul Blier (1) : 

Cette ardente vapeur, l’homme à son char l’attelle, 

Il supprime l’espace et le temps avec elle ; 

Et, sur l’hippogriffe d’acier, 

Libre et fier il parcourt son sentier métallique 
D’un élan que jamais, dans le stade olympique, 
N’égalèrent char ni coursier. 

Les ruptures d’essieux et de bandages deviennent 
aussi de plus èn plus rares, à mesure que se per¬ 
fectionnent les procédés de fabrication, et àmesure 
que les épreuves de réception deviennent plùs 
sévères. 

C’est la rupture d’essieu d’une locomotive qui 
occasionna le légendaire accident de la rive gauche. 
Cette catastrophe, survenue le 8 mai 1842, a l’im¬ 
portance d’un fait historique, puisque l’amiral 


(1) Bulletin de la Société Linnéenne de Normandie , 1880 : 
a La poésie de la science. » 


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LES ACCIDENTS 


Dumont-d’Urville, la gloire de Condé-sur-Noireau, 
après avoir fait plusieurs fois le tour du monde, 
après avoir découvert la Vénus de Milo et le con¬ 
tinent du pôle sud, vint y trouver, avec sa femme 
et son fils, la plus aifreuse des morts. Les wagons, 
culbutés sur les deux machines du train par l’effet 
d’une vitesse exagérée, formèrent bientôt un im¬ 
mense brasier, duquel on retira 55 morts et i09 
blessés. Le corps de l’amiral était tellement cal¬ 
ciné que le développement extraordinaire du crâne 
permit seul de le reconnaître. 

Une circonstance particulière contribua, avec 
l’excès de vitesse, à la gravité de cette catastro¬ 
phe. A cette époque, on enfermait à clef les 
voyageurs dans les voitures pour les empêcher 
de descendre pendant la marche, et on n’ouvrait 
la porte qu’aux stations. Les wagons ayant pris 
feu, s’étant empilés les uns sur les autres, il fut 
impossible aux malheureuses victimes, empri¬ 
sonnées de cette façon, d’échapper à leur sort. De¬ 
puis cette époque, l’usage d’enfermer à clef les 
voyageurs a disparu des chemins de fer français. 
Mais, dans d’autres pays, en Angleterre notam¬ 
ment, les portières sont encore fermées à clef, au 
moins du côté de la contre-voie. 

Les grands accidents provoquent toujours les 
grandes réformes. A la suite de la catastrophe de 
1842, une commission, dite des accidents, fut créée 
par le ministre pour rechercher les causes de cet 
évènement et les moyens de prévenir le retour 
de semblables malheurs. Ce fut le point de départ 


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DE CHEMINS DE FER. 


35 


d'une longue enquête qui aboutit à la loi de 1845 
et à l’ordonnance de 1846 sur la police, la sûreté 
et l’exploitation des chemins de fer. Cette loi et 
cette ordonnance nous régissent encore aujour¬ 
d’hui, leur texte est affiché dans toutes les gares. 
Il est fort remarquable qu’à une époque où les 
chemins de fer étaient encore si peu connus, on 
ait réussi à constituer un ensemble de règles aussi 
satisfaisant. 

La sécurité d’un train en marche repose avant 
tout sur le mécanicien. Celui-ci ne doit pas seule¬ 
ment veiller au bon état du matériel et maintenir 
la vitesse de marche dans les limites réglemen¬ 
taires, il doit rester debout, avoir l'œil ouvert sur 
les signaux de toute nature qui peuvent lui être 
faits. Il doit, comme le marin, avoir bonne vue et 
distinguer nettement, de loin, non-seulement la 
forme, mais encore la couleur des signaux. Le dal¬ 
tonisme, cette affection de la vue qui empêche la 
perception de certaines couleurs, le rouge princi¬ 
palement, est une maladie plus fréquente qu’on 
ne le supposait autrefois. On trouve, en moyenne, 
un individu sur soixante-quinze ne possédant pas 
la notion du rouge, et pour lequel, ainsi que le 
disait Arago, les cerises ne sont jamais mûres. 
Aussi les Compagnies se préoccupent-elles au¬ 
jourd’hui, avec juste raison, de refuser les candi¬ 
dats mécaniciens affectés de cette infirmité. 

Le brouillard, qui aveugle les plus clairvoyants, 
est l’un des dangers les plus graves que rencontre 
la circulation des trains, d’autant plus que le 


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LES ACCIDENTS 


brouillard rend généralement les rails glissants et 
s’oppose ainsi à la rapidité de l’arrêt. En cas de 
brouillard, les signaux sont accompagnés de pé¬ 
tards posés sur la voie ; mais cette précaution n’est 
pas toujours suffisante, et l’accident survenu, il y 
a quelques années, à Clichy-Levallois, entre Paris 
et Asnières, montre qu'en pareil cas les mouve¬ 
ments ne sauraient s’effectuer avec trop de pru¬ 
dence. 

Un danger terrible est celui qui résulterait de 
l’aliénation subite du mécanicien ou simplement 
de son état d’ivresse. Le fait n’est malheureuse¬ 
ment pas sans exemple, et il serait à désirer que le 
mécanicien prît toujours modèle sur sa machine, 
laquelle ne boit que de l’eau et ne se chauffe 
qu’avec du charbon. 

Il y a, il est vrai, un palliatif dans la présence 
du chauffeur qui accompagne toujours le mécani¬ 
cien et qui, aux termes du règlement, doit être 
capable d’arrêter la machine. Mais le chauffeur 
peut être lui-même pris de boisson, ou bien, dans 
sa lutte désespérée contre son camarade, il peut ne 
pas se trouver le plus fort. Nous indiquerons 
bientôt les nouvelles et importantes garanties of¬ 
fertes, sous ce rapport, au public. 

Quelquefois aussi, on a vu une machine dont le 
mécanicien et le chauffeur s’étaient éloignés un 
instant, pendant le stationnement, se mettre sou¬ 
dain en marche. Le fait peut être occasionné, par 
exemple, par la maladresse d’un agent ignorant 
qui, malgré la plus expresse défense, se serait 


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DE CHEMINS DE FER. 


37 


avisé de toucher au mécanisme. Et alors, cette 
locomotive s’élance comme un animal furieux, 
aussi puissant à lui seul qu’une charge de cava¬ 
lerie, capable de renverser tous les obstacles. Le 
seul remède, en pareil cas, est d’aviser par télé¬ 
graphe la gare vers laquelle se précipite la ma¬ 
chine. Cette gare la dirige, par une manœuvre 
d’aiguilles, vers une voie secondaire où elle va se 
briser, sans occasionner d’autres dégâts, pourvu, 
bien entendu, qu’elle n’ait pas rencontré d’autres 
trains sur son parcours. C’est principalement pour 
éviter de pareils dangers qu’il est interdit au mé¬ 
canicien et au chauffeur de jamais quitter en 
même temps la machine. 

Des wagons isolés peuvent aussi se mettre en 
mouvement sur les voies principales, au risque 
de produire des collisions. On les appelle, dans Je 
langage du métier, des wagons en dérive. Ce sont, 
par exemple, des wagons détachés d’un train par 
une rupture d’attelage ou bien mis en mouvement 
par le vent à l'origine d’üne pente sur laquelle la 
vitesse va constamment en s’accélérant. Si la pente 
n’est pas trop longue, les wagons ne tardent pas à 
s’arrêter. Sinon on opère avec eux comme pour la 
locomotive déchaînée. On peut aussi se mettre à 
leur poursuite avec une locomotive qui ne tarde 
pas à les rattraper, les accoste avec précaution et 
les ramène en gare. 

Nous arrivons aux accidents provenant du seul 
fait de l’exploitation. Les plus ordinaires sont dus 
à de fausses manœuvres d’aiguilles. Une aiguille 


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38 


LES ACCIDENTS 


de chemin de fer est cet appareil ingénieux, mais 
délicat, qui permet de faire passer un train d’une 
voie sur une autre. Les deux voies qui se réunis¬ 
sent en une seule figurent, avec le tronçon com¬ 
mun, une sorte d’Y, dont le point central est 
occupé par l’aiguille. Si le train vient du tronçon 
commun, il aborde l’aiguille par la pointe ; s’il vient 
de l’une des deux branches, il l’aborde par le talon. 
Ce dernier cas me présente aucun danger ; quelle 
que soit la position de l’aiguille, le train oblige 
celle-ci à lui ouvrir le passage. Si, au contraire, 
l’aiguille est abordée par la pointe sans être suffi¬ 
samment maintenue, le train fait deux voies, c’est- 
à-dire qu’une partie des véhicules va à droite, l’au¬ 
tre à gauche, et un déraillement devient inévitable. 

Il est donc essentiel que l’aiguille soit fixée dans 
la position requise, soit au moyen d’un contre¬ 
poids, soit au moyen d’un levier sur lequel appuie 
l’aiguilleur. Dans ce dernier cas, il est rigoureuse¬ 
ment prescrit à l’aiguilleur de ne jamais changer 
la position de l’aiguille pendant qu’elle est enga¬ 
gée , lors même qu’il s’apercevrait tout à coup 
d’une erreur de direction. En réalité cette sage 
prescription est parfois violée , soit que l’ai¬ 
guilleur perde la tête, soit que sa main faiblisse 
malgré lui : bref, les déraillements sur les aiguil¬ 
les sont assez fréquents. Heureusement ils n’en¬ 
traînent guère de danger pour les voyageurs à 
cause de la faible vitesse que possèdent les trains 
au passage de ces points difficiles ; leur plus 
grand inconvénient est d’obstruer les voies prin- 


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DE CHEMINS DE FER* 


39 


cipales, et d’interrompre ainsi, pendant quelque 
temps, la circulation. Quant aux erreurs de direc¬ 
tion commises par les aiguilleurs, elles peuvent 
amener des collisions désastreuses : raison de plus 
pour que les aiguilles prises en pointe soient tou¬ 
jours abordées avec une vitesse réduite. Hâtons- 
nous d’ajouter que les hommes de choix, chargés 
de ce service, ne sont guère exposés à de pareilles 
méprises. 

Les erreurs de signaux peuvent, comme les er¬ 
reurs d’aiguille, donner lieu à des collisions. Il 
existe dans l’exploitation des chemins de fer une 
très-grande variété de signaux. La description des 
signaux français suffit à remplir un volume in-8* 
de 650 pages auquel nous devons renvoyer (1). 

Les manœuvres de gare s’effectuent toujours 
sous la protection de certains signaux qui doivent 
être tournés à l’arrêt en temps utile, et la posi¬ 
tion des signaux avancés, qui ne peuvent être 
aperçus de la gare, est contrôlée au moyen de 
sonneries électriques. Il arrive rarement que les 
signaux ne soient pas convenablement faits. On 
peut craindre, la nuit, que la lampe d’un signal 
avancé ne se trouve éteinte à l’insu des agents ; 
mais le fait ne se présente guère dans la pratique. 

Tout employé, quel que soit son grade, doit 
obéissance passive aux signaux ; c’est la première 
règle de discipline en matière de chemins de fer. 
La seconde est qu’à toute heure, les dispositions 

(1) Brame et Aguillon, Étude sur le» signaux, Dunod, 1883. 


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40 


DES ACCIDENTS 


doivent être prises comme si un train était at¬ 
tendu. 

De toutes les fautes imputables au personnel 
des gares, les plus graves sont celles dont la res¬ 
ponsabilité retombe sur le chef de gare lui-même, 
chargé de donner aux trains l’ordre du départ. 
Lorsqu’une ligne est exploitée à voie unique, une 
erreur, une distraction du chef de gare peut avoir 
pour elfet de lancer l’un contre l’autre deux trains 
marchant en sens contraire. Les vitesses s’ajoutent 
alors pour produire un choc dont rien n’atténue la 
violence. La catastrophe survenue le 15 août 1879, 
entre Fiers et Montsecret (ligne de Paris à Gran¬ 
ville), était un accident de ce genre. 

Cet accident de Fiers, qui coûta la vie à une 
dizaine de personnes, eut du moins, comme celui 
de 1842, des conséquences utiles pour l’avenir. Dix 
jours après, le ministre des Travaux publics, qui 
exerce vis-à-vis des Compagnies le contrôle tout 
puissant de l’État, instituait une commission char¬ 
gée d’une enquête sur les conditions de sécurité 
des voyages en chemin de fer. Un an plus tard, 
une circulaire ministérielle imposait aux Compa¬ 
gnies tout un ensemble de mesurés de sécurité. 
En 1881 et 1882, de nouvelles circulaires vinrent 
compléter ou confirmer la première, et les admi¬ 
nistrateurs des Compagnies, comprenant toute la 
gravité de la question, s’empressèrent de se mettre 
à l’œuvre. Nous voudrions esquisser maintenant 
les résultats de ce grand mouvement. Les exem¬ 
ples que nous citerons seront) pour la plupart) 


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DE CHEMINS DE FEE. 


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empruntés à la Compagnie de l'Ouest, parce que 
c’est elle qui dessert la Normandie, et aussi parce 
que, dans ces questions de sécurité, elle se montre 
toujours, nous sommes heureux de le reconnaître 
ici, l’une des Compagnies le plus résolûment pro¬ 
gressives. 


II. — MESURES DE SÉCURITÉ. 

Un perfectionnement capital a été réalisé par 
l’adoption des freins continus, qui nous viennent 
en droite ligne d’Amérique. Jadis, pour faire ar¬ 
rêter le train, le mécanicien, après avoir supprimé 
l’action motrice de la vapeur, donnait un coup de 
sifflet particulier. A ce signal, les conducteurs, pla¬ 
cés dans les postes de vigie, tournaient la mani¬ 
velle de leurs freins, disposés à peu près comme 
ceux d’une voiture ordinaire, manœuvre longue et 
peu active pendant laquelle le train parcourait, en 
se ralentissant, un espace considérable. Il fallait, en 
effet, plusieurs secondes pour serrer les freins, et, 
lorsque ceux-ci étaient serrés à fond, leur résis¬ 
tance était insuffisante, parce qu'ils n’agissaient 
que sur un petit nombre de roues. Aujourd’hui, 
le mécanicien n’a besoin d’aucun aide : par une 
simple manœuvre de robinet, il met en mouve¬ 
ment l’air comprimé qui remplit un tuyau disposé 
dans toute la longueur du train. Aussitôt, sous 
chaque voiture, l’air vient presser un piston qui 
serre les freins avec énergie; en un clin d'œil, 
toutes les roues sont enrayées. On voit sans peine 


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42 


LES ACCIDENTS 


quelle sécurité en résulte pour les voyageurs. Un 
obstacle apparaît-il à l’improviste, devant le train 
lancé à toute vitesse ? Le mécanicien pousse un 
levier,et aussitôt toute la masse du train se trouve 
retenue par une puissance formidable. Tandis 
qu’avec les freins ordinaires 800 mètres et plus 
étaient nécessaires pour l’arrêt, 200 mètres suffi¬ 
sent à présent. Mais, dira-t-on, ne pourrait-on 
faire encore mieux ? Ne serait-il pas possible d’ob¬ 
tenir l’arrêt absolu, instantané? Eh bien ! non, les 
principes de mécanique s’y opposent, et d’ailleurs, 
lors même qu’un pareil résultat serait réalisable, il 
faudrait tout faire pour l’éviter. Sa conséquence la 
plus claire serait, en effet, de projeter violemment 
chaque voyageur tourné la tête en avant contre la 
paroi placée en face de lui, et de lui briser le crâne. 

Les freins continus ont encore d’autres avan¬ 
tages presque aussi importants. Tous les conduc¬ 
teurs ont sous la main un robinet qui leur permet, 
en cas d’urgence, d’arrêter eux-mêmes le train. 
Dès-lors, les voyageurs ne sont plus à la merci 
d’un mécanicien qui peut soudain perdre la rai¬ 
son ou franchir, à son insu, un signal mis à l’arrêt. 
11 n’y a plus à craindre non plus qu’un wagon 
prenne feu sans que le mécanicien s’en aperçoive ; 
il suffit que l’incendie soit découvert par l’un des 
agents. Enfin, d’ingénieuses dispositions, imagi¬ 
nées par l’inventeur des freins à air comprimé, 
M. Westinghouse, ont permis de rendre ces freins 
automatiques : cela veut dire qu’en cas de rup¬ 
ture d’attelage, les freins agissent d’eux-mêmes, 


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de chemins de feb. 


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obligeant les deux parties du train à s’arrêter im¬ 
médiatement. L’avantage est surtout précieux à la 
montée des longues rampes, sur lesquelles la 
queue du train ne pourrait plus, comme autrefois, 
se détacher et s’en aller à la dérive. 

Les freins continus ne sont encore appliqués 
qu’aux trains express. Il est à souhaiter que leur 
emploi soit étendu à tous les trains de voyageurs. 

La Compagnie de l’Ouest a demandé à l’air 
comprimé un dernier service. Chaque voiture des 
trains express a été pourvue d’un signal d’alarme 
dont voici en deux mots le mécanisme. Un voya¬ 
geur s’aperçoit-il que son wagon prend feu, qu’un 
essieu est brisé, ou bien encore qu’un voisin en 
veut à sa bourse ou à sa vie? il lui suffit de tirer 
sur la poignée fixée au plafond, près de la lan¬ 
terne. Cette manœuvre fait jouer un sifflet d’a¬ 
larme placé sur la locomotive ; le mécanicien, 
ainsi averti, prévient le conducteur par deux coups 
d’un timbre spécial, et celui-ci recherche la cause 
de l’alarme. 

Voilà donc une garantie fort précieuse ofi'erte 
aux voyageurs. Mais surtout que ceux-ci n’aillent 
pas tenter l’expérience sans nécessité, elle pourrait 
leur coûter cher; car la poignée, une fois tirée, ne 
pourrait plus être remise en place ; elle resterait 
pendante, pour indiquer au conducteur la voiture 
d’où l’appel est venu et les mauvais plaisants se¬ 
raient exposés à tous les désagréments d’un pro¬ 
cès-verbal avec ses conséquences. 

Les appareils fixes ont été l’objet de perfection- 


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LES ACCIDENTS 


nements tout aussi remarquables que ceux du 
matériel roulant. Lorqu'il s’agit de protéger, par 
un système de signaux, une grande gare à laquelle 
aboutissent de nombreuses directions de lignes, ou 
simplement un point de bifurcation important, le 
système de signaux doit être étudié de manière à 
empêcher toute manœuvre dangereuse, et l’on 
conçoit que ce n’est pas chose facile. Le nombre 
des cas différents qui peuvent se présenter est, en 
effet, très-considérable, et chacun d’eux exige une 
disposition particulière des aiguilles et des signaux. 
Pour peu qu’il y ait quatre ou cinq lignes conver¬ 
gentes, cette étude finit par dégénérer en casse- 
tête. Les spécialistes parviennent cependant à s’en 
tirer et ils résument leur travail dans un petit 
livre, propre à chaque gare, qu’on pourrait appeler 
l’évangile des aiguilleurs ; on l’appelle plus mo¬ 
destement la consigne. Cette consigne , il est 
inutile de le dire, doit être observée avec une ri¬ 
gueur toute militaire. Mais hélas ! les aiguilleurs 
ne sont pas infaillibles. Et comment espérer que 
l’agent chargé d’appliquer un règlement aussi 
compliqué ne fera jamais de fausses manœuvres ? 

La difficulté a été vaincue, grâce à une idée 
que nous oserions presque qualifier d’idée de 
génie, car elle est simple comme toute idée de 
génie, et qui constitue le principe des enclenche¬ 
ments. L’invention fut faite, il y a trente ans, par 
M. Yignier, employé de la Compagnie de l’Ouest, 
et celle-ci eut l’honneur de le mettre la première 
en pratique. Mais, comme il arrive pour beaucoup 


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DE CHEMINS HE FER. 


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d’inventions, on n’en saisit pas dès le début l’im¬ 
mense portée, et c’est seulement de nos jours 
qu’elle est devenue d’une application universelle. 
Les enclenchements sont des liaisons mécaniques 
établies entre les aiguilles et les signaux, de ma¬ 
nière à faire en sorte que toute combinaison dan¬ 
gereuse soit rendue matériellement impossible. 
Ainsi, un train venant de Bayeux et arrivant à 
Caen, au poste de la prairie, trouve devant lui un 
signal d’arrêt. Or, ce signal ne peut être effacé 
sans que les autres signaux soient tournés à 
l’arrêt, de façon à arrêter les trains qui vien¬ 
draient soit de Fiers, soit de Caen, soit de l’em¬ 
branchement de Courseulles et qui pourraient 
rencontrer le premier ; sans que, de plus, toutes 
les aiguilles soient disposées dans la direction 
voulue. Entrez dans l’une de ces cabines d’obser¬ 
vation où se tiennent les aiguilleurs, vous y verrez 
une sorte de clavier formé par des leviers qui ser¬ 
vent à manœuvrer, ceux-ci les aiguilles, ceux-là 
les signaux de protection. Le nombre de ces le¬ 
viers s’élève parfois à cent et même davantage. 
Amusez-vous, si le gardien vous le permet, ce qui 
est au moins douteux, à déranger au hasard la 
position de ces leviers. Les uns obéiront à la pres¬ 
sion de votre main, les autres résisteront par le 
fait d’enclenchements invisibles. Supposez main¬ 
tenant que de tous les côtés, de dix lignes, de 
vingt lignes si vous le voulez, aboutissant au poste 
que vous occupez, surgissent des trains se croisant 
en tous sens et à toute vitesse, votre fantaisie aura 


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LES ACCIDENTS 


jeté dans le service une perturbation profonde ; elle 
aura paralysé hors de propos la plupart des mouve¬ 
ments ; mais elle ne fera pas naître de collisions. 

Quant à expliquer au prix de quels tours de 
force mécaniques, au prix de quel enchevêtrement 
de tiges et de verrous un pareil résultat est ob¬ 
tenu , nous devons absolument y renoncer ; mais 
nous devons faire remarquer qu’il n’est plus pos¬ 
sible, en pareil cas, de se placer auprès de chaque 
aiguille pour en faire la manœuvre. Tout doit se 
passer dans la cabine de l’aiguilleur, et il faut 
pour cela que les aiguilles soient manœuvrées 
à des distances qui peuvent atteindre plusieurs 
centaines de mètres. On se sert, à cet effet, de 
longues tiges articulées, qui fonctionnent à peu 
près comme des mouvements de sonnette. Ces 
appareils, à condition d’être convenablement en¬ 
tretenus , donnent des résultats excellents ; néan¬ 
moins, ils sont de nature à faire naître une 
nouvelle inquiétude. Car enfin, lorsque l’aiguilleur 
est auprès de l’aiguille, il s’assure, de ses propres 
yeux, qu’elle est bien placée et qu’elle ne reste pas 
à moitié entrebâillée. A 3 ou 400 mètres de dis¬ 
tance , l’aiguilleur ne voit plus rien et n’est plus 
averti des déraillements possibles. Heureusement, 
on a paré à ce danger par divers moyens, entre 
autres par l’emploi des contrôleurs d'aiguilles. Ces 
appareils consistent essentiellement dans une 
sonnerie électrique, qui fait entendre son tinte¬ 
ment tant que la pointe d’aiguille n’est pas rigou¬ 
reusement appliquée contre le rail. Des leviers 


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DE CHEMINS DE FER. 


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spéciaux permettent, en outre, de verrouiller l’ai¬ 
guille dans la position voulue. 

Une chose manque encore pour que la sécurité 
soit complète. Les signaux sont des obstacles 
purement moraux ; ils agissent uniquement sur 
l’esprit du mécanicien. Ici encore, nous nous 
trouvons en présence de la faiblesse humaine, et 
il importerait de s’en affranchir. Des essais ont 
été faits dans ce but : on a imaginé ce qu’on 
appelle , dans le langage du métier, un crocodile . 
C’est un appareil ressemblant, assez vaguement 
du reste, à ce genre d’animal, placé au milieu 
de la voie, à peu de distance du signal. Un balai 
métallique porté par la locomotive caresse , en 
passant, le dos de l’animal. Si le signal est ouvert, 
rien ne se produit. S’il est fermé, un courant 
électrique s’élance dans le balai métallique et va 
manœuvrer les freins continus : le train s’arrête 
donc immédiatement, sans aucune intervention 
des agents. Ce dispositif ingénieux n’est pas encore 
entré dans la pratique courante ; d’ailleurs, le 
danger auquel il s’adresse est réellement minime. 

Nous venons de citer un appareil placé sur la 
voie et agissant, à un moment donné, sur le train 
en mouvement. Inversement, il existe des sys¬ 
tèmes dans lesquels le train, en passant, presse 
une pédale et fait ainsi marcher une sonnerie qui 
avertit de son arrivée soit une gare, soit un pas¬ 
sage à niveau important. On a pu également, au 
moyen de pédales manœuvrées de la même façon, 
faire en sorte qu’un train, au moment d’aborder 


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LES ACCIDENTS 


une aiguille, la manœuvre lui-même, de façon à 
empêcher le déraillement, ou bien encore qu’un 
train, après avoir franchi un signal, le tourne lui- 
même à l’arrêt. Un autre appareil, basé sur le 
même principe, est désigné vulgairement sous le 
nom de mouchard (1). C’est, en effet, un agent de 
police secrète, destiné à faire savoir, après coup, 
si le mécanicien n’a pas marché trop vite. La loco¬ 
motive presse une première pédale, qui permet à 
une sorte d’horloge de se mettre en mouvement 
sous l’action d’un poids. Le mouvement s’arrête 
lorsque la locomotive rencontre une seconde pé¬ 
dale, placée, par exemple, cent mètres plus loin. 
Il est bien clair que plus le train va vite, moins 
l’horloge a marché longtemps, et l’on sait, par 
suite, d’une manière indiscutable, quelle était la 
vitesse de marche. Ces appareils peuvent être 
utiles sur les longues pentes, que les mécaniciens 
sont portés à parcourir trop vite, parce que, de 
cette façon, ils gagnent du temps sans brûler de 
charbon. En réalité, la présence du mouchard est 
bien vite éventée ; mais ce n’est pas un mal, au 
contraire, carie mécanicien,se sachant surveillé, 
évite avec soin de se mettre en faute; de répressive, 
la surveillance devient préventive. 

Les applications de l’électricité que nous avons 
rencontrées jusqu'ici sont bien secondaires ; elles 
donneraient à elles seules une faible idée du rôle 
que joue et que jouera de plus en plus ce mer¬ 


ci) Le nom technique est dromoscope. 


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DE CHEMINS DE FER. 


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veilleux agent dans l’exploitation des chemins de 
fer. L’Exposition d’électricité de Paris, en 1881, 
ne présentait pas moins de soixante-quatre appa¬ 
reils électriques pour la sécurité des chemins de 
fer. 

« Sans attribuer, écrivait à cette occasion, en 
1882, le Ministre des Travaux publics aux Compa¬ 
gnies, sans attribuer à l’électricité, dans l’exploi¬ 
tation de nos voies ferrées, une prépondérance 
exclusive, il faut lui accorder largement la part 
que la science moderne lui assigne déjà, et s’en 
servir comme d’un auxiliaire puissant, éminem¬ 
ment propre à seconder l’action intelligente de 
l’homme, à le préserver des défaillances et des 
oublis, et à réparer autant que possible, dans cer¬ 
tains cas, la faute qu’il aurait pu commettre. » 

Tout le monde sait que, grâce à l’électricité, les 
chefs de gare, communiquant à grande distance, 
peuvent se concerter pour toutes les mesures de 
sécurité, demander au besoin les machines de se¬ 
cours, s’avertir des dangers de toute nature. On 
peut dire hardiment que, sans l’électricité, l’exploi¬ 
tation régulière des chemins de fer serait chose 
impossible, et l’on ne s’en aperçoit que trop lors¬ 
qu’il arrive un dérangement quelconque des ap¬ 
pareils télégraphiques. Cependant ceux-ci sont évi¬ 
demment appelés à céder, un jour ou l’autre, une 
partie de leur rôle aux appareils téléphoniques, 
qui commencent déjà à faire leur apparition dans 
quelques haltes. La téléphonie est à la télégraphie 
ce que la conversation ordinaire est à celle de 

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LES ACCIDENTS 


deux sourd-muets ; elle est beaucoup plus com¬ 
mode et plus rapide. Mais, à cette transformation 
prévue, l'électricité ne perdra rien ; on n’ignore 
pas, en effet, que le ül téléphonique ne transmet 
pas le son. Au point de départ, le son est trans¬ 
formé en courant électrique ; celui-ci parcourt seul 
le circuit métallique, puis, en traversant le télé¬ 
phone du point d’arrivée, reprend la forme de son, 
exemple de ces métamorphoses merveilleuses que 
la science moderne nous a rendues familières. 

C’est beaucoup, sans doute, de faire communi¬ 
quer entre eux les chefs de gare ; mais ce n’est 
pas encore assez. Rappelons ce qui s’est passé à 
Fiers en 1879. A peine le chef de gare a-t-il donné 
à un train de plaisir l’ordre de départ, qu’il se 
rappelle l’arrivée, dûment annoncée, d’un train de 
marchandises. Ce train a déjà quitté la gare voi¬ 
sine de Montsecret, il se dirige sur Fiers, et, 
comme la voie est unique, une collision est inévi¬ 
table. S’il y avait eu un moyen quelconque d’aver¬ 
tir les gardes-barrières échelonnés sur le parcours, 
les quelques minutes écoulées entre l’ordre fatal 
et la catastrophe n’eussent pas été perdues en 
angoisses stériles ; mais ce moyen faisait alors 
complètement défaut. Aujourd’hui, le moyen 
existe. Sur toutes les voies uniques un peu fré¬ 
quentées, des cloches électriques de forte dimen¬ 
sion, grosses à peu près comme des cloches à 
melon, sont placées au voisinage des gares et des 
maisons de gardes-barrières. On les appelle les 
cloches allemandes , parce que les Allemands nous 


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DE CHEMINS DE FEE. 


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ont donné l’exemple de leur emploi, et il faut 
avouer que, cette fois, ils nous ont rendu service. 
Supposons, pour fixer les idées, qu’un train soit 
sur le point de quitter la gare de Bayeux pour 
aller à celle d’Audrieu. Le chef de gare de Bayeux 
presse un bouton et sonne trois fois deux coups. 
C’est le signal convenu pour annoncer le départ 
d’un train montant, c’est-à-dire d’un train qui se 
dirige vers Paris. La sonnerie se répète bruyam¬ 
ment à Audrieu et à tous les postes intermédiai¬ 
res ; tout le monde est averti, et tous les gardes 
ferment leurs barrières en temps utile. Inverse¬ 
ment, si un train part d’Audrieu pour se rendre à 
Bayeux, le chef de gare d’Audrieu sonne trois fois 
trois coups, et tout le monde sait, jusqu’à Bayeux, 
qu’un train va circuler dans le sens descendant, 
c’est-à-dire d’Audrieu vers Bayeux. Supposons 
maintenant qu’après avoir été averti par la gare 
de Bayeux du départ d’un train montant, le chef 
de gare d’Audrieu, par erreur ou par distraction, 
annonce le départ d’un train descendant : les deux 
sonneries contradictoires vont avertir tous les gar¬ 
des-barrières du danger qui se prépare ; dans ce 
cas, tous ont l’ordre formel de placer des pétards 
sur la voie et d’arrêter tout mouvement jusqu’à 
ce que l’entente soit rétablie. Les cloches servent 
aussi dans le cas ou un garde s’aperçoit de toute 
autre cause de danger qu’il est impossible de faire 
disparaître en temps utile, telle que wagons en 
dérive, rails cassés, animaux circulant sur la voie, 
etc. A cet effet, chaque garde a la possibilité de 


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LES ACCIDENTS 


mettre en mouvement toutes les sonneries et de 
faire entendre un tintement spécial qui signifie : 
arrêtez tout. La circulation ne peut être reprise 
qu’après une entente des gares et avec l’assurance 
que le danger a cessé d’exister. 

Celte communication permanente entre les 
agents des gares et ceux de la voie est donc sus¬ 
ceptible de rendre les plus grands services. Mais, 
comme elle exige une installation assez coûteuse, 
on s’est borné, quant à présent, à l’organiser sur 
les voies uniques fréquentées chaque jour par six 
trains au moins dans chaque sens, et, pour les 
lignes moins importantes, on a cherché quelque 
chose de plus simple. Cette fois, c’est aux Anglais 
qu’on a fait emprunt, et l’on a adopté le système 
du bâton-pilote. Nous allons reconnaître dans 
cette invention le sens éminemment pratique de 
nos voisins. 

Le point de départ de l’emploi du bâton-pilote 
est ce qu’on nomme le service en navette, organisé 
encore aujourd’hui sur les lignes très-peu fréquen¬ 
tées ou bien sur les lignes très-courtes, comme l’em¬ 
branchement de sept kilomètres qui réunit Isigny 
à la grande ligne de Paris à Cherbourg. Dans ce 
cas, une seule locomotive suffit à tous les besoins, 
hormis les détresses, qui sont prévues par des 
règlements spéciaux. En temps normal, une seule 
locomotive est affectée au service de la ligne : elle 
va dans un sens, revient dans l’autre, se déplace 
librement dans son petit domaine ; et, comme 
l’accès en est rigoureusement interdit à toute au- 


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DE CHEMINS DE FER. 


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tre machine, les rencontres de train sont par cela 
même impossibles. Maintenant, il est bien clair 
que, si nous avions un nombre quelconque de 
machines, mais un seul mécanicien, le même ré¬ 
sultat serait obtenu au point de vue de la sécurité. 
Supposons encore qu’il y ait autant de mécaniciens 
que de machines , mais qu’aucune d’elles ne 
puisse se mettre en route sans emmener avec elle 
un agent déterminé, toujours le même ; les colli¬ 
sions sont encore rendues impossibles. Cet agent, 
qui prend le nom de pilote, existe en effet dans 
certains cas, par exemple, lorsqu’à la suite d’un 
accident survenu sur une ligne à double voie, on 
est obligé d’organiser temporairement la voie 
unique. Mais les Anglais ont remarqué qu’il n’était 
pas du tout nécessaire d’entretenir un agent pour 
se promener ainsi sur la ligne, et qu’un simple 
bâton ferait tout aussi bien l’affaire. De là l'idée 
du bâton-pilote, qui fait songer au roi Soliveau de 
la fable. 

Pour la mettre en pratique, on divise la ligne 
en un certain nombre de sections. Chacune d’elles 
est pourvue d’un bâton-pilote de forme ou de 
couleur distincte, portant une plaque, et sur cette 
plaque est indiquée la section à laquelle le bâton 
est affecté. Aucune machine ne doit, en principe, 
quitter une gare si le bâton correspondant à la 
section sur laquelle la machine doit s’engager 
n’a pas été remis au mécanicien par le chef de 
gare. 

L’observation rigoureuse de cette prescription 


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LES ACCIDENTS 


rendrait toute rencontre impossible, mais elle au¬ 
rait de sérieux inconvénients pour la commodité 
de l’exploitation. Ainsi, elle empêcherait évidem¬ 
ment d’expédier deux trains dans le même sens, 
tant qu’un autre train, marchant en sens contraire, 
n’aurait pas rapporté le bâton-pilote au point de 
départ. Les Anglais ont alors imaginé de munir le 
bâton d’une clef, au moyen de laquelle on peut 
ouvrir une boîte renfermant certains bulletins. Il 
est admis qu’un de ces bulletins peut remplacer 
le bâton. Si donc il y a deux trains de suite à 
expédier, le chef de gare ouvre la boîte avec le 
bâton, prend un bulletin et le remet au premier 
mécanicien, qui part sans bâton. Ce sera alors le 
train suivant qui emportera le bâton, et, à partir 
de ce moment, le chef de gare, n’ayant plus de 
clef, ne pourra plus ouvrir la boîte ni distribuer 
de bulletins. 

L’idée est à coup sûr ingénieuse ; mais il n’est 
pas difficile d’apercevoir ses inconvénients. Rien 
n’empêche, en effet, le chef de gare de prendre à 
la fois plusieurs bulletins, et, par conséquent, le 
principe même du système se trouve violé. Aussi 
la Compagnie de l’Ouest a-t-elle trouvé plus sim¬ 
ple et plus sûr de prescrire qu’en pareil cas, le 
chef de gare, avant d’expédier le premier train, 
doit faire constater la présence du bâton par le 
conducteur chef et le mécanicien, puis remettre à 
chacun d'eux un bulletin, détaché d’un livre à 
souche, mentionnant que le bâton reste à sa gare. 
Un bulletin du même genre est employé lorsque. 


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SE CHEMINS SE FER. 


55 


par suite de retard d’un train, il est nécessaire de 
changer le croisement avec un train marchant en 
sens contraire. Le bulletin est alors accompagné 
d'un certificat constatant que les dépêches régle¬ 
mentaires de sécurité ont été échangées avec la 
gare suivante. 

En un mot, dans aucun cas, un train ou une 
machine ne peut quitter une gare sans être por¬ 
teur du bâton, ou d’une pièce qui explique et jus¬ 
tifie son absence. 

Pour diminuer encore, s’il est possible, les chan¬ 
ces de collision sur la voie unique, la Compagnie 
de l’Ouest a mis en pratique ce qu’elle appelle le 
Journal du Train. Chaque train est accompagné 
d’une sorte de feuille de route , sur laquelle 
ont été indiqués à l’avance tous les croisements 
qui doivent être effectués. Lorsque le train arrive 
à une gare de croisement, le chef de gare, 
avant de donner le signal du départ, doit remplir 
une case blanche du journal réservée à cet 
effet, en mentionnant exactement à quelle heure 
est arrivé le train attendu en sens contraire. 
Notons cette prescription. Si l’on avait exigé seu¬ 
lement que le chef de gare affirmât l’arrivée de ce 
train, une erreur serait à craindre; mais, pour 
indiquer l’heure et la minute de l’arrivée, il faut 
l’avoir notée, car il n’est pas admissible que le 
chef de gare soit assez coupable pour inventer un 
renseignement qu’il doit faire suivre de sa signa¬ 
ture. Mais, il faut prévoir le cas où, par suite de 
retard, le croisement serait reporté à une autre 


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56 


LES ACCIDENTS 


station. Le chef de gare modifie alors, sous sa pro¬ 
pre responsabilité, et après échange des dépêches 
de sûreté, les indications primitives. Dans tous les 
cas, le chef de train ne peut transmettre au mé¬ 
canicien le signal du départ donné par le chef de 
gare que si le journal est bien en règle. La moin¬ 
dre infraction à ce principe est sévèrement ré¬ 
primée. 

Voilà déjà un bel ensemble de précautions. On 
ne s'en est pourtant pas tenu là, et l’on s’est dit 
qu’il n'était pas logique que le chef d’une grande 
gare, obligé de veiller à tous les détails d’un ser¬ 
vice compliqué, souvent aussi, il faut l’avouer, 
harcelé par les réclamations plus ou moins fondées 
des voyageurs, eût en outre la responsabilité et 
les préoccupations qu’entraîne la circulation sur 
voie unique. 

On a donc imaginé de doubler la voie, sur une 
longueur de quelques kilomètres, aux abords des 
grandes gares, et de reporter les têtes de voies 
uniques en rase campagne, en concentrant le ser¬ 
vice de sécurité dans un de ces postes détachés dont 
nous avons déjà parlé. C’est ce qui arrive pour Caen 
au poste de la prairie. Le chef de gare de Caen 
expédie, à l’heure voulue, les trains qui se diri¬ 
gent sur Fiers, sur Cherbourg, sur Courseulles, 
sans s’inquiéter, en aucune façon, de savoir quels 
trains ils vont croiser. Au poste de la prairie cesse 
la double voie. Mais là tous les trains s’arrêtent. 
Le chef de poste, bien tranquille dans son obser¬ 
vatoire, ayant sous la main les leviers qui com- 


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DE CHEMINS DE FER. 


57 


mandent les aiguilles et les signaux, avec la ga¬ 
rantie que donnent les enclenchements, vise les 
journaux de train, sonne les cloches électriques 
ou délivre le bâton-pilote, et ne laisse partir un 
train que lorsqu’il peut le faire sans danger. Il 
semble impossible d’obtenir un plus haut degré 
de sécurité. 

Ainsi se trouve réglée la redoutable question de 
la voie unique, et l’on peut admettre aujourd’hui 
que, si la voie unique est incommode, elle n’est pas 
plus dangereuse que la double voie. Mais celle-ci 
exige elle-même des moyens de protection plus effi¬ 
caces que ceux dont on s’est longtemps contenté. 
Plus la vitesse des trains express devient considé¬ 
rable, plus les trains de marchandises deviennent 
nombreux, plus on doit craindre qu'une fausse 
manœuvre, une infraction au règlement, un malen¬ 
tendu quelconque ne jettent deux trains l’un sur 
l’autre, et, bien qu’ils marchent alors dans le 
môme sens, il suffit que le premier soit un lourd 
et lent train de marchandises, que le second pos¬ 
sède une marche rapide, pour que le choc demeure 
redoutable. Les freins continus offrent déjà, à cet 
égard, de précieuses garanties ; mais l’administra¬ 
tion n’a pas jugé que ce fût assez, et, pour les 
lignes les plus fréquentées, elle a prescrit le 
block System. 

Le mot, d’aspect barbare, est d'importation an¬ 
glaise. Il signifie que chaque train est protégé par 
une sorte de blocus. En France, on dit aussi le 
système du cantonnement. 


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58 


LES ACCIDENTS 


Avec le mode ordinaire d’exploitation, toute la 
sécurité des trains réside dans l’intervalle de 
temps qui sépare leurs heures de départ. Lors¬ 
qu’un train a quitté une gare, celle-ci ne doit pas 
laisser partir d’autre train avant qu’il se soit écoulé 
cinq ou dix minutes, quelquefois davantage, et ce 
laps de temps est calculé de façon que les deux 
trains, conservant chacun leur marche normale, 
atteignent la gare suivante sans se serrer de trop 
près. Si le premier train se ralentit outre mesure, 
un agent doit rapidement se porter en arrière pour 
assurer la protection. Mais il peut arriver que cet 
agent se décide trop tard à partir, qu’il se donne 
une entorse en route, qu’il n’ait pas le temps de 
se porter assez loin en arrière, que le second train, 
brusquement surpris, ne puisse s’arrêter assez vite. 
Bref, on conçoit qu’en cas de dérangement de la 
marche, les rencontres deviennent possibles. Le 
système du cantonnement substitue à l’intervalle 
de temps un intervalle de distance, et fait en 
quelque sorte le vide autour de chaque train. Il 
dit : lorsqu’un train est engagé sur telle section, 
par exemple, entre Mantes et Épône , aucun 
train ne peut partir de Mantes avant l’arrivée du 
premier à Épône. Chaque train est donc bloqué 
sur sa section ; de là le nom du système. 

Mais la rigueur d’une telle prescription, très- 
salisfaisante en théorie, aurait le grave inconvé¬ 
nient que tout retard d’un train ferait sentir son 
effet sur l’ensemble du service, et l’on a été obligé 
de tempérer l’état de blocus par certains adoucis- 


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DE CHEMINS DE PER. 


59 


sements gui ont conduit à ce que l’on nomme le 
block System permissif. Voici, en résumé, com¬ 
ment les choses se passent aujourd’hui sur le ré¬ 
seau de l'Ouest. Au moment où le train s’engage 
sur une section, le chef de gare presse un boulon 
sur lequel est écrit le mot : départ. Au-dessus du 
boulon, une petite aiguille, qui était verticale, 
s’incline dans le sens de la marche du train ; à la 
station d’arrivée, la communication électrique fait 
incliner dans le même sens une aiguille sem¬ 
blable. Quand le train est arrivé à l’autre gare, le 
chef de celle-ci presse un bouton qui porte le 
mot : arrivée. Immédiatement, les deux aiguilles 
se relèvent, et la voie est libre pour un nouveau 
train. On a même proposé de perfectionner le pro¬ 
cédé en reliant ces petits signaux avec les grands 
signaux, seuls visibles du mécanicien, de telle façon 
que celui-ci se trouve arrêté tant que la voie n’est 
pas libre. Maintenant, pour rendre le système 
permissif, pour lui donner cette élasticité jugée 
indispensable, on admet qu’au bout de cinq mi¬ 
nutes, un nouveau train peut être autorisé à par¬ 
tir, lors même que la voie ne serait pas libre, 
pourvu que le chef de gare remette au mécani¬ 
cien un bulletin écrit lui prescrivant de marcher 
lentement jusqu’à la gare suivante. S’il y a dix 
minutes écoulées, on ne remet plus de bulletin 
au mécanicien ; mais un petit signal, sur lequel 
est écrit le mot attention, est présenté à la vue de 
cet agent tant que le train précédent n’a pas encore 
quitté la section. 


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60 


LES ACCIDENTS 


Nous avons raisonné comme si la section com¬ 
mençait et se terminait à deux gares. En réalité, 
comme on aurait ainsi, en général, des sections 
trop longues, on intercale entre les gares des 
postes intermédiaires, qui arrêtent les trains, en 
cas de besoin seulement, au moyen de signaux 
carrés rouges. De Paris à Mantes, on compte ainsi 
vingt-quatre postes successifs dont l’intervalle 
moyen est de 2,243 mètres. Cet intervalle peut 
être franchi en trois minutes environ par un train 
omnibus, et, par suite, le système du cantonne¬ 
ment permet de réduire, avec une sécurité abso¬ 
lue, à deux ou trois minutes l’intervalle de temps 
nécessaire pour expédier deux trains consécutifs. 


III. STATISTIQUE DES ACCIDENTS. 


Nons connaissons maintenant la nature et la 
portée des réformes introduites depuis cinq ans 
pour augmenter cette sécurité, qui est le premier 
droit des voyageurs. On vient de voir que les 
grandes Compagnies, stimulées par l’État, ne re¬ 
culent devant aucune dépense, devant aucune 
complication de service pour diminuer de plus en 
plus le nombre et la gravité des accidents. Il se¬ 
rait fort intéressant de connaître les résultats 
pratiques de toutes ces améliorations; malheureu¬ 
sement, les dernières statistiques officielles s’arrê¬ 
tent à l’année 1881, et, à cette époque, la plupart 
des réformes étaient encore à l’état de projet. 


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DE CHEMINS DE FER. 


61 


D’ailleurs, pour obtenir des conclusions de quelque 
portée, il faudrait pouvoir opérer sur une période 
de dix années au moins. Quoi qu’il en soit, en 1881, 
l’exploitation des chemins de fer français d’in¬ 
térêt général a causé la mort de 512 personnes et 
occasionné des blessures à 1,348. Sur les 512 per¬ 
sonnes tuées, 468 l’ont été par le fait de leur pro¬ 
pre imprudence et 44 seulement par des causes 
auxquelles elles ne pouvaient se soustraire. La 
foudre fait plus de victimes dans le même temps : 
car, de 1835 à 1863, elle a tué en France 2,238 per¬ 
sonnes, soit en moyenne 77 par an. 

Les chiffres qui précèdent s’appliquent aux vic¬ 
times de toute catégorie : voyageurs, agents des 
chemins de fer et autres personnes, comme celles 
qui se font écraser en traversant des passages à 
niveau. En ce qui concerne spécialement les voya¬ 
geurs, on compte 59 tués et 346 blessés. Pour bien 
apprécier la valeur de ces chiffres, il convient de 
les comparer au nombre de voyageurs trans¬ 
portés. On trouve ainsi que, pour trois millions de 
voyageurs, il y a eu à peu près un voyageur tué 
et six voyageurs blessés (1). 


(1) Le nombre total des accidents, en 1881, a été de 2,064, 


se décomposant ainsi : 

Déraillements. 185 

Collisions.190 

Accidents divers sur la ligne. . . . 692 


Accidents divers dans les stations . . 997 

Le nombre des kilomètres exploités s’élevait à 24,249. Il y 
a donc eu environ 1 accident pour 12 kilomètres. 


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62 


LES ACCIDENTS 


A titre de comparaison, il est intéressant de 
noter que, d’après les statistiques officielles re¬ 
latives à la période de 1846-1855, les messa¬ 
geries impériales ont tué un voyageur sur 324,533, 
et les messageries générales, un voyageur sur 
381,045. C’est une proportion à peu près dix fois 
plus forte que celle des chemins de fer en 1881. 
C’est donc sur un réel préjugé que repose la 
mauvaise réputation acquise par les chemins de 
fer auprès de certaines personnes. Ce préjugé est 
dû à ce que l’on ne tient pas compte du nombre 
énorme et de la longueur des transports ; il est 
dû aussi à ce que les grands accidents de chemins 
de fer, faisant d’un seul coup beaucoup de victi¬ 
mes, frappent plus fortement l’imagination qu’une 
série de petits accidents de voiture, dont les jour¬ 
naux daignent à peine parler. 

Si quelque voyageur, éprouvant encore un reste 
d’inquiétude, nous demandait des conseils prati¬ 
ques sur l’art de se conserver intact, nous lui 
dirions : « Placez-vous, autant que possible, vers 
le milieu du train, et dans le milieu d’un wagon ; 
vous aurez moins de chances d’être écrasé par les 
wagons voisins. Voyagez à reculons, de peur 
qu’une collision ne vous projette contre la paroi 
opposée. Si vos moyens vous le permettent, pré¬ 
férez les premières classes, dont les ressorts sont 
meilleurs et dont le capitonnage adoucira les 
chocs; mais ne voyagez pas dans les coupés, ces 
soi-disant places de luxe, dont les tablettes sail¬ 
lantes, les glaces nombreuses, sont autant d’engins 


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DE CHEMINS DK FER. 


63 


capables de vous blesser. La nuit, gardez-vous de 
dormir; soyez armé jusqu’aux dents, et, s’il sur¬ 
vient un individu suspect, tenez-vous prêt à sauter 
sur le bouton d*alarme. Fuyez les trains rapides, 
qui vont trop vite et se jettent sur les autres; fuyez 
les trains de plaisir, qui font trop durer le plaisir, et 
se font tamponner par les trains rapides. Enfin, 
dès que vous verrez paraître le brouillard, des¬ 
cendez à la première station et restez-y jusqu’à ce 
qu’il soit dissipé. » 

Voilà les conseils dictés par la prudence. Je dois 
avouer que je ne les suis jamais, et que bien d’au¬ 
tres personnes font comme moi. 


IV. RESPONSABILITÉ. 


En réalité, on s’occupe fort peu, dans la vie 
courante, du danger des accidents de chemins de 
fer, pas plus qu’on ne s’inquiète de celui des 
tremblements de terre qui peuvent venir à l’im- 
proviste, comme à Ischia ou en Espagne, ruiner 
les édifices et faire des milliers de victimes. 

Mais, par exemple, lorsqu’une catastrophe se 
produit, les esprits s’émeuvent, et passent de 
l’excès de tranquillité à l’excès d’inquiétude. C’est 
alors que les gens les plus débonnaires enver¬ 
raient volontiers, sans enquête, le directeur de la 
Compagnie répondre en personne, en cour d’assi¬ 
ses, comme un vulgaire criminel, de la vie de ceux 
qu’il n’a pas su protéger. Ceci prouve quelles 


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64 


LES ACCIDENTS 


idées fausses on se fait communément au sujet 
de la responsabilité des agents des Compagnies. 

Cette question délicate a été traitée, avec une 
compétence parfaite, par un personnage fameux. 
M. Bontoux, avant de créer l’Union générale et de 
la conduire où l’on sait, avait, pendant vingt ans, 
dirigé avec plus de succès, en Autriche, une 
grande compagnie de chemins de fer, la Südbahn 
Gesellschaft. En 1881, il fit paraître dans le jour¬ 
nal le Correspondant quelques pages fort intéres¬ 
santes dont voici plusieurs extraits : 

« Un train déraille, dit M. Bontoux, c’est l’état 
de la voie qui en est évidemment la cause, car les 
traverses au point du déraillement sont pourries 
de façon que les rails ne tenaient plus. Qui est 
coupable î S’il est prouvé que le chef de l’entre¬ 
tien a demandé à temps au directeur le crédit 
nécessaire pour l’achat des traverses et que le 
directeur a refusé le crédit, ordonnant de laisser 
les pièces mauvaises en service jusqu’à nouvel 
ordre, c'est lui le vrai coupable, et il l’est à un 
haut degré, parce que, soit par négligence, soit 
par un esprit d’économie des plus condamnables, 
il a exposé la vie des voyageurs. Si, au contraire, 
le directeur a fourni au chef du service de l’entre¬ 
tien tous les moyens d’entretenir la voie, le direc¬ 
teur, lui, est hors de cause. Le même raisonne¬ 
ment s’applique au chef du service de l’entretien 
qui est ou n’est pas responsable, suivant qu’il a ou 
non rempli le devoir qui lui incombe en vertu de 
sa position ; il est évident qu’un pareil agent, dans 


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DE CHEMINS DE FER. 


65 


un réseau de deux, trois ou quatre mille kilomè¬ 
tres et plus, ne peut être tenu de vérifier par lui- 
même l’état des traverses sur tous les points des 
lignes. — L’ingénieur de section qui, lui, n’a que 
60 ou 80 kilomètres à entretenir, a déjà des de¬ 
voirs tout autres. Il doit savoir que sur tel ou tel 
point les traverses sont à changer. Il a dû faire 
approvisionner les matériaux nécessaires et don¬ 
ner des ordres précis. S’il ne l’a pas fait, il est 
responsable. S’il l’a fait, si, par exemple, il a 
ordonné qu’à telle date, tel travail d’entretien soit 
fait, et si le chef poseur ou tout autre agent de 
la voie sous ses ordres ne l’a pas fait, c'est sur 
ce dernier que pèse la responsabilité. 

« Considérons, dit encore M. Bontoux, un acci¬ 
dent des plus graves en général, le tamponnement 
ou la prise en écharpe d’un train par un autre, 
soit dans une gare, soit dans une bifurcation. 
L’accident a eu pour cause immédiate une viola¬ 
tion des règlements; le second train n’a pas été 
arrêté par un signal comme il aurait dû l’être. 
L’agent qui devait faire et n’a pas fait le signal 
est coupable. L’employé de la station peut l’être 
aussi, voilà le premier degré épuisé sans conteste. 
Mais au-dessus ? — Eh bien, s’il est établi par une 
enquête : que la distribution du service dans la 
gare est mal faite et que l’agent préposé à la ma¬ 
nœuvre du signal ne pouvait y suffire ; que le chef 
de gare, ayant un personnel insuffisant, a vaine¬ 
ment demandé à son chef de service du personnel 
supplémentaire ; que l’itinéraire des trains a été 

5 


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66 


LES ACCIDENTS 


tracé imprudemment, de telle sorte que, par suite 
de retards fréquents et presque inévitables du 
premier train, l’arrêt du second par le signal, ar¬ 
rêt qui doit toujours être une exception, est très- 
soüvent devenu nécessaire ; que le directeur de 
l’exploitation, convaincu de l'insuffisance de la 
ligne en présence d’un mouvement énorme, a 
vainement demandé au conseil d’administration, 
par des rapports formels, l’établissement de voies 
supplémentaires exigeant une forte dépense et que 
le conseil a refusé ou ajourné trop longtemps son 
approbation, etc. —Dans tous ces cas et dans bien 
d’autres analogues, une grave responsabilité peut 
atteindre le chef de la gare, le chef du service du 
mouvement, le directeur de l’exploitation et le 
conseil lui-même. » 

Le travail de M. Bontoux semble avoir inspiré 
jusqu’à un certain point M. de Janzé, député, 
dans une proposition de loi qu’il déposa le 20 no¬ 
vembre 1882. D’après cette proposition, les retards 
dans l’exécution des mesures de sécurité pres¬ 
crites par le ministre étaient punis d’une amende 
de 1,000 fr. par jour de retard, et, en cas d’acci¬ 
dent, rendaient le directeur et les administrateurs 
solidairement responsables vis-à-vis des victimes 
et de leurs familles. — Le travail des agents des 
Compagnies était limité à douze heures par jour 
dans le service sédentaire, et à dix heures dans le 
service actif, sous peine d’une amende de 100 à 
500 fr. pour leur chef direct, sauf le cas de force 
majeure judiciairement établi. 


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DE CHEMINS DE FER. 


67 


Ces dispositions étaient sévères mais justes. Par 
une circulaire du 17 avril 1883, le ministre des 
Travaux publics a lui-même insisté auprès des 
Compagnies sur la nécessité de ne pas imposer de 
fatigues excessives aux agents. Si le reste du pro¬ 
jet de M. de Janzé avait été aussi raisonnable, il 
est probable qu’il ne fût pas tombé dans l’oubli. 
Quoi qu’il en soit, il ne semble pas que l’avorte¬ 
ment de ce projet doive être regretté. Les hauts 
fonctionnaires des Compagnies ont un sentiment 
assez vif de leur responsabilité morale, pour don¬ 
ner au public des garanties suffisantes. 

Les Compagnies françaises, proclamons-]e har¬ 
diment, comprennent toute la grandeur de leur 
rôle. Elles savent qu’elles ne représentent pas 
seulement des entreprises financières, que l’État 
leur a délégué une partie de sa propre mission, 
et jamais celui-ci n’est mieux écouté par elles 
que lorsqu’il parle au nom delà sécurité publique. 


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MÉMOIRES 


PARTIE LITTÉRAIRE 


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QUATRIÈME CROISADE 


LA DIVERSION 

SUR 

ZARA & CONSTANTINOPLE 

Par M. Jules TESSIER 

Membre titulaire 

---- 


INTRODUCTION. 

M. Geffroy, avec l’autorilé qui lui appartient, 
rappelait naguère, dans la Revue des Deux- 
Mondes (1), tout ce que l’histoire des Croisades 
doit depuis tantôt trois siècles à l’érudition 
française. 

On peut dire en effet que l’impulsion féconde, 
donnée dès 1611 par le calviniste Bongars, ne s’est 
guère arrêtée ni ralentie chez nous un seul instant. 
Peut-être même le mouvement, qui semble en¬ 
traîner la science française vers l’Orient Latin, 

(1) Revue clés Deux-Mondes , du 1 er décembre 1883: Une 
enquête française sur les Croisades et VOrient Latin. 


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4 


INTRODUCTION. 


n’a-t-il jamais été aussi accentué, aussi irrésistible 
qu’aujourd’hui. 

L’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 
reprenant l’heureuse pensée des Bénédictins, 
rassemble dans un recueil spécial, avec les chroni¬ 
queurs latins et grecs des croisades, les historiens 
arméniens, syriaques et arabes, trop peu connus 
ou trop négligés jusqu’à ce jour. 

A côté de l’illustre Compagnie, la Société de 
l’Orient Latin, si jeune encore et si active, poursuit 
vers le même but, avec le même dévouement à la 
science, son œuvre plus modeste, mais de grand 
profit pourtant. En dehors en effet des chroniques 
vraiment importantes , quasi - officielles, seules 
dignes de figurer dans un recueil comme celui de 
l’Académie des Inscriptions et Belles - Lettres , 
combien de documents d’ordre secondaire offrent 
encore un sérieux intérêt? Et sans compter les 
Scriptores minores des Guerres saintes, qui restent 
à publier ou à découvrir, combien de secrets l’ico¬ 
nographie , l’épigraphie , la numismatique, la 
sigillographie, ne nous gardent-elles pas ? 

Le nombre et l’importance des travaux de ce 
genre, déjà publiés ou annoncés par la Société de 
l'Orient Latin, nous promet une ample moisson 
pour l’avenir; et nous pouvons regarder sans 
envie ce qui se passe chez nos voisins et rivaux de 
l’autre côté du Rhin. 

Certes, nous applaudissons volontiers aux 
savantes publications de MM. de Sybel, Hopf et 
Prutz ; mais il n’en est pas moins vrai, comme le 


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INTRODUCTION. 


5 


dit si bien M. Geffroy, que l’étude des croisades 
demeure et doit demeurer pour ainsi dire notre 
domaine propre ; il n’en est pas moins vrai que la 
tâche, entreprise par nous, présente chaque jour, 
en grandissant, « un caractère de plus en plus 
« scientifique et national; et il convient que Paris 
« en ait l'honneur plutôt que Berlin . » Oui, 
l’enquête ouverte sur les croisades est bien par 
excellence une enquête française ; et si le dernier 
mot doit être jamais dit sur les Gesta Dei per 
Francos, il faut qu’il le soit par des Français. 

Nous ne devons pas nous dissimuler que la tâche 
est immense ; pour la mener à bonne fin, ce n’est 
pas trop du concours de toutes les bonnes volontés. 
Yoilà pourquoi, sans doute, l’illustre membre de 
l’Institut, président du jury d’agrégation d’histoire, 
avait désigné l’année dernière comme thèse du 
moyen âge le sujet suivant : « Étudier, d’après les 
« documents originaux, les évènements qui ont 
« amené l’établissement de l’empire Latin de 
« Constantinople » ; en d’autres termes, chercher 
les raisons qui ont détourné de sa route la qua¬ 
trième croisade. 

En s’adressant à l’Université de France, M. Gef¬ 
froy devait être sûr que sa pensée serait comprise, 
son appel entendu, et que, parmi les maîtres de 
notre Enseignement supérieur, les plus modestes 
tiendraient à honneur d’apporter leur obole au 
riche trésor amassé, sans relâche, par l’Académie 
des Inscriptions et Belles-Lettres et la Société de 
T Orient Latin . 


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6 


INTRODUCTION. 


C’est à ce titre que nous nous sommes décidé 
à publier notre Étude sur le changement de 
direction de la quatrième croisade, trop heureux 
si nous pouvions avoir contribué, pour une faible 
part, à éclairer certains points d’une question 
mystérieuse, tant controversée aujourd’hui. 


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PREMIÈRE PARTIE. 


i. 


ÉTAT DE LA QUESTION. 


On sait que la quatrième croisade, au lieu de se 
diriger sur l’Égypte, se détourna sur Zara d’abord 
pour s’arrêter ensuite à Constantinople. 

Villehardouin raconte à ce sujet que les croisés, 
ses compagnons, arrivés à Venise dans l’été de 
1202, s’étaient trouvés hors d’état de parfaire la 
somme stipulée pour leur transport, et que la 
République alors leur proposa de proroger le terme 
du paiement, s’ils voulaient l’aider à conquérir 
Zara. Premier accident tout fortuit , qui aurait 
amené nos croisés sur les côtes de Dalmatie. 

Là, les instances et les promesses du jeune 
Alexis vinrent modifier une seconde fois leur 
itinéraire. Pour prix de leur concours contre 
l’usurpateur, son oncle, le Prétendant à l’Empire 
grec devait, non-seulement acquitter la créance 
vénitienne, mais aider plus lard nos croisés à 
délivrer la Terre-Sainte : second accident, non moins 
imprévu, qui aurait, après maintes péripéties, 


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8 


LA DIVERSION 


déterminé la fondation de l’Empire français de 
Constantinople. 

Cette double explication de Villehardouin, de 
prime abord si simple, si naturelle, si vraisem¬ 
blable, n’avait guère, jusqu’en ces derniers temps, 
soulevé d’objection sérieuse. Il y a quarante ou 
cinquante ans encore, l’autorité de notre vieux 
chroniqueur champenois était absolument incon¬ 
testée. Son témoignage, de l'aveu même des Alle¬ 
mands (1), faisait foi non-seulement en France, 
mais au-delà du Rhin. 

De nos jours, la critique historique est devenue, 
à bon droit d’ailleurs, plus défiante, plus soup¬ 
çonneuse. Là où Villehardouin n’avait vu ou voulu 
voir qu’un effet du hasard, les érudits contempo¬ 
rains ont découvert ou cru découvrir la trace de 
complots mystérieux, d’intrigues profondes, lon¬ 
guement et savamment méditées. 

A la théorie des Causes fortuites s'est substituée 
la théorie de la Préméditation. Et celle-ci a si bien 
fait son chemin, surtout depuis une dizaine d’an¬ 
nées, qu’aujourd’hui le débat semble rouler uni¬ 
quement sur le point de savoir qui, dans ces 
intrigues ou complots, a joué le rôle prépondérant, 

(1) M. Streit, dans sa brochure sur Venise et la diversion 
de la 4• croisade, dont nous allons parler tout à l’heure, 
n’hésite pas à le reconnaître ; il dit, p. 2 : « Die wissenschaf- 
tliche Forschung unseres Jahrhunderts hat sich dessenun- 
geachtet und trotz des gewichtigen Zeugnisses des Marchalls 
von Champagne, auf welches Wilken und Fr. von Raumer 
sich stülzen musslen .. «. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


9 


Venise ou l’Allemagne, le doge Dandolo ou Phi¬ 
lippe de Souabe. 

Toute la polémique, engagée à ce sujet des deux 
côtés du Rhin, se trouve à peu près résumée, 
d’une part dans une Brochure de M. Streit (1), de 
l’autre dans deux Mémoires du comte Riant (2). 

Nous ne pouvons songer à donner ici, desdils 
Mémoires ou de ladite Brochure , une analyse même 
sommaire. Nous nous contenterons d’en indiquer 
les conclusions et l’esprit. 

La brochure de M. Streit n’est en réalité qu’un 
long historique, trop long peut-être, des rapports 
de Venise avec l’empire de Byzance. On ne voit pas 
bien, par exemple, le lien étroit qui rattache à la 
quatrième croisade l’alliance contractée par les 
Vénitiens avec Alexis Commène, au temps de 
Robert Guiscard. Toutefois, autant que nous avons 
pu démêler la pensée maîtresse de l’érudit alle¬ 
mand, le moyen âge aurait eu sa question d’Orient 
bijzantine, comme le nôtre a sa question d’Orient 
turque ; et Venise aurait mis à surveiller l 'homme 
malade d’alors le même soin, le même intérêt 
jaloux que peuvent mettre l’Angleterre ou la Rus¬ 
sie actuelles à surveiller l’homme malade d’au¬ 
jourd’hui. La quatrième croisade serait donc un 


(1) Venedig und die Wendung des vierten Kreuzzuges 
gegen Konstantinopel, von Ludwig Streit, Anklam, 1877. 

(2) Revue des questions historiques : Innocent III, Philippe 
de Souabe, et Boniface de Mont ferrât, t. XVII et XVIII ; et le 
Changement de direction de la 4• croisade, t. XXIII. 


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10 


LA DIVERSION 


simple épisode de cette question d’Orient byzan¬ 
tine, où le premier rôle appartiendrait sans con¬ 
teste à Venise. 

Assez indifférent au côté chrétien de l’expédi¬ 
tion, M. Streit n’en a vu que le côté politique, 
surtout les résultats pratiques; et ces résultats 
l’ont rempli d’admiration pour la diplomatie véni¬ 
tienne. Il n’a pas assez d’éloges pour la cité de 
Marc , ainsi qu’il aime à appeler Venise ; et sa 
brochure touche presque au dithyrambe, quand il 
en arrive à célébrer le plus illustre, le plus habile 
des fils de Marc, le doge Henri Dandolo (1). 

Tout autre est l’esprit de M. Riant, tout autre 
sa conclusion. Le détournement de la croisade, qui 
provoque, chez l’érudit allemand, une sorte d’en¬ 
thousiasme positif et pratique, excite au contraire 
la douleur, presque l’indignation religieuse de 
l’érudit français. Si le doge Dandolo est pour 
M. Streit le héros de la croisade, pour M. Riant 
Philippe de Souabe en est le mauvais génie. 
Comme Dandolo dans la thèse allemande, Philippe 
de Souabe joue dans la thèse française le principal 
rôle ; c'est lui qui, de loin, dans l’ombre, prépare 
tout, dirige tout; c’est lui qui suggère à Philippe- 
Auguste l’idée d’imposer pour chef, à nos croisés 
de France, le marquis de Montferrat ; c’est lui qui, 
par l’intermédiaire du marquis, son agent, essaie 
d’entraîner ou de duper Vénitiens et Français, et 

(1) Voir notamment tout le dernier paragraphe de la bro¬ 
chure Venedig und die Wendung p. 33-34. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


11 


jusqu’au pape lui-même. Si bien que la conquête 
de Constantinople n’est plus ici affaire vénitienne , 
mais « au premier chef, une œuvre germanique. » 

On voit combien MM. Slreit et Riant sont loin 
l’un de l’autre. Ils le sont encore, et à un autre 
point de vue que nous ne saurions négliger. 

L’érudit allemand (sans vouloir en rien dimi¬ 
nuer son mérite) n’a guère fait, en somme, que 
reprendre, en la complétant, l’œuvre de ses de¬ 
vanciers, MM. Taffel et Thomas, Heyd et Hopf ; et 
on ne peut vraiment dire qu’il ait jeté sur la 
question la moindre lumière nouvelle. 

M. Riant, au contraire, aura contribué plus que 
personne à l’éclairer dans l’avenir, sinon par ses 
articles de la Revue des Questions historiques , du 
moins par son excellente édition de Gunther (1), 
par son importante publication des Exuviæ sacræ 
Constantinopolitanæ (2), qui s’ouvrent par une 
étude si vraiment magistrale des sources de la 
quatrième croisade. 

QueM. Riant ait pu se tromper sur le rôle joué dans 
la quatrième croisade par Innocent III, Philippe de 
Souabe et le marquis de Montferrat, il est permis 


(1) Guntheri... historia Constantinopolilana , Genève, 1875. 
— VHistoria Constantinopolilana a été insérée aussi dans le 
premier volume des Exuviæ sacræ, p. 57-126. C’est à cette 
dernière que nous renverrons toujours le lecteur, l’édition 
de 1875 étant presque introuvable ; nous ne devons qu’à la 
gracieuse libéralité de M. Riant d’avoir pu la consulter. 

(2) Exuviæ sacræ Conslanlinopolitanæ , 2 vol. in-8°, Ge¬ 
nève, 1877. 


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12 


LA DIVERSION 


de le croire. Mais, et ce sera là l’incontestable 
honneur de l’éminent érudit, nul du moins n’aura 
mieux que lui tracé la voie pour parvenir à la vérité ; 
nul n’aura fourni plus de moyens d’y atteindre. 
En sorte que ceux-là même, qui auront la bonne 
fortune d’en approcher plus que lui peut-être, 
resteront encore, bon gré, mal gré, ses obligés et 
ses débiteurs. C’est un hommage sincère que, 
pour notre part, nous tenions à lui rendre, avant 
d’essayer de le combattre. 

Si spécieux ou si solides que paraissent les ar¬ 
guments invoqués, accumulés par M. Riant, comme 
d’ailleurs par M. Streit, il est pourtant une ob¬ 
jection que soulève immédiatement la lecture de 
l’un et de l’autre. On se demande comment nos 
croisés français, dans une croisade d’origine toute 
française, ont pu se trouver réduits au rôle insi¬ 
gnifiant ou misérable que leur assigne la critique 
contemporaine. Ils ne figurent, en effet, dans les 
thèses vénitienne ou allemande qu’à l’état de sim¬ 
ples comparses. Instruments inconscients d’ambi¬ 
tions étrangères, il semble que leur destinée soit 
d’aller où on les mène, sans savoir, sans se de¬ 
mander pourquoi. A peine si deux ou trois d’entre 
eux, les grands chefs, sont dans le secret des me¬ 
neurs, dont ils servent les desseins, sans qu’on 
en voie, ni qu’on nous en donne la raison. 

Est-il donc vrai que nos croisés aient été à ce 
point les dupes ou les complices aveugles des in¬ 
trigues vénitiennes ou allemandes ? 

Est-il vrai, d’autre part, que Villehardouin ait 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


13 


ignoré ou caché lesdites intrigues, et qu’il nous 
faille, par conséquent, révoquer en doute, soit sa 
clairvoyance, soit sa bonne foi ? 

Tel est le double problème aujourd’hui posé. 
On voit quel intérêt spécial il présente pour nous 
autres Français. 

Afin d’avoir quelque chance de le résoudre, 
nous avons pensé qu’il fallait, avant d’aborder la 
question vénitienne ou allemande, étudier d’a¬ 
bord la quatrième croisade dans ses origines fran¬ 
çaises , dans ses préliminaires français, ce qu’ont 
peut-être trop négligé de faire MM. Streit et 
Riant. 

Gomment se vanter, par exemple , de connaître 
les raisons multiples qui ont détourné nos croisés 
de l’Égypte, si l’on ne connaît d’abord l’esprit 
qui les animait, puis et surtout les difficultés ou 
les discussions qu’a pu et dû soulever parmi eux 
le choix de cette route nouvelle d’Égypte ? 

Les deux points, une fois élucidés, contribue* 
ront peut-être à éclairer tout le reste. 

C’est donc par là que nous commencerons, 
après avoir toutefois dit quelques mots des sources 
de la quatrième croisade. 


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IL 


SOURCES DE LA QUATRIÈME CROISADE (LA DEYASTATIO 
CONSTANTINOPOL1TAN A ). 

Après les Préfaces, Éclaircissements ou Mé¬ 
moires de MM. P. Pâris, de Wailly, de Mas-Latrie, 
Léopold Delisle, Riant et Rambaud, il reste peu de 
chose à dire sur Villehardouin, Ernoul, InnocentlII, 
Gunther, l’anonyme d’Halberstadt et Robert de 
Clari (1). 

(1) 1° jD e la conquête de Constantinople, édition de la So¬ 
ciété de VHistoire de France, par M. Paulin Paris, Paris, 1838. 

2® La conquête de Constantinople, de Geofïroi de Ville¬ 
hardouin, par N. de Wailly, Paris, Didot, 1872. Voir la Pré¬ 
face et surtout les Éclaircissements, tirage à part, de 1874. 
Toutes nos citations de Villehardouin seront empruntées à 
l’édition de Wailly. 

3° Chronique d’Ernoul..., par M. de Mas-Latrie, édition de 
la Société de VHistoire de France , Paris, 1871. Voir VAvertis¬ 
sement, placé en tête du volume, et surtout Y Essai de Classi¬ 
fication, p. 491 et suivantes. 

4° Mémoire sur les actes d’innocent III , par L. Delisle, 
Paris, Durand, 1868. 

5° Exuviœ sacrœ Constantinopolitanœ , déjà cité. Lire au 
t. I er toute la Préface , et en particulier pour Gunther , 
p. LXXV-XCIV; pour l’anonyme d’Halberstadt, p. LV-LX. 

6° Robert de Clari, guerner et historien de la 4 e croisade , 
par Alf. Rambaud, publié dans les Mémoires de l’Académie 
de Caen, année 1873. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


15 


Mais nous demanderons la permission d’insister, 
après MM. Pertz et Hopf (1), sur la Devastatio 
Constantinopolitana, ayant été amené, en l’étudiant 
de près, à une découverte assez inattendue, qui 
ne paraîtra peut-être pas sans importance à nos 
lecteurs. 

On s’était souvent étonné que l’Italie, en dehors 
des quelques lignes de Sicardi de Crémone, n’eût 
à citer aucune chronique originale de la quatrième 
croisade. Il y avait là, en effet, une lacune vraiment 
étrange, si l’on songe au grand rôle joué dans 
l’expédition par la république Italienne de Venise, 
si l’on songe surtout que ladite expédition a eu 
pour chef un Italien , le marquis de Montferrat. 

Or cette lacune, qui, depuis quelques années, a 
singulièrement intrigué et préoccupé la critique 
contemporaine (2), va se trouver comblée, en partie 
du moins, par la découverte dont nous parlons. 
Non que nous ayons eu la bonne fortune de 
découvrir aucun texte nouveau ; mais nous croyons 
pouvoir affirmer que la Devastatio Constantinopo¬ 
litana, attribuée jusqu’à ce jour à un Allemand, est 
l’œuvre d’un Italien, et d’un Italien attaché à la 
personne du marquis de Montferrat. 

On sait que, parmi les sources de la quatrième 


(1) 1° Pertz, Monumenta hisloriœ Germanica , t. XIV des 
Scriptores , p. i. 

2° K. Hopf, Chroniques gréco-romanes, Berlin, 1873, p. xiv 

(2) Voir ce qu’en dit M. Riant dans les Exuviœ sacrœ 
Constanlinopolitanæ , 1.1, p. xxxrv. 


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LA DIVERSION 


croisade, la Devastatio a un caractère tout à fait 
exceptionnel. C'est une sorte de Journal de l’expé¬ 
dition , très - sec, très - impassible d’ordinaire, 
donnant les faits sans appréciation, sans commen¬ 
taires, mais à leur ordre, à leur date, avec une 
exactitude, une précision chronologique, qu’on 
chercherait vainement ailleurs. 

Que l’auteur ait assisté aux évènements qu’il 
raconte, on n’en saurait douter, étant donné le 
caractère même de l’œuvre. Mais à quel titre, en 
quelle qualité? Était-il clerc ou laïque? Était-il 
Français, Allemand, Vénitien ou Lombard? Voilà 
qui valait la peine d’être discuté, ce qu’ont négligé 
de faire les éditeurs ou érudits allemands. 

Dans une brochure, qui nous paraît être une 
consciencieuse dissertation d’école, le D r Klimke 
déclare que la Devastatio est l’œuvre d’un clerc de 
l’Allemagne du Sud (1). Nous avons dû chercher 
les raisons que le D r Klimke ne donne pas, et qui 
pourraient faire attribuer cétte qualité de clerc à 
l’auteur de la Devastatio. Nous n’en voyons qu’une 
seule, et bien faible, bien peu décisive : c’est que 
dans l’énumération des principaux croisés de 
France et d’Allemagne, les noms des évêques et 
abbés des deux pays se trouvent cités en première 
ligne, avant les noms des comtes (2). 

(1) j Die Quellen zur Geschichte des vierlen Kreuzzuges f von 
D r G. Klimke, Breslau, 1875 : « Diese Quelle ist das Tagebuch 
eines niedern süddeutschen Clerikers », p. Cl. 

(2) Episcopus Swessionensis, episcopus Trecensis, abbas 
Vallensis..., cornes Campaniæ, cornes S. Pauli... ; Theutonici 


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SUE Z ARA ET CONSTANTINOPLE. 


1 ? 


En revanche, lors du second siège de Constan¬ 
tinople, les expressions dont se sert l’auteur nous 
laisseraient plutôt croire qu’il figurait parmi les 
combattants : « Nos iterum naves ad muros appli- 
cavimus, et cum Græcis dimicavimus, et a mûris 
eos repulimus (1). » 

On nous observera, il est vrai, que le clerc 
Aleaume, frère de Robert de Clari, aurait eu le 
droit d’employer des expressions analogues, lui 
qui, si volontiers, son couteau à la main, courait 
sus aux Grecs et les faisait fuir devant lui « comme 
bestes (2). » 

Notre pèlerin serait donc au moins un clerc ba¬ 
tailleur. Mais décidément nous le croyons laïque, 
quand nous rapprochons du passage précité le 
passage suivant, relatif aux prétentions de Venise 
sur le patriarcat : Factum est scisma inter clerum 
nostrum et Venetos; clerus noster appellavit (3). 

N’est-il pas évident, en effet, qu’au lieu d’écrire : 
« Nous avons combattu avec les Grecs » ; et « la 
division se mit entre nos prêtres et les Vénitiens », 
un clerc eût été bien plus naturellement tenté 


episcopi , Basilensis, Halverstatensis , abbas Parisiensis , 
cornes Bertoldus ; et infînita multitudo tam clericorum quam 
laicorum... ». ( Chroniques gréco-romanes, p. 86.) 

(1) Chroniques gréco-romanes, p. 92. Et plus loin, même 
page : « Qui cum importune nobis instarent, ignem misimus 
et per ignem eos repulimus a nobis. » 

(2) Robert de Clari, Chroniques gréco-romanes , ch. lxxvi, 

p. 61. 

(3) Devastatio ConslantinopolUana, Ibid., p. 92. 

2 


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18 


DIVERSION 


de dire : « les nôtres combattirent avec les Grecs » ; 
et ensuite : « la division se mit entre nous et les 
Vénitiens. » 

Il n’y a peut-être pas là de preuve convaincante, 
décisive. Nous n’affirmons pas d’une façon péremp¬ 
toire que l’auteur de la Devastatio soit un laïque . 
Nous tenons seulement, jusqu'à preuve du con¬ 
traire, l’opinion pour probable. Laïque ou clerc, 
peu importe d’ailleurs, le grand intérêt étant de 
pouvoir üxer la nationalité de l’écrivain. 

Pertz, qui a publié la Devastatio Constantino- 
politana , à la suite des Annales Herbipolenses , 
dans le XVI* volume de ses Monumenta , admet 
sans discussion que l’auteur est allemand (1). Karl 
Hopf, qui l’a reproduite dans ses Chroniques gréco- 
romanes , la donne, lui aussi, comme écrite « ab 
auctore Germano , oculato rei teste et expeditionis 
participe. » Ce n’est pourtant pas que Hopf ac¬ 
cepte aveuglément les opinions ou les textes de 
son illustre compatriote et confrère. Il est même 
assez curieux de voir de quelle façon irrévéren¬ 
cieuse, presque cavalière, il traite le savant édi¬ 
teur des Monumenta Germaniœ historica , en si 
grand honneur parmi nous. 

D’après Hopf, l’édition de Pertz fourmille de 
fautes manifestes , d'erreurs évidentes , si bien que 
lui, Hopf, a dû prendre la peine de corriger et de 

(1) Monumenta Germaniœ historica , t. XVI, p. 1 : « Postea 
in codice... captio urbis Constantinopolitanæ ah auctore Ger- 
mano y oculato rei teste et expeditionis participe descri- 
bitur. » 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


19 


rétablir le texte, d’après les règles de la critique 
historique (1). 

M. Karl Kopf, qui se montre si sévère à autrui, 
aurait dû se rappeler peut-être qu’une des pre¬ 
mières règles de la critique historique , lorsqu’on 
se trouve en présence d’un auteur anonyme, est 
de donner les raisons sur lesquelles on s’appuie, 
pour attribuer audit auteur telle ou telle nationa¬ 
lité plutôt que telle ou telle autre. Sous ce rapport 
il n’est pas moins répréhensible que Pertz, dont il 
s’est contenté de reproduire l’affirmation, sans 
l’avoir ni contrôlée ni discutée. 

Pertz a très-bien établi, il est vrai, que les 
Annales Herbipolenses sont l’œuvre d’un Alle¬ 
mand, habitant de Wurzbourg et contemporain 
de la seconde croisade (2). 11 affirme, en outre, que 
le manuscrit de Venise, d’où il a tiré les Annales 
et la Devastatio est un manuscrit d’origine alle¬ 
mande. Soit; mais, de ce que la Devastatio figure 
dans un manuscrit allemand, à la suite des An¬ 
nales Herbipolenses, œuvre évidente d’un Alle¬ 
mand, il ne s’ensuit pas nécessairement que la 
Devastatio soit, elle aussi, d’origine allemande. 
Ce ne serait, à la rigueur, qu’une simple présomp¬ 
tion, en supposant toutefois que nous nous trou¬ 
vions ici en présence de l’original et non d’une 
copie. 

(1) Chroniques gréco-romanes , p. xiv. 

(2) Monumenta Germaniœ historica..., t. XVI, p. 1 : « Ipse 
clericus vel monachus Wirzeburgensis... testis oculatus per- 
secutionis Judæorum Wirceburgi a. 1147... » 


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20 


LA DIVERSION 


Notons, d’ailleurs, qu’on ne saurait établir au¬ 
cune corrélation entre les deux récits ; le premier 
s’arrête en 1158, le second commence en 1202, ce 
qui laisse entre l’un et l’autre un intervalle d’un 
demi-siècle et ne permet guère de les attribuer 
au même auteur. L’orthographe, du reste, en est 
différente ; Pertz le reconnaît formellement (1). 
Cela seul eût dû le mettre en garde et l’empêcher 
de trancher aussi vite la question de nationalité ; 
nul doute qu’il ne fût arrivé à de tout autres con¬ 
clusions s’il eût pris la peine d’aller demander à 
l’œuvre elle-même le secret de l’écrivain. Il n’était 
pas impossible de le découvrir, malgré le caractère 
un peu impersonnel de cette étrange production. 

Une certitude qui s’impose tout d’abord, après 
une première lecture, même superficielle, c’est 
que l’auteur de la Devastatio n’est pas Vénitien. 
Au passage cité plus haut, relatif au patriarcat, et 
qui à lui seul suffirait, nous en pouvons ajouter 
un autre, non moins significatif, à propos de l’é¬ 
lection de l’empereur (2) : « Constitua sunt sex 
ex parte nostrâ, sex ex parte Venetorum, quibus 
data est potestas eligendi imperatorem. » 

La nationalité vénitienne écartée, restent les 
trois autres , représentées à la croisade dans des 
proportions diverses : française, allemande, italo- 

(1) Monumenta Germaniœ historica , t. XVI, p. 1 : et Postea 
in codice, scriptura simillima sæculi XIII ineuntis, sed or¬ 
thographia diversa... captio urbis Constantinopolitanæ... 
describitur. » 

(2) Chroniques gréco-romanes, p. 92. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


21 


lombarde. Par ce dernier terme, nous désignons 
tous les Italiens en dehors de Venise. 

Il est peu vraisemblable que l’auteur ait appar¬ 
tenu à notre pays : un Français, en effet, ayant, 
par exemple, à parler d’Étienne du Perche, l’eût 
certainement appelé Stephanus de Pertico , et non 
Stephanus de Perchâ. Le de Perchâ de la Devas- 
tatio (1) ne peut guère être que le fait d’un étranger 
trompé par la prononciation française. La question 
se réduit donc à savoir si ledit étranger est italien 
ou allemand. 

Nous n’oserions pas prétendre que le ton assez 
coulant et facile de la latinité décèlerait plutôt une 
origine italienne qu’une origine germanique. 

Toutefois, certaines locutions , surtout certains 
détails spéciaux sur les affaires italiennes, feraient 
plus volontiers déjà pencher vers cette première 
hypothèse. 

Ainsi, lors de l'envoi du légat Pierre Gapuano 
en France, notre anonyme écrit : « Magister Petrus 
cardinalis transalpinavit in Burgundiam... (2). » 
Il serait puéril, à coup sûr, d’attacher au mot 
transalpinavit plus d’importance qu’il ne faut ; il 
est pourtant incontestable qu’il sent étrangement 
son italien. 

Un peu plus loin, parlant du passage des croisés 
à travers la Lombardie, l’auteur constate les mau¬ 
vaises dispositions des Lombards ; il cite même un 


(1) Chroniques gréco-romanes , p. 8G-87. 

(2) Ibid., p. 80. 


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22 


LA DIVERSION 


décret interdisant aux pèlerins de séjourner plus 
d’une nuit dans chaque ville : « Hic exercitus , 
cum de diversis mundi partibus in Longobardia 
colligeretur, Longobardi habito concilio edictam 
fecerunt, ne quis peregrinum hospitaretnr amplius 
qnam per imam noctem, et ne eis victualia vende- 
rentur, et persecnti sant eos de civitate in civi- 
tatem (i). » 

Voilà des détails qui ne se trouvent que dans la 
Devastatio . Faut-il en conclure qu’ils sont de pure 
invention, y voir un simple racontar imaginé et 
colporté par les Allemands, assez peu amis des 
Lombards. Outre qu’en pareil cas, nous aurions 
chance d’en retrouver quelque trace dans les autres 
chroniqueurs allemands, la chose en soi paraît 
difficilement acceptable, étant donnée l’exactitude 
ordinaire, la précision habituelle, de notre auteur. 
Il peut être ici coupable de quelque exagération, 
nous le croyons volontiers, mais le fonds doit être 
vrai. 

Notons, d’ailleurs, que les mesures en question 
ne visaient évidemment que les bandes désordon¬ 
nées des pauvres pèlerins , lesquels précédaient ou 
suivaient toujours les troupes régulières de chaque 
croisade, et dont le passage était pour les pays 
traversés un véritable fléau. Il est clair que les 
Lombards ne se seraient pas exposés à traiter de la 
sorte nos barons ou chevaliers croisés. Voilà pour¬ 
quoi nous ne trouvons nulle trace du décret Lom- 

(1) Chroniques gréco-romanes, p. 87. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


23 


bard et de son exécution, ni dans Villehardouin, 
ni dans Robert de Clan (1). 

Selon toute probabilité, notre anonyme n’a pas dû 
souffrir davantage des mesures rigoureuses dont il 
parle ; les chroniqueurs étant d’habitude gens de 
quelque importance, ou marchant à la suite de 
quelque grand personnage. Le nôtre, sans doute, ne 
faisait pas exception à la règle. Dès lors, pour qu’il 
se soit donné la peine de noter un détail, ignoré ou 
dédaigné des autres chroniqueurs, ses confrères, 
il faut qu’il ait été bien au courant de ce qui se 
passait en Lombardie ; il faut qu’il ait pris aux 
choses lombardes un intérêt tout particulier; et 
nous serions très-disposé à le croire fort proche 
voisin des Lombards. 

11 devait être, en effet, si nous ne nous trom¬ 
pons, originaire du Montferrat, ou tout au moins, 
lors de la croisade, attaché à la personne du mar¬ 
quis Boniface. Voici les raisons sur lesquelles 
nous appuyons notre hypothèse : 


(1) La question des vivres, visée dans le décret lombard, 
fait aussi l’objet d’une clause spéciale dans le traité franco- 
vénitien d’avril 1201 : <t Nec est prætermittendum quod vic- 
tualia comparare non debetis, a Cremona et infra versus 
Venetiam et a Bononia, Imola, Faventia et infra versus Ve- 
netiam, nisi verbo nostro. » (Muratori, Scriptores rerum lta - 
licarum, t. XII, col. 324.) 

Notre anonyme étant , selon toute vraisemblance, un 
Italien du Montferrat, n’a pas pu confondre les deux 
décrets, comme le suppose le D r Klimke, p. 62 de sa bro¬ 
chure déjà citée. 


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24 


LA DIVERSION 


De toutes les chroniques d’Occident, la Devas- 
tatio est celle où, sans contredit, le marquis de 
Montferrat tient la plus large place. C’est la seule 
où il figure d’une façon régulière, constante, au 
premier rang, partout et toujours : « Marchio et 
omnes barones Venetisjuraverunt... Marchio cum 
omnibus baronibus ei juravit (1). » Le marquis est 
bien véritablement ici le chef de l’armée , le chef 
non pas nominal, mais réel. On voit que la Devas- 
tatio prend le titre au sérieux. Elle a soin de nous 
prévenir que ce titre, déjà donné au marquis en 
France, lui a été confirmé à son arrivée à Venise : 
« In assumptione Beatæ Mariæ marchio ad exer- 
citum venit et ductor exercitus est confirmatus. 
Barones ei omnes juraverunt (2). » 

Telle escarmouche insignifiante, négligée des 
autres chroniques, sera scrupuleusement notée 
par la Devastatio, pour peu que le marquis s’y soit 
trouvé mêlé : « Sequenti die post Epipbaniam, 
Greci in equis exeunt de civitate; marchio cum 
paucis illis occurrit ;... duo milites et unus scutifer 
ex parte marchionis cadunt (3). » 

Ce dernier petit détail, dans une chronique si 
sobre de détails, suffirait presque à nous prouver 
que l’anonyme est lui aussi ex parte marchionis, 
un homme du marquis. 

Nous en avons, du reste, une autre preuve, et 


(1) Chroniques gréco-romanes , p. 87-88. 

(2) Ibid. , p. 87. 

(3) Ibid., p. 91. 


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SUR Z ARA ET CONSTANTINOPLE. 


25 


bien autrement décisive : Ayant à nous parler pour 
lapremière fois de Boniface, au moment où il est 
appelé à prendre la succession du comte de Cham¬ 
pagne, la Devastatio le désigne par ce seul titre 
marchio : « Cornes Campaniæ, cum omnia neces- 
saria præparasset ad eundum, defunctus est, cujus 
marchio accepit pecuniam et totum apparatum 
viæ illius... (1). » 

Pourquoi la Devastatio , qui n’avait pas encore 
eu l’occasion de nous parler de Boniface, ne pré- 
cise-t-elle pas davantage ? De quel marquis s’agit- 
il ? Pourquoi ne dit-elle pas le marquis de Mont- 
ferrât , comme elle dit deux lignes plus haut les 
comtes de Champagne , de Saint-Paul , de Blois ; 
ou encore le marquis Boniface , comme elle dit 
le comte Bertold , le seigneur Odon , le seigneur 
Étienne , le seigneur Henri ..., etc. ? Notons que ce 
n’est pas là oubli ou simple inadvertance, laquelle 
sera réparée plus tard. Dans tout le cours du récit, 
le chef de l’armée n’est jamais appelé autrement 
que marchio . 

Il y a là, à coup sûr, quelque chose d’étrange, 
d’absolument inexplicable, si l’on ne se range pas 
à notre opinion, à savoir que l’auteur de la Devas¬ 
tatio vivait dans l’entourage, dans l’intimité du 
marquis. Il est tout naturel, dès-lors, qu’il lui ait 
conservé dans son œuvre le titre sous lequel il 
l’entendait journellement désigner autour de lui, 
sans éprouver une seule fois la tentation de pré- 


(1) Chroniques gréco-romanes , p. 86. 


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26 


LA DIVERSION 


ciser davantage, en ajoutant au titre, soit le nom 
de l’individu, soit le nom de la terre. 

On pourrait encore supposer à la rigueur que la 
Devastatio est un morceau détaché d’une chro¬ 
nique plus étendue, où il aurait été, avant la 
croisade, longuement parlé déjà de Boniface, mar¬ 
quis de Montferrat. Gela enlèverait, sans doute, 
tout caractère d’étrangeté au mot marchio, désor¬ 
mais employé seul. Mais, comme une pareille 
chronique ne pourrait guère être qu’une chronique 
même du Montferrat, composée à l’occasion et en 
l’honneur de la quatrième croisade, cette seconde 
hypothèse ne détruirait en rien la première ; et 
nous n’en regarderions pas moins comme prouvée 
l’existence de rapports intimes entre notre auteur 
et le marquis. 

Sur ce point, notre argumentation nous paraît 
si décisive que, la nationalité allemande de l’au¬ 
teur serait-elle un jour mise hors de doute par des 
découvertes ultérieures, affirmée et démontrée par 
des témoignages irrécusables, nous nous croirions 
encore le droit de conclure que ledit Allemand 
était attaché à la personne du marquis de Mont¬ 
ferrat. Et, en somme, cela est d'un tout autre in¬ 
térêt que la question même de nationalité. Il n’est 
pas indifférent, sans doute, de savoir si la Devas¬ 
tatio Constantinopolitana est l’œuvre d’un italo- 
lombard ou d’un Allemand ; mais combien n’est-il 
pas plus important de pouvoir établir qu’elle a été 
rédigée pour ainsi dire sous les yeux, par les or¬ 
dres de Boniface, le chef de la croisade ? 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


27 


On avait toujours pensé, et avec raison, qu’il 
devait exister quelque part une chronique du Mont- 
ferrat racontant l’expédition de Constantinople, et 
les exploits du marquis Boniface. On voit que, sans 
nous en douter, nous possédions le texte ou le 
résumé de ces fameux Gesta marchionis Montis- 
ferrati, vainement cherchés jusqu’à ce jour, et 
dont M. Dove croyait retrouver naguère les restes 
dans la Chronique de Sicardi de Crémone (1). 

La Devastatio Constantinopolitana doit donc 
être regardée désormais comme une sorte de jour¬ 
nal officiel de la quatrième croisade, ce qui aug¬ 
mente, dans une proportion singulière, la valeur, 
incontestable déjà, de ce curieux document. 


(1) Voir à ce propos le passage déjà cité des Exuviœ sacræ 
Constantinopolitanœ , 1.1, p. xxxiv. 


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III. 


L ESPRIT DE LA CROISADE DE 1202. 


En 1097, lors de la première croisade, quand les 
grandes armées d’Occident, en route pour Jéru¬ 
salem, s'étaient trouvées réunies sous les murs 
de Constantinople, quelques-uns de nos occiden¬ 
taux avaient déjà jeté un regard de convoitise sur 
les riches palais de la cité grecque. L’un d’eux 
même , le Normand d’Italie Boémond proposait 
sérieusement à Godefroi de Bouillon de com¬ 
mencer par conquérir ou piller Constantinople. Il 
eût volontiers pour sa part borné là son pèleri¬ 
nage. 

Mais rares étaient alors ceux qui, comme 
Boémond, songeaient plus à faire fortune qu’à 
délivrer le tombeau du Christ. Tous, ou presque 
tous, dans leur foi ardente, obéissant à un mobile 
unique, le mobile religieux, se sentaient invinci¬ 
blement poussés vers Jérusalem. Us purent, il est 
vrai, s’attarder un instant à Nicée, à Antioche, se 
détourner sur Tarse ou sur Edesse ; mais on 
n’imagine pas volontiers qu’un hasard, un acci¬ 
dent quelconque leur eût fait oublier le but de 
leur voyage. Avant d’avoir atteint la ville sainte, 
ceux-là n’auraient jamais voulu, à aucun prix, 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


29 


sous aucun prétexte, s’arrêter, se fixer quelque 
part, soit à Constantinople, soit ailleurs. 

En était-il tout à fait de même de nos croisés 
de 1202? Dans un sujet comme le nôtre, c’est 
évidemment la première question à se poser. 
Sans doute, l’esprit des croisades ne devait s’étein¬ 
dre que soixante-dix ans plus tard, avec saint 
Louis ; mais qui oserait soutenir sérieusement que 
les compagnons de saint Louis ressemblaient aux 
compagnons de Godefroi? Combien suivront le 
pieux roi à regret, à contre cœur, par pur dé¬ 
vouement personnel, ou par sentiment d’amour- 
propre chevaleresque, sans que la foi religieuse 
entre pour rien dans leur détermination? Les 
meilleurs d’entre eux peut-être, du moins les 
plus habiles à ruser avec leur conscience, trouve¬ 
ront, comme Joinville, que c’est faire œuvre plus 
agréable à Dieu de rester chez soi « pour son 
« peuple aidier et deffendre ». C’est même imiter 
Dieu « qui mist son cors pour son peuple sauver » ; 
et ils n’hésiteront pas à conclure « que touz ceulz 
« firent péché mortel » qui conseillèrent au roi la 
croisade (1). 

On n’en était pas encore là sans doute au com¬ 
mencement du XIII e siècle ; mais qu’on était loin 
déjà de l’enthousiasme, de l’élan spontané, irrésis¬ 
tible, de la première croisade ! 

Le succès pourtant des premières prédications 
de Foulques rappelle à certains égards les temps de 

(1) Joinville, p. 488 ; édit, de Wailly, Paris, 1877. 


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30 


LA VERSION 


Pierre l’Ermite. Un des associés de Foulques , le 
moine de St-Denys, Herluin, entraîne une innom¬ 
brable multitude de Bretons, qui partent sans plus 
tarder, comme autrefois les bandes désordonnées 
de 1095. Ils passent par Venise, s’il faut en croire 
la chronique de Dandolo , qui, du reste, ne nous 
apprend rien de plus sur leur compte. On 
pourrait presque supposer, d’après le récit du 
chroniqueur vénitien, que nos pèlerins de 1198 
n’ont pas dépassé Venise (1). 

L’historien de Philippe-Auguste, Rigord, nous 
donne quelques détails nouveaux : Il nous apprend 
que les compagnons d’Herluin parvinrent jusqu’à 
St-Jean-d’Acre, mais qu’une fois là ils se disper¬ 
sèrent, faute de chefs, et ne firent rien d’utile (2). 

Leur expédition n'en prouvait pas moins toute 
l’ardeur de leur zèle religieux. Il ne faudrait pas, 


(1) « Multi in Gallia prædicatione Fulconis sacerdotis cruce 
« signati, cum multis laboribus venerunt Venetias, sed 
« quia inordinati venerunt, nihil profecerunt. » t^uratori, 
Scriptores rerum Italicarum, t. XII, col. 319.) 

(2) a Anno Domini MCXCVIII, sæpedictus Fulco aliumsibi 

« sacerdotem nomine Petrum de Rossiaco. ad officium 

« prædicationis associavit. Præter hos duos Herluinus 

« monachus beati Dyonisii Parisiensis... versus marinam 
« Britanniam prædicavit, per cujus ministerium et prædica- 
« tionis officium Britonum innumera multitudo cruces de 
« manu ejus assumpserunt et subito cumaliisperegrinis mari 
« transita, apud Acchon, ductore monacho jam dicta perve- 
« nerunt, sed ibi in multis partibus divisi, rectorem non ha- 
a bentes, nihil ad perfectum duxerunt. » (Recueil des histo¬ 
riens des Gaules... t. XVII, p. 48.) 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


31 


toutefois, se hâter d’en conclure que l’enthou¬ 
siasme pour la croisade n’eût rien perdu depuis 
la fin du onzième siècle. L’élan des Bretons ne 
semble pas, en effet, avoir gagné vite le reste du 
royaume. 

Tous les chroniqueurs sont unanimes à constater 
combien dura peu la popularité de Foulques, le 
grand prédicateur de la croisade : Rigord n’ose 
raconter tous les miracles opérés par lui ; on ne le 
croirait pas, dit-il, tant est devenue grande l’in¬ 
crédulité des hommes (1). Nous savons qu’il ne 
faut pas toujours prendre à la lettre les plaintes 
et les lamentations de ce genre. Si nous n’avions 
à invoquer ici que le témoignage isolé de Rigord, 
nous n’y attacherions pas grande importance; 
mais les révélations ou les insinuations de Robert 
Abolant, d’Albéric de Trois-Fontaines, de Jacques 
de Vitry, sont autrement décisives. 

Robert Abolant avoue qu’on sc lassa vite d’en¬ 
tendre Foulques : « Desideratissime concurrebat 
ad auditum verbi populi multitudo ; verum non 
diuperstitit ilia fervens audiendi frequentia, sed 
procès su temporis cito deferbuit (2). » 


(1) <( Eodem anno (1198) Dominus Jésus Christus multa 
a miracula per prædictum (Fulconem) sacerdotem operari 
« coepit : cæcis visum, surdis auditum, mutis loquelam, 
« claudis gressum per orationem et manus ipsius sacerdotis 
a impositionem restituit, et alia multa quæ... prætermittimus 
« propter hominum nimiam incredulitatem. » (Recueil des 
historiens des Gaules , t. XVII, p. 48.) 

(2) Recueil des historiens des Gaules, t. XVIII, p. 263. 


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32 


LA DIVERSION 


Albéric va plus loin: Il a bien entendu parler 
des miracles du prédicateur; mais il a entendu 
dire aussi que Foulques ramassait beaucoup 
d’argent, ce qui n’était pas sans causer grand 
scandale ; car on se demandait si cet argent était 
en réalité destiné à la Terre-Sainte : « Dicunt qui¬ 
dam aliqua per eum facta miracula, maxime ad 
fontes quos benedixit. Sed in hoc scandaliza - 
bantur nonnulli qnod nimiam pecuniam ag- 
gregavit , quasi ad succursum terræ Hierosoly- 
mitanæ (1). » 

Jacques de Vitry se fait l’écho des mêmes 
rumeurs, des mêmes accusations, bien qu’il 
semble moins disposé qu’Albéric à y ajouter 
créance. Son témoignage n’en a que plus de 
valeur. Voici le curieux passage que nous em¬ 
pruntons à la traduction Guizot : * Il commença à 
ramasser beaucoup d’argent des aumônes des 
fidèles, afin de le distribuer aux pauvres croisés, 
tant chevaliers qu’à tous autres. Et quoiqu’il ne fît 
point ces collectes dans une vue de cupidité..., 
cependant, dès ce moment, son autorité et sa pré¬ 
dication commencèrent à diminuer parmi les 
hommes; et à mesure que son argent allait crois¬ 
sant, la crainte et le respect qu'il avait inspirés 
décroissaient (2). » 

De pareils soupçons, à coup sûr, ne seraient ja- 


(1) Recueil des historiens des Gaules y t. XVIII, p. 762. 

(2) Collection des Mémoires relatifs à VHistoire de France , 
t. XXII, p. 302. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


33 


mais venus à l’esprit des contemporains de Pierre 
l’Ermite ; et ce qui est grave ici, c’est qu’ils ne 
s’adressent pas à un homme en particulier, à tel 
ou tel prédicateur ; ils remontent plus haut que 
Foulques ; ils atteignent le clergé tout entier, la 
cour de Rome elle-même. Un peu plus, on lui 
reprocherait de ne voir dans la croisade qu’un 
moyen d’exploiter les fidèles, de s’enrichir à leurs 
dépens. Innocent III s’en rend bien compte, lui, si 
sincèrement dévoué à la cause de la Terre-Sainte; 
il ne peut s’empêcher de constater avec tristesse 
combien l’esprit de croisade s’en va, combien est 
devenu général, au contraire, cet esprit de déni¬ 
grement, de défiance qui a remplacé la foi ardente 
et naïve du siècle précédent. 

Aussi, pour ôter toute excuse, tout prétexte, 
non-seulement à l'indifférence, mais à la malveil¬ 
lance, aux calomnies, aux soupçons, il voudrait 
que le clergé tout le premier donnât d’abord 
l’exemple du sacrifice, qu’il s’imposât lui-même, et 
dans une large mesure, avant de demander pour 
la guerre sainte de l’argent au peuple. 

Il exige que les clercs de toute la chrétienté con¬ 
sacrent à la Terre-Sainte la quarantième partie de 
leurs revenus, tandis que ses cardinaux et lui en 
verseront le dixième : « Quia vero detrahendo di- 
cebant nonnulli quod Ecclesia Romana imponebat 
aliis onera gravia et importabilia, digito autem suo 
nolebat ilia movere..., cardinales elegit... ut tam 
verbo quam exemplo invitarent alios;.... consti¬ 
tuons ut universi clerici... de proventibus eccle- 

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34 


LA DIVERSION 


siasticis quadragesimampartem insubsidium terræ 
sanctæ conferrent, ipse vero et cardinales decimam 
deproventibus suis tribuerentportionem (1). 

Notons que les termes, dont se servent ici les 
Gesta, sont empruntés presque textuellement aux 
Lettres mêmes adressées par le pape, en 1198, au 
clergé de France, d’Angleterre, de Hongrie et de 
Sicile (2). 

Innocent III ne se faisait donc aucune illusion. 
Il savait à quels obstacles, à quel mauvais vouloir 
se heurterait sa bonne volonté. Sans doute, à la 
fin du XII e siècle, comme à la ün du XI e , nombre 
de gens encore étaient tout disposés à s’en aller 
en Terre-Sainte, témoins les Bretons d’Herluin. 
Mais c’étaient, pour la plupart, de petites gens, 
pèlerins plutôt que croisés. Il fallait d’autres com¬ 
pagnons pour délivrer Jérusalem ; il fallait le con¬ 
cours des hommes d’armes, des barons, et ceux-ci 
ne se pressaient pas de répondre à l’appel du 
pontife. 

Il est vrai que les circonstances politiques étaient 
peu favorables. Les seigneurs allemands étaient 

(1) Migne, Patrologie latine, 1.1 des quatre volumes con¬ 
sacrés à Innocent III; ch. xlvi des Gesta, col. lxxxix. 

(2) Voir notamment la Lettre 336, du liv. I, adressée à 
l’archevêque de Narbonne : «... ne nos aliis onera gravia 
« et importabilia imponere videamur , digito autem nostro ea 
« movere nolimus, dicentes tantum, et aut nihil aut mi- 
« nimum facientes,... ejus exemplo qui cœpit facere et do- 
« cere, ut et nos... bonum aliis præbeamus exemplum, in 
a personis pariter et in rebus terræ sanctæ decrevimus sub- 
« venire... » (Migne, t. I, col. 310.) 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


35 . 


tous plus ou moins directement engagés dans la 
rivalité d’Othon de Brunswick et de Philippe de 
Souabe ; ceux de France et d’Angleterre dans les 
guerres de Philippe Auguste et de Richard Cœur 
de Lion. 

Pourtant, de l’avent de 1199 au carême de 1200, 
maints hauts hommes de France se décidèrent à 
prendre la croix : les comtes de Champagne, de 
Blois, de Flandre, de St-Paul, et beaucoup d’au¬ 
tres (1). 

Or, ce qui nous frappe et ce qui corrobore étran¬ 
gement notre thèse, c’est que les chroniqueurs du 
temps ont vu, dans cette détermination des comtes 
ou barons de France, un pur calcul politique, bien 
plus qu’une pensée religieuse. 

Tous ou presque tous nos croisés avaient été les 
alliés de Richard, et Richard venait de mourir. Ils 
se trouvaient donc sans secours, sans appui contre 
le roi de France ; et c’est pour échapper aux ven¬ 
geances de Philippe Auguste qu’ils auraient pris 
la croix, mettant ainsi leur personne et leurs biens 
sous la protection, sous la sauvegarde du St-Siège. 
Telle est l’opinion de Guillaume le Breton (2), opi- 


(1) a En l’autre an après que cil preudon Folques parla 
« ainsi de Deu..., si avint que Tibauz, quenz de Champaigne 
« et de Brie, prist la croiz, et li quens Loeys de Blois et de 
« Chartein : et ce fu à Ventrée des avenz... » 

« A Ventrée de la quaresme apres... se croisa li quens 
« Baudoins de Flandres.,. » (Villehardouin, par. 3 et 8, p. 4 
et 6.) 

(2) « Flandrensis, Blesensis... comités..., videntes se per 


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36 


LA DIVERSION 


nion qui n’a certainement, à l’époque, ni surpris, 
ni scandalisé personne ; il faut même* qu’elle ait 
été assez communément répandue, puisque nous 
voyons outre mer Ernoul s’en faire l’écho (1). 

Faut-il pourtant l’admettre sans réserve ? Nous 
ne le pensons pas. Le calcul, dans tous les cas, eût 
été bien imprudent. Philippe Auguste, qui avait 
éprouvé si peu de scrupules à profiter jadis de 
l’absence de Richard, n’en eût pas éprouvé da¬ 
vantage à mettre à profit l’absence de ses barons ; 
et ceux-ci n’étaient pas assez naïfs pour s’imaginer 
que le roi, le jour où il lui prendrait fantaisie 
d’envahir leurs domaines, reculerait devant les 
anathèmes du pontife. 

La vérité est peut-être qu’ayant fait leur paix 
avec Philippe, ils lui donnaient, en vidant pour 
un temps le royaume, la meilleure preuve qu’ils 
ne songeaient plus à rien machiner contre lui. 
Parlé, ils pouvaient espérer désarmer ses rancunes, 
le détourner de toute pensée de représailles. 

Nous n’allons pas, d’ailleurs, aussi loin que 
Guillaume le Breton ; nous admettons volontiers 
qu’en se croisant nos barons cédaient à d’autres 
considérations, que des considérations purement 
égoïstes et politiques. Ils entendaient remplir 


« mortem Ricardi regis auxilio et consilio destitutos , cruce 
« assumpta, venerunt in civitatem Venetiarum... » ( Recueil 
des historiens des Gaules , t. XVII, p. 76.) 

(1) « Dont aucunes gens disent qu’il se croisierent pour le 
« (doute dou) roi de France, qu’il ne les grevast por çon que 
« contre lui avoient esté. » (Chronique d’Ernoul, p. 337.) 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


37 


leur devoir, sinon de chrétiens fervents, du moins 
de loyaux chevaliers ; car l’expédition de Terre- 
Sainte peut n’être plus, pour beaucoup, affaire de 
conscience et de piété, elle reste pour tous affaire 
de mode, d’amour-propre chevaleresque. Le lieu 
même où se décide notre croisade dit bien le 
caractère mi-mondain, mi-religieux de l’entre¬ 
prise. C’est au tournoi d’Ecry-sur-Aisne que les 
comtes Thibaut et Louis prennent la croix (1), 
et c’est leur exemple, hautement approuvé sans 
doute des nobles dames, qui entraînera le reste 
de leurs compagnons. 

Il est incontestable que la troisième croisade 
avait eu déjà ce caractère chevaleresque très- 
prononcé. Nous le retrouvons ici, mais combiné 
cette fois peut-être avec d’autres sentiments d’or¬ 
dre moins élevé, moins généreux, qui tendent à 
prédominer chaque jour davantage. La preuve, 
c’est que les prédicateurs eux-mêmes ne man¬ 
quent pas d’y faire appel. 

Ouvrons YHistoria Constantinopolitana de Gun- 
ther ; écoutons le sermon de son abbé Martin dans 
la cathédrale de Bâle: l’abbé commence, il est vrai, 
par promettre, à qui prendra la croix, la vie et la 
gloire éternelles ; mais il a soin bientôt de faire 
toucher du doigt à ses auditeurs les avantages 

(1) « En l’autre an, après que cil preudon Folques parla 
« ainsi de Deu, ot un tornoi en Champaigne , a un chastel qui 
« ot nom Aicris; et par la grâce de Deu siavint que Tibauz, 
« quenz de Champaigne et de Brie, prist la croiz... » (Ville- 
hardouin, par. 3 déjà cité, p. 4.) 


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38 


LA DIVERSION 


; pratiques, matériels de la croisade : « Taceo nunc 
quod terra ilia quam petetis longe hac terra opu- 
lentior est ac fecundior ; et facile fleri potest ut 
multi etiam ex vobis in rebus etiam temporalibus 
prosperiorem ibi fortunam inveniant (1). » 

En vérité, la première partie de la phrase sem¬ 
ble s’adresser à des émigrants , non à des croisés ; 
elle pourrait faire songer au Far-west américain 
presque autant qu’à la Terre-Sainte. Et comme on 
sent qu’en dépit de la formule oratoire taceo , le 
détail de la terre féconde a son importance ! 
L’abbé Martin se hâte d’y revenir ; il insiste sur 
le côté avantageux de l’entreprise : peu de risques 
à courir, beaucoup de profits à espérer, tel est en 
somme le résumé de son discours : « Nunc videte , 
fratres, quanta sit in hac peregrinatione securitas, 
in qua et de regno cœlorum promissio certa est, 
et de temporali prosperitate spes amplior (2). » 

Ainsi, pour décider les Allemands à se croiser, 
la promesse du royaume des cieux ne suffit plus ; 
il leur faut encore l’assurance que le pèlerinage 
sera facile , surtout qu’il sera fructueux . 

Et quand nous parlons ici des Allemands, nous 
ne voulons pas dire que nos Français aient été in¬ 
différents à toute considération de ce genre. A la 
vérité, le jour où ils se détourneront de leur route 
pour marcher sur Constantinople, nous les verrons 
bien mettre en avant les grands avantages qu’en 

(1) Exuviœ sacrœ Constantinopolitanæ , 1.1, P* 64. 

(2) Ibid., t. I, p. 64. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


39 


doivent retirer plus tard et l’église romaine et les 
chrétiens de Palestine. Mais il faüt avouer qu’une 
fois la ville prise, dans l’enivrement du triomphe, 
ils ne songeront plus guère ni à l’union des deux 
églises, ni à la délivrance de Jérusalem. 

Ce qui frappe tout d’abord Villehardouin et ses 
compagnons, c’est la richesse du butin : « et fu si 
granz le gaaienz faiz que nus ne vos en sauroit 
dire la fin, d’or et d’argent, et de vasselement et 
de pierres précieuses, et de samiz et de dras de 
soie, et de robes vaires et grises et hermines, et 
toz les chiers avoirs qui onques furent trové en 
terre. Et bien tesmoigne Jo (Trois de Vilehardoin li 
mareschaus de Champaigne, à son escient par 
verté, que puis que li siècles fu estorez, ne fu tant 
gaainié en une vile. 

« Ghascuns pristostel tel com lui plot, et il en i 
avoit assez... : et fu granz la joie de l’onor et de la 
victoire que Diex lor ot donée ; que cil qui avoient 
esté enpoverté, estoient en richece et en délit (1). » 

Ce n’est pas là tout à fait le genre d’enthou¬ 
siasme qu’on rencontre chez les vainqueurs de 
Jérusalem en 1099; bien qu’eux non plus ne 
se soient pas fait faute de piller à l’occasion. Il y 
a donc ici, ce nous semble, une note toute nou¬ 
velle, qu'il ne faudrait pas exagérer, mais dont il 
serait à coup sûr injuste de ne tenir aucun compte. 

Quand le sentiment religieux se trouve combiné 
de la sorte avec l’esprit d’aventures, avec l’amour 


(1) Villehardouin, par. 250-251, p. 146. 


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40 


LA DIVERSION 


du gain, il est clair qu’au moindre avantage offert, 
comme au moindre obstacle rencontré le long de 
la route, on sera plus volontiers tenté d’oublier le 
but à atteindre. 

On peut lire à ce propos la curieuse aventure 
d’un chevalier flamand, que Mas-Latrie a racontée 
dans son histoire de Chypre, d’après la chronique 
d’Ernoul (i). 

Ledit chevalier se trouvait sur la flotte partie 
des ports de Flandre, au printemps de 1202, et 
qui devait joindre plus tard le comte Baudouin. 
A Marseille, où la flotte fait relâche, il rencontre 
une fille d’Isaac Comnène, prise jadis en l’île de 
Chypre, lors de la conquête de l’île par le roi 
Richard. Notre croisé épouse la princesse grecque, 
et n’a plus dès lors qu’un désir : aller au nom de 
sa femme redemander Chypre au roi Amaury de 
Lusignan. Arrivé en Syrie, il présente, en effet, sa 
requête ; de quelle façon elle dut être accueillie, 
nous pouvons nous l’imaginer sans peine : « Quand 
li rois Haimeris oï ceste requeste, si le tint pour 
muzart ; et se li comanda qu’il vuidast se tiere... ; 
et s’il ne le faisoit, il l’escilleroiL Li chevaliers... 
vuida le tiere, et s’en ala en le tiere le roi d’Er- 
ménie (2). » 

Soyons certains que s’il eût été soutenu de ses 
compagnons ou des chrétiens de Syrie, il n’eût 


(1) Histoire de l’ile de Chypre, par M. de Mas-Latrie, 3 v. 
Paris, 1851-1855. Voir 1.1, p. 159. 

(2) Chronique d’Emoul , p. 353. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


41 


éprouvé nul scrupule, nulle hésitation à guerroyer 
contre ce roi Amaury, pour le plus grand profit 
duquel il avait naguère pris la croix. 

Plus étrange et plus significative encore est 
l’histoire du croisé Gautier de Brienne. 

Vers la fin d’avril 1201, comme Villehardouin 
revenait de Venise, il trouva au passage du mont 
Cenis le comte Gautier qui s’en allait en Pouille. 
Celui-ci venait d’épouser une fille de l’ex-roi 
des Deux-Siciles , Guillaume , l’infortuné rival 
d’Henri VI. Or, l’empereur avait promis jadis de 
laisser à Guillaume et à ses héritiers le comté de 
Lecce avec la principauté de Tarente, en échange 
du royaume dont il les avait dépouillés. C’était 
précisément cet héritage que venait réclamer le 
comte Gautier. Avec lui « s’en aloit Gautiers de 
Monbeliard et Eustaices de Conflans, Roberz de 
Joinville et granz partie de la bone gent de Cham- 
paigne qui croisié estoient. » 

Ce n’est pas qu’ils eussent oublié leur voeu de 
croisade, ils comptaient bien l’accomplir plus tard ; 
ils donnèrent même, pour l’année suivante, ren¬ 
dez-vous à Villehardouin et à ses compagnons. 
Mais les aventures adviennent « ensi com Dieu 
plaist » ; et nos Champenois ne devaient jamais 
rejoindre les autres croisés : « Ce fu mult granz 
domaiges; que mult estoient preu et vaillant (1). » 

Le plus grand dommage en l’affaire, fut que le 


(1) Villehardouin, par. 33-34, p. 20. 


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42 


LA DIVERSION 


comte Gautier se détourna ainsi et pour jamais de 
la croisade, avec l’assentiment du pape. 

L’auteur des Gesta prétend à la vérité que le 
pape se trouva dans un grand embarras, quand le 
comte Gautier vint le prier d’appuyer ses récla¬ 
mations auprès du jeune Frédéric, successeur 
d'Henri VI : « Cœpit Dominus papa multipliciter 
dubitare (1). « 

Innocent III craignait-il donc les suites du mau¬ 
vais exemple donné ? Était-ce le souci, l’intérêt de 
la croisade qui le préoccupait? En aucune façon. 
Du moins nous n’en avons trouvé trace ni dans les 
Gesta , ni dans les Lettres . Innocent III, en la cir¬ 
constance, affecte de ne songer qu’aux intérêts du 
jeune Frédéric, dont il est le tuteur. Il craint de le 
mécontenter, en favorisant les prétentions du 
comte. D’autre part, celui-ci repoussé, éconduit, 
pourra être tenté de se joindre aux ennemis du 
jeune roi. Qui sait même si les comtes de Cham¬ 
pagne et de Flandre, qui vont arriver, ne soutien¬ 
dront pas Gautier de Brienne, leur compatriote et 
parent? 

Voilà quel serait l’objet des perplexités du pon¬ 
tife ; voilà du moins ce qu’il laisse entendre dans 
sa Lettre au jeune roi,, et pourquoi, reconnaissant 
d’ailleurs le bien fondé de la requête, il aurait ac¬ 
cueilli favorablement nos croisés de Champa¬ 
gne (2). 


(1) Migne, t. I, ch. xxv des Gesta, col. xlvii. 

(2) « Nos igitur ejusdem comitis nobilitatem et potentiam 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


43 


Remarquons, en passant, que le pape est ou 
paraît convaincu que nos croisés de France aban¬ 
donneraient volontiers, pour un temps au moins, 
la cause de la Terre-Sainte, afin d’aller défendre, 
dans l’Italie méridionale, les droits de Gautier de 
Brienne. On ne nous accusera donc pas de les 
avoir calomniés tout à l’heure, quand nous disions 
que le moindre prétexte suffirait à les détourner 
de leur route. 

Toutefois, nous ne voulons triompher ni de ce 
passage des Gesta ni de la Lettre même du pape; 
les sentiments qui s’y trouvent exprimés nous 
paraissant quelque peu suspects. 

Le pape n’était certainement pas aussi inquiet, 
aussi troublé qu’il voulait bien le dire. Nous som¬ 
mes, au contraire, convaincu que, du premier 
jour, il fut enchanté de la venue des « bonnes 
gens de Champagne ». En voici la raison : le parti 
allemand, tant détesté d’innocent III, dominait 
alors dans l’Italie méridionale, ayant à sa tête, 
avec l’aventurier Diephold, et le chancelier Gau¬ 
tier de Paléare, un ancien sénéchal d’Henri VI, 
Markwald. 

En de telles circonstances, la venue de nos 

« attendentes, cum etiam eum multi sequantur, et plures 
« sint in proximo... in terræ sanctæ succursura et ipsius 
« comitis sub8idium profecturi... ; cognoscentes petitionem 
« ipsius... esse justam, favorem ei apostolicum... duximus 
« impendendum, ne si ei forsitan justa negaremus, quasi 
« desperans, regni hostibus adderetur. » (Lettre du pape,citée 
au ch. xxv des Gesta , col. xlvu-xlyiii.) 


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44 


LA DIVERSION 


Champenois était une vraie bonne fortune pour le 
pape. Il comprit sur le champ le parti qu’il en 
pouvait tirer pour se débarrasser de ses redou¬ 
tables adversaires. Aussi n’éprouva-t-il qu’un re¬ 
gret, celui de ne pas trouver nos croisés plus 
nombreux. 

Il donne, en effet, cinq cents onces d’or à Gau¬ 
tier de Brienne, afin qu’il puisse lever de nou¬ 
veaux soldats : « Dominus papa, cognoscens, quod 
ipse cum tam paucis militibus , absque strage suo- 
rum et sua, regnum ingredi non valeret..., mi- 
sertus ipsius, quingentos auri uncias concessit 
eidem , ex quitus colligeret sibi milites (1). » 

En même temps, il écrit à Frédéric qu’il aurait 
tort de se défier du comte Gautier, lequel sera le 
plus fidèle, le plus dévoué de ses partisans, son 
meilleur défenseur, après Dieu et le pape : « Mo- 
nemus igitur Serenitatem Regiam... quatenus 
quantum de homine credi potest , in nullo dubites 
de comité memorato , sed potius de ipso confidas , 
qüoniam ... eum fidelem invenies et devotum, et 
regni tui 9 post Deum et nos potentissimum defen - 
sorem (2). » 

Un légat du St-Siège est envoyé tout exprès 
dans la Pouille et la Terre de Labour, afin de 
recommander à tous de bien accueillir le comte 
Gautier, de se joindre à lui contre les ennemis de 
l’Église : « Misit Dominas papa... legatum inApu - 


(1) Migne, 1 . 1, ch. xxx des Gesta , col. liii-liv. 

(2) Migne, 1 . 1, Lettre citée au ch. xxxm des Gesta , col. lxi. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


45 


liam et Terram Laboris , præcipiens comitibus et 
baronibus, castellanis et civibus, ut ad mandatum 
legati, cum dicto comité contra Diupuldum et 
cancellarium exsurgerent universi (1). » 

C’est au nom de saint Pierre que Gautier livre 
sa première bataille , et Dieu s’empresse de faire 
un miracle en sa faveur : une croix d’or lumineuse 
le précède au combat, et les ennemis terrifiés 
prennent la fuite : « Cornes alta voce sanctam 
Petrum invocans adjatorem processit ad pugnam. 
Et cum acriter dimicare cœpissent, adversarii 
terga verterunt... videbant enim plerique cracem 
aaream splendidissimam ante comitem miraculose 
deferri (2). » 

Les détails qui précèdent ne permettent pas de 
mettre en doute l’étroite union du pape et du 
comte Gautier. C’est donc bien avec l’autorisation 
papale que le comte ajourne d’année en année 
son projet de croisade ; ou plutôt, de la croisade il 
ne sera plus question pour lui ; car jusqu’à sa 
mort, survenue en 1205, nous ne voyons pas que 
le pape ait jamais songé à lui rappeler son vœu. 

La chose était de fâcheux exemple, il faut le 
reconnaître, et il est surprenant qu’innocent III 
n’en ait pas mieux pesé les conséquences. Parmi 
nos croisés de 1202, qui gagneront les ports de 
Pouille pour passer en Syrie, combien pourront 
être tentés de rester avec le comte Gautier? Et 

(1) Migne, t. I, ch. xxxiv des Gesta, col.LXl. 

l2) Id., Ibid. , col. lxii. 


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LA DIVERSION 


pourquoi les autres se feraient-ils scrupule de 
marcher sur Constantinople, afin de rendre au 
jeune Alexis son héritage? Le pape lui-même 
n’a-t-il pas permis aux compagnons du comte de 
Brienne d’aider celui-ci à reconquérir l’héritage 
de sa femme? 

Il n’était pas nécessaire d’apprendre en quelque 
sorte à nos croisés à se détourner de leur chemin. 
Ils n’avaient déjà que trop de tendance à se dis¬ 
perser, à se « depecier », suivant l’expression de 
Villehardouin, puisque nous les voyons, dès le 
début, tirer chacun de son côté, comme s’ils 
n’avaient pu s’entendre sur la route à suivre. 
S’étaient-ils, en effet, entendus à cet égard? La 
question vaut la peine d’être examinée. 


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IV. 


l’objectif de la croisade. 

La troisième croisade avait surabondamment 
prouvé les avantages de la route de mer. Aussi, 
lorsque la quatrième fut résolue, les comtes de 
Champagne, de Flandre et de Blois envoyèrent 
six messagers à Venise, afin de s’entendre avec la 
République pour le transport des croisés outre-mer. 

Le traité d’avril 1201 fut conclu, et l’on convint 
qu’on irait, par l’Égypte et le Caire, attaquer les 
Infidèles au cœur même de leur puissance : « Fu 
la chose devisée à conseil, dit Villehardouin, que 
on iroit en Babiloine, porce que par Babiloine 
poroient mielz les Turs destruire que par altre 
terre (1). » 

L 'üistoria Constantinopolitana constate de son 
côté la résolution de marcher sur l’Égypte : « Mi¬ 
lites peregrini. .. Venetiam petierunt ; ibi naves 
intrare decreverant, et inde versus Alexandriam, 
civitatem Egipciam , recto impetu navigare (2). » 

Gunther semble même affirmer que ladite réso¬ 
lution avait été prise d’un accord unanime ; car il 
ajoute presque immédiatement : « Hii quidern 

(1) Villehardouin, par. 30, page 18.—11 va sans dire qu’il 
s’agit ici de la Babylone d’Égypte, le Caire. 

(2) Exuviœ sacrœ Constantinopolitanœ , t. I, p. 70. 


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LA DIVERSION 


omnes uno consensu in hoc convenerant, ut 
petentes A lexandriam... non tam belli fortunam 
quam divine virtutis experirentur potentiam. » 

Il est certain que ce plan d’attaque par l’Égypte 
était alors le seul pratique, le seul raisonnàble, 
bien que nulle part peut-être on n’en ait indiqué 
d’une manière très-précise la véritable raison. 
D’après Gunther, les croisés auraient compté 
mettre à profit l’affreuse misère du peuple égyp¬ 
tien et la disette dont le pays souffrait depuis cinq 
ans déjà (1). Qu’une population affaiblie, décimée 
par la faim , soit plus facile à vaincre, c’est pos¬ 
sible; mais d'autre part un pays désolé par la 
famine n’offre pas grandes ressources à ses enva¬ 
hisseurs. La disette, si elle peut être en certains 
cas un auxiliaire utile, devient toujours, à la 
longue, un adversaire dangereux ; et nous croyons 
qu’un tel état, si misérable, du pays à envahir, 
eût été peu de nature à séduire, à déterminer 
nos croisés. 

Gunther allègue, d’autre part, qu’on ne pouvait 
songer à aller en Syrie, parce que les chrétiens du 
pays avaient conclu avec les Infidèles des trêves 


(1) Exuviœ 8acrœ Constantinopolilanœ , t. I, p. 70 - 7i : 
«... Sperabile satis erat tam ipsam magnificam civitatem 
quam et maximam ipsius totius Egipti partem, facili com- 
pendio, in eorum potestatem posse transferri, eo quod totus 
fere populus terre vel consumptus famé perierat, vel squa- 
lebat penuria, propter sterilitatem ejusdem videlicet terre, 
cui Nilus frugiferas aquas, quibus eam rigare solet, annis 
ut aiunt jam quinque subtraxerat. » 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


49 


que la bonne foi n’eût pas permis de rompre (i). 
Ce second motif, pour être plus sérieux, ne nous 
paraît pas suffisant encore. 

n est incontestable que les chrétiens de Syrie 
n’étaient pour l’instant nullement disposés à re¬ 
prendre les hostilités, ainsi qu’en témoigne l’his¬ 
toire du comte de Dampierre, racontée par Er- 
noul (2). Ledit comte, qui s’était rendu directe¬ 
ment en Syrie, ne put jamais décider le roi de 
Jérusalem à rompre ces trêves. Mais si le roi de 
Jérusalem, en agissant de la sorte, n’avait eu 
d’autre souci que de rester fidèle à la foi jurée, 
nos croisés d’Occident n’auraient eu, de leur côté, 
qu’à attendre l’expiration desdites trêves pour 
commencer leur entreprise. 

Malheureusement, ils savaient trop, les plus 
perspicaces du moins, combien peu, même alors, 
ils pourraient compter sur le concours des chré¬ 
tiens de Syrie. Entre ceux-ci et les croisés d’Oc¬ 
cident, toute entente devenait de jour en jour plus 
difficile. Nous parlions tout à l’heure de la déca- 

(1) Exuviœ sacres Constantinopolitanœ, t. I, p. 70: a Pro 
eo quod tempore illo in partibus transmarinis inter nostros 
et barbaros inducie pacis erant, quas nostris, salva fidequam 
interposuerant, solvere non liceret. » 

(2) Chronique d'Ernoul , p. 340 : «• Uns chevalier i ot arivé 
de France qui se faisoit apeler li quens Regnars de Dam- 
pierre. Cil quens vint al roi Haimeri et se li dist qu’il voloit 
les treves brisier. — Li rois li respondi que il n’estoit mie 
hons qui deust les treves brisier... Cil quens fut moût dolans 
de ce que li rois ot si faitement parlé à lui et qu’il ne li lais- 
soit les treves brisier. » 

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50 


LA. DIVERSION 


dence du sentiment religieux chez nos occiden¬ 
taux ; elle avait été bien autrement rapide chez 
nos chrétiens d’Orient. La reprise de Jérusalem, 
qui pouvait encore passionner l’Europe, les lais¬ 
sait assez indifférents. Leur grande préoccupation, 
la première, était de ne pas compromettre ce qu’ils 
avaient conservé dans le pays ; et chaque croisade 
nouvelle devenait comme un danger, comme une 
menace pour eux. Ils en arrivaient à ne plus voir 
dans les croisés que des alliés compromettants, 
pis encore, des rivaux dangereux, capables au 
besoin de leur disputer la possession des domaines 
syriens. Bon nombre estimaient qu’à s’entendre 
avec les musulmans ils trouvaient plus de profit 
et de sécurité. Qu’on lise le curieux passage où 
Othon de Saint-Biaise raconte l’infructueuse expé¬ 
dition des Allemands, qui précéda de si peu la 
quatrième croisade, et l’on verra si nous exagé¬ 
rons. 

Le chroniqueur, qui prétend tenir ses rensei¬ 
gnements de témoins oculaires, n’hésite pas à 
prêter aux chrétiens de Syrie les plus mauvais 
desseins, les plus noirs complots contre leurs 
frères d’Occident. Il les montre machinant avec les 
païens la mort des pèlerins allemands, et le roi 
Henri lui-même tremperait dans cette odieuse 
trahison (i). 

(1) Muratori, Scriptores rerum Italicarum, t. VI, col, 899: 

« ... sicut ab his qui eidem expeditioni interfuerunt, audivi- 
mus, plus eorum industriam quam paganorum malitiam 
metuentes, insidias parant, peregrinosque omnes dolo 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


51 


Que le fait, d’ailleurs, soit vrai ou faux, la 
question n’est pas là. Ce qui est certain, c’est que 
les croisés allemands l’ont cru, l’ont dit. Othon de 
Saint-Biaise n’est évidemment que l’écho de leurs 
soupçons, de leurs accusations ; et ces soupçons, 
fondés ou non, ces accusations plus ou moins 
justifiées, plus ou moins exagérées, suffisent à 
démontrer ce que nous affirmions plus haut, à 
savoir que l’entente n’est guère possible désor¬ 
mais entre les chrétiens d’Orient et les croisés 
d’Europe. 

Voilà pourquoi l’idée d’attaquer les musulmans 
en Égypte, non en Syrie, était une idée très-heu¬ 
reuse, très-politique. Il ne saurait donc être indif¬ 
férent de rechercher d’abord à qui en revient 
l’honneur. 

D’après (Junther, ce serait au pape Innocent III : 
« Erat autem de consilio et sententia ejusdem 
pontificis, qui de crucis negotio maxime anxie- 
batur, ut nostri recto cursu versus Alexandriam 
navigarent (1). » L’assertion ne saurait être plus 
formelle, plus catégorique ; et nous comprenons 
sans peine que le savant éditeur de ïHistoria 
Constantinopolitana n’ait pas hésité à croire 


occidendos conspiratione cum paganis habita délibérant, 
Henrico rege eorum in id ipsum consentiente. Verebantur 
enim, ne si peregrini paganis prævalerent, eos patria pulsos 
elicerent, eamque vi obtinentes possiderent. Hacque de causa 
mortem vel captivitatem eorum machinati sunt. » 

(1) Exuviœ sacrœ Constantinopolitanœ , 1.1, p. 78. 


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LA DIVERSION 


Gunther sur parole. M. Riant a même cru devoir 
affirmer que le pape avait « imposé, par l’intermé¬ 
diaire de son légat Pierre Capuano, aux barons 
;français (1) » l’idée de la marche sur Alexandrie. 
N’est-ce pas donner trop clairement à entendre 
que nos barons eussent été par eux-mêmes in¬ 
capables de comprendre les avantages du plan 
nouveau? L'insinuation, peu bienveillante, nous 
paraît ici d’au tant plus regrettable que l’idée appar¬ 
tenait peut-être en propre h nos barons, non au 
pape, comme on l’a trop facilement admis, sur la 
foi de Gunther. 

Sans doute, l’autorité de ce dernier est sérieuse ; 
nous ne faisons aucune difficulté de le reconnaître. 
Mais il nous semble qu’en pareil cas, quand il 
s’agit de rechercher quelle a pu être la pensée, la 
volonté du pape, on ne saurait mieux s’adresser 
qu’au pape lui-même. Les seules sources à con¬ 
sulter ici, à l’exclusion de toutes autres , ce sont 
les Lettres , et, à la rigueur, avec les Lettres , les 
Gesta d’innocent III. 

Nous avons relevé avec soin dans la Correspon¬ 
dance du pontife toutes les Lettres relatives à la 
prédication de la croisade, et nulle part nous 
n’avons trouvé la moindre allusion à la route 
d’Alexandrie. Les expressions qui reviennent le 
plus souvent sont les suivantes : « Ad liberationem 
terrœ nativitatis Christi..Orientalis terrœ sub- 


(1) Revue des Questions historiques , t. XVII, p. 335. 


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SUE ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


53 


sidio...; in defensionem orientalis proviticiæ...; 
in suceur su hierosolymitanæ provinciæ... ; super 
subventione hierosol. provinciæ.pro subsidio 
terræ sanctæ.ad terræ sanctæsuccursum... (1). 

Nous ne voyons pas que le nom de l’Égypte y 
figure une seule fois. On objectera que le vrai but 
de la croisade restait toujours la délivrance de la 
Terre-Sainte, la conquête de l’Égypte n’étant que 
le moyen ; qu’il était inutile, dès lors, de discuter 
avec les fidèles les voies et moyens, et qu’il suf¬ 
fisait de leur faire entrevoir le but suprême. Soit. 
On pourrait même, à la rigueur, prétendre qu’il 
eût été imprudent d’indiquer par avance aux mu¬ 
sulmans le point précis où l’on comptait les atta¬ 
quer. Bien que des préoccupations de ce genre 
soient peu dans le caractère de l’époque, admet- 
tons-les pour un instant; et ne tenons, si l’on 
veut, nul compte des Lettres qui ont précédé le 
départ des croisés. 

Mais celles qui suivent, celles que le pape leur 
adresse, lorsqu’ils sont en route déjà, lorsqu’il les 
presse d’arriver au terme de leur voyage , celles-là 
du moins devraient être plus précises. Or, il n’en 
est rien. Ainsi, après l’expédition de Zara, entre¬ 
prise malgré sa défense, les chefs des croisés 
ayant imploré leur pardon, Innocent III leur écrit 
qu’il consent à pardonner, mais à la condition- 
qu’ils partiront sans retard ; et où leur ordonne-t-il 


(1) Voir Migne, t. I, Lettres , col. 308, 318,319, 326, 329, 
374,375, 778,828, 835, 935 et passim. 


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LA DIVERSION 


d’aller? « ln terræ sanctæ ... subsidium (1). » S’il 
était vrai, comme on le prétend généralement, que 
la conquête de l’Égypte, la marche sur l’Égypte , 
ait été la grande préoccupation d’innocent III, son 
projet favori, son idée personnelle , est-ce que le 
nom de l’Égypte, le nom d’Alexandrie, n’avait 
pas ici sa place tout indiquée ; est-ce qu’il ne se 
serait pas trouvé, pour ainsi dire, forcément sous 
sa plume ? Le silence sur ce point, silence qui 
pouvait, à l’extrême rigueur, nous le répétons, se 
comprendre, s’expliquer encore dans les Lettres 
prédicatoires, ne saurait ni se comprendre, ni 
s’expliquer ici. 

Il est vrai qu’à cette première Lettre, adressée 
aux comtes et barons, en était jointe une seconde, 
adressée au gros des croisés; et dans cette se¬ 
conde Lettre il est bien question de l’Égypte, mais 
on va voir en quels termes : les Vénitiens, à qui 
incombait plus particulièrement la responsabilité 
de l’affaire de Zara, et qui d'ailleurs avaient né¬ 
gligé ou dédaigné d’implorer la clémence du pape, 
étaient demeurés sous le coup de l’anathème. Nos 
croisés devaient donc se demander s’il leur était 
permis de rester en contact avec des excommuniés 
et de continuer à faire route avec eux. 

Innocent III les rassure à cet égard. Gomme il 
y a cas de force majeure, il les autorise à naviguer 
avec les Vénitiens : « Permittimus vobis ut cum 
« ipsis in terram Sarracenorum, vel Eierosoly- 

(i) Migne, t. II, col. 106; Lettre 101 du liv. VI. 


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SU» ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


55 


« mitanam provinciam, juxta quod inter vos et 
« ipsos convenit , vel honestè convenerit, navigio 
« transeatis (1). » 

Il va de soi que le terram Sarracenorum, mis en 
opposition avec la province de Jérusalem, doit s’en¬ 
tendre ici de Y Égypte; mais qu’on remarque la 
façon significative dont s’exprime le pape dans la 
phrase précitée. Dit-il aux croisés : « Nous vous 
« permettons d’aller avec les Vénitiens jusqu’en 
« Égypte, ainsi que nous vous l’avons ordonné ou 
« conseillé?» En aucune façon. Et pourtant il n’est 
pas douteux que tel aurait dû être son langage, si 
la route d’Alexandrie avait été réellement im¬ 
posée ou conseillée par lui. Au lieu de cela, il 
leur dit : « Nous vous permettons d’aller avec eux, 
« soit en Égypte, soit en Syrie, ainsi qu’il a été 
« ou qu'il sera convenu entre eux et vous. » 

De cette alternative laissée aux croisés, de cette 
allusion aussi à des conventions antérieures, pas¬ 
sées entre Français et Vénitiens, et qu’ils pour¬ 
ront modifier ou confirmer à leur gré, comme bon 
leur semblera, n’avons-nous pas le droit rigou¬ 
reux de conclure qu’innocent III est demeuré ab¬ 
solument étranger au choix de la route? La ques¬ 
tion semble le laisser fort indifférent Égypte ou 
Syrie, peu lui importe, pourvu que la Terre- 
Sainte soit délivrée. Aussi retrouvons-nous quel¬ 
ques lignes plus loin, dans la même Lettre, cette 
même formule, preuve irrécusable de l’indifférence 


(1) Migne, t. II, col. 108 ; lettre 102 du liv. VI. 


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LA DIVERSION 


dont nous parlons : « Quurn vel in terram Sarra- 
cenorum, vel in Hierosolymitanam provinciam de 
navibus vos descendere continget. » Encore une 
fois, un homme qui aurait fait, de l’expédition 
d’Égypte, son projet, son œuvre, ne s’exprimerait 
pas de la sorte. La chose est de toute évidence. 

La lecture des Gesta laisse, d’ailleurs, la même 
impression que les Lettres. Nulle part, l’auteur de 
la Vie d’innocent III ne revendique pour le pape 
l’honneur d’avoir tracé aux croisés leur nouvel 
itinéraire. Or, il eût d’autant moins manqué de le 
faire qu’il paraît avoir entrevu les avantages de la 
marche sur Alexandrie : « Tractatum est inter eos 
(crucesignatos et Venetos) de societate pariter 
ineunda ; et communiter est provisum ut, aliquot 
in Syriam destinatis, cæteri tenderent in Egyp- 
tum, ut caperent Alexandriam et flnitimas regio- 
nes, sicque terra sancta liberaretur facilius de 
manibuspaganorum (i). » 

D’après les Gesta, comme d’après les Lettres, 
l’objectif de la croisade a donc été réglé d’un 
commun accord entre nos croisés et les Vénitiens, 
sans que le pape s’en soit mêlé en rien. C’est là 
un premier point qui nous semble acquis désor¬ 
mais. Il nous reste maintenant à montrer les 
discussions passionnées auxquelles donna lieu, 
parmi nos croisés, cette grave question de la route 
d’Alexandrie, soulevée par les plus intelligents 
d’entre eux. 

(1) Migne, t.I, ch. lxxxiii des Gesta, col. cxxxi. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


57 


Le consentement unanime dont parle Gunther 
n’a jamais existé en réalité; il suffit de lire avec 
un peu d’attention Villehardouin pour constater, 
dès l’origine, l’existence d’un double courant d’o¬ 
pinion chez nos croisés, les uns partisans décidés 
de la route directe de Syrie, les autres partisans 
non moins résolus de la diversion sur l’Égypte. 

De cette divergence de vues devaient naître des 
querelles sans fin, au moins jusqu’au milieu de 
l’année 1203, querelles qui ont été l’un des grands 
malheurs de la croisade, et dont il importe de se 
bien pénétrer. Elles nous donneront, en effet, 
l’explication naturelle, la solution facile de plus 
d’une difficulté sérieuse qui avait arrêté jusqu'à 
ce jour les meilleurs commentateurs de notre 
vieil historien. 

Villehardouin nous apprend qu’en l’an 1200 nos 
barons croisés tinrent un premier parlement à Sois- 
sons « por savoir quant ils voldroient movoir, et 
quel part il voldroient tomer (1). » Il s’agissait, on 
le voit, de fixer et la date du départ, et l’itinéraire 
à suivre. Mais l’assemblée se sépara sans avoir 
rien décidé, le chiffre des croisés, ajoute Ville¬ 
hardouin, n’étant pas encore assez considérable : 
« A cele foiz ne se porent acorder, porce que il 
lor sembla que il n’avoient mie encor assez gens 
croisiés (2). » 

Que l’insuffisance du nombre des croisés ait 

(1) Villehardouin, par. 11, p. 8. 

(2) Id., Ibid. 


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58 


LA DIVERSION 


empéché de fixer l’époque du départ, cela se com¬ 
prend; mais en quoi pouvait-elle empêcher de 
régler la question d’itinéraire, et pourquoi n’a-t- 
on pas arrêté, par avance, l’endroit où l’on irait? 
Voilà ce que notre chroniqueur n’a pas jugé à 
propos de nous dire, et ce qu'il est d’ailleurs fa¬ 
cile de deviner. 

A défaut de témoignages écrits, le bon sens suf¬ 
firait pour nous révéler ce qui dut se passer dans 
l’assemblée de Soissons, quand fut mise en avant 
l’idée de marcher sur l’Égypte. Nous n’examine¬ 
rons pas si cette idée était déjà vieille et remontait 
au temps même de la première croisade. Dans 
tous les cas, et M. Riant le remarque avec raison, 
c’était la première fois qu’on songeait à la faire 
passer « de la région des hypothèses dans le do¬ 
maine de la réalité (1). » 

L’attaque et la conquête de l’Égypte, c’était 
donc, en 1200, l’inconnu pour tous, et l’inconnu 
effraie toujours. D’ailleurs, pour la majeure partie 
des pèlerins ou des croisés, forcément étrangers 
aux considérations politiques qui pouvaient guider 
les chefs, Jérusalem devait sembler l’objectif na¬ 
turel de toute croisade. Les plus religieux même 
furent à coup sûr scandalisés à la seule pensée 
qu’on n’irait pas droit vers la Ville Sainte. Il n’est 
donc pas étrange que l’assemblée de Soissons n’ait 
rien pu ou rien voulu décider à cet égard. Ce 
qui serait inexplicable, c’est qu’on se fût, au pre- 


(1) Revue des Questions historiques , t. XVII, p. 322. 


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SUR ZARA BT CONSTANTINOPLE 


50 


mier jour, trouvé d’accord sur une pareille ques- 
, tion, L’accord n’était pas près de se faire. 

Au parlement de Compiègne, qui suit de près 
celui de Soissons, mêmes discussions, même ab¬ 
sence de résolution. C’est du moins ce qu’il est 
permis d’inférer du silence de Villehardouin : 
« Maint conseil y ot pris et doné ; mais la fins du 
conseil si fu tels que il envoieroient messages 
les meillors que 11 poroient trover, et donroient 
pleins povoirs à aux de faire toutes choses (1). » 
On ne paraît s’être entendu que sur un point, 
qu'on ira par mer ; pour le reste, on s’en remet 
aux six délégués des grands comtes de tout régler 
au mieux , et ils partent à cet effet pour Venise. 

Là, dit Villehardouin, « fu la chose devisée a 
conseil que on iroit en Babiloine (2) », c’est-à-dire 
en Égypte. La question semble donc vidée ; et 
pourtant il s’en faut qu’elle le soit La preuve en 
est dans le mystère étrange dont demeure en¬ 
tourée la résolution prise. Nos messagers n’en ont 
traité qu’avec le grand conseil de Venise ; le pu¬ 
blic ne sera pas mis dans la confidence ; on se 
contente de dire tout haut qu’on ira outre-mer (3). 

Chose plus curieuse encore , le texte du contrat 
de nolis, que nous a conservé Muratori, ne con¬ 
tient aucune allusion à la route choisie. Il y est 
dit simplement que les croisés et les Véni- 

(1) Villehardouin, par. 11, p. 10. 

(2) Id., par 30, p. 18. 

(3) Id., Ibid. : « En oïance fu devisé que il en iroient outre¬ 
mer. » 


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60 


LA DIVERSION 


tiens se sont entendus pour la délivrance de la 
Ten'e-Sainte, pour le service du Seigneur (1) ; rien « 
de plus. Gomment expliquer qu’un contrat si 
détaillé, si précis sur tout le reste, soit aussi in¬ 
complet, aussi vague sur ce point spécial, qui 
avait, on en conviendra, sa grande importance ? 

Il est clair qu'il n’y a là ni négligence ni oubli. 
Pour qu’il s’y rencontre une telle lacune, il faut 
de toute évidence qu’elle ait été préméditée et 
voulue. Toute la question revient à savoir par qui 
et pourquoi. 

Serait-ce les Vénitiens qui, par hasard, auraient 
tenu à faire le silence sur ce point ? Songeaient-ils 
déjà par avance à trahir la croisade, à garder ainsi 
comme une porte ouverte pour excuser plus tard 
et faciliter leur trahison. Nous discuterons bientôt 
cette question de la préméditation vénitienne et 
nous verrons ce qu’il en faut penser. En atten¬ 
dant et si l’on veu t, regardons le fait comme 
acquis. Encore, les Vénitiens ont-ils dû expliquer 
à nos messagers pourquoi ils tiennent tant à ce 
que le nom de l’Égypte ou d’Alexandrie ne figure 
pas dans le traité. A défaut de la raison véritable, 
qu’ils sont obligés de taire, quel autre motif plau¬ 
sible auraient-ils pu mettre en avant ? La crainte 
de donner l’éveil au Soudan ? 

Nous ne voyons pas, en effet, d’autre raison 
valable à invoquer de la part des Vénitiens ; mais 


(t) Muratori, Scriptores rerum Italicarum, t. XII, col. 323- 
325. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE 


61 


nous croyons, d’autre part, que nul n’eût été 
assez hardi parmi eux d’oser faire pareille ouver¬ 
ture à nos messagers. Ceux-ci n’auraient pas 
manqué de considérer la chose comme une véri¬ 
table injure. 

Qu’on lise le fier déü adressé plus tard par nos 
croisés au jeune Alexis IV. Malgré les justes griefs 
qu’ils ont contre lui, ils rougiraient, disent-ils, de 
l'attaquer sans l’en avoir loyalement prévenu : 
« que il ne firent onques traison, ne en lor terre 
n’est-il mie costume que il le facent (1). » 

Or, le héraut, porteur de ces Hères paroles, 
n’était autre qu’un de nos six messagers de Venise, 
Quesnes de Béthune. Ses cinq compagnons, d’ail¬ 
leurs, en même circonstance, auraient pensé et 
parlé comme lui. Dans le cas présent qui nous 
occupe, ils n’auraient jamais consenti à dérober 
au Soudan le secret de leur route, afin de l’atta¬ 
quer à l’improviste et comme par trahison. La 
seule idée de procédés aussi peu chevaleresques 
les eût indignés ; ils ne l’auraient certainement ni 
acceptée ni même discutée un instant. 

Donc, si le traité de 1201 n’a rien dit de l’itiné¬ 
raire à suivre, la faute n’en doit pas être aux Vé¬ 
nitiens qui n’auraient trouvé aucune bonne raison, 
aucun prétexte spécieux pour réclamer et justifier 
un pareil silence. Elle est toute à nos croisés qui 
avaient intérêt, un intérêt majeur, à ce que le traité 
ne se prononçât pas sur ce point. 


(1) Villehardouin, par. 214, p. 124. 


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62 


LA DIVERSION 


Du moment, en effet, où les partisans de la route 
de Syrie et ceux de la route d’Égypte n’ont pu 
s’entendre ni à Soissons ni à Compïègne, il est 
clair qu’il serait très-imprudent de trancher dores 
et déjà la question. Supposons, en effet, que le 
traité de nolis désigne Alexandrie et l’Égypte 
comme l’objectif de la croisade, qu’arrivera-t-il, 
lorsque les messagers au retour donneront en un 
parlement nouveau lecture du traité vénitien ? Il 
y a gros à parier que la clause relative à l’Égypte 
exaspérera ceux qui n’ont pas su ou voulu com¬ 
prendre les avantages de cette route nouvelle ; il 
est même fort à craindre que dans leur dépit ils 
n’abandonnent immédiatement la croisade. 

Mieux vaut donc attendre, ne pas se prononcer, 
tâcher d’abord d’amener le plus grand nombre 
possible de croisés à Venise. Une fois là, il sera 
toujours temps de voir, de décider le meilleur 
parti à prendre. Il n’y aura surtout plus moyen 
de reculer, et il faudra que tous, bon gré malgré, 
en passent par où veulent les grands chefs. Or, les 
grands chefs, sauf Louis de Blois peut-être, sont 
partisans de la route d’Alexandrie. 

Voyons, d’ailleurs, comme cette explication, si 
vraisemblable, répond à toutes les données du texte, 
comme elle en élucide tous les côtés obscurs : 

Nous sommes à l’été de 1202, et nos croisés 
commencent à se mettre en route. En vertu des 
engagements pris au mois d’avril de l’année pré¬ 
cédente, tous devraient se rendre à Venise, où est 
le rendez-vous général de l’armée. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


es 


Or, voici d’abord des Flamands qui s’embarquent 
aux ports de leur pays, jurant, il est vrai, au comte 
Baudouin « que il iroient par les destroiz de Maroc 
etassembleroient à l’ost de Venise et a lui, en 
quelque lieu que il oroient dire que il tomeroit (1). » 
Nous verrons tout àl’heure qu’ils n’ont pas tenu 
parole. Constatons seulement en passant que, de 
l’aveu même de notre chroniqueur, au moment 
où les Flamands se mettent en route, rien n’est 
encore arrêté sur l’endroit où tournera l’ost de 
Venise (2), ce qui vient tout à fait à l’appui de 
notre thèse. 

Après les Flamands, voici maintenant des Bour¬ 
guignons, des gens du Forez, des Français, c’est- 
à-dire des gens du duché de France, qui, au 
lieu de se rendre, eux aussi, à Venise, s’en vont 
« passer à Marseille (3). » 

D’autres, qui ont gagné l'Italie, se dispersent 
avant d’arriver au rendez-vous convenu : De 
Plaisance, « se partirent mult bones genz qui s’en 
alerent par autres chemins en Puille(4). » 

Le comte Louis semble quasi décidé à les suivre. 
Pour l’en détourner, à grande peine, il faut toutes 
les prières d’Hugues de Saint-Paul et de Villehar- 
douin, délégués à cet effet par les autres chefs, 
déjà rendus à Venise (5). 

(1) Villehardouin, par. 48, p. 28-30. 

(2) Id., par. 49, p. 30. 

(3) Id., par. 50, p. 30. 

(4) Id., par. 5i, p. 32. 

(5) Id., par. 53, p. 32 : « Acelmessage fu esliz li cuens Hues 


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64 


LA DIVERSION 


Et Villehardouin de s’indigner, de se lamenter, 
de dire que c’est « grant honte » (1). Oui, ce serait 
grande honte, en effet, pour nos croisés, d’avoir 
ainsi manqué aux engagements pris en leur nom 
par les messagers de 1201. Aussi la nécessité 
s’imposait-elle de chercher, de trouver les raisons 
qui expliquent ou justifient une pareille conduite. 
Or, en dehors de notre thèse, nous croyons qu’il 
est bien difficile de trouver des raisons absolument 
convaincantes; et la preuve, c’est que M. de Wailly 
n’y a pu réussir, en dépit de son incomparable 
sagacité. 

D’après M. de Wailly, les Flamands ayant relâché 
à Marseille, dans l’hiver de 1201-1202, auraient 
appris là le projet d’expédition contre Constanti¬ 
nople, et c’est ce qui les aurait empêchés de 
rejoindre leurs compagnons (2). 

Pour ceux de Marseille, la raison serait la même; 
M. de Wailly, du reste, dans les deux cas, s’en 
rapporte à Villehardouin, dont le texte, à la 
rigueur, semble autoriser ladite supposition ; car 
il dit des Flamands, qu’ils : « doutèrent le grant 
péril que cil de Venise avoient empris (3) » ; des 


de St-Pol, et Joffrois..., et chevauchèrent tresci que àPavie... 
En qui troverent le conte de Loeys a grant plenté de bons 
chevaliers et de bones genz. Par lor confort et par lor proiere 
guenchirent genz assez en Venise, qui s’en alassent as autres 
porz par autres chemins. » 

(1) Villehardouin, par. 50, p. 30. 

(2) De Wailly, Éclaircissements , p. 29. 

(3) Villehardouin, par. 49, p. 30. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


65 


autres, qu’ils * eschiverent le passage de Venise 
por le grant péril qui i ere (1). » 

Pourtant il se présente ici une première diffi¬ 
culté , au moins en ce qui concerne nos gens de 
Bourgogne, du Forez et de l’Ile-de-France ; lesquels 
s’étaient mis en route pour Marseille avant qu’il 
fût question de Constantinople. En supposant que 
la nouvelle y soit parvenue avant leur départ, ce qui 
est loin d’être prouvé, le péril de Constantinople 
n’explique pas pourquoi ils se sont, dès le premier 
jour, séparés de leurs compagnons. Que les Fla¬ 
mands de la côte, ayant des ports à eux, des 
vaisseaux à eux, n’aillent pas payer leur passage 
à Venise, cela se comprend ; mais pourquoi les 
autres se rendent-ils à Marseille, non à Venise, 
comme ils devraient le faire, comme Villehardouin 
leur reproche si amèrement de ne l’avoir pas fait? 
Il y a donc làune première trace de mésintelligence, 
de brouille, que l’affaire de Constantinople ne 
saurait expliquer. 

Elle n’explique pas davantage les désertions de 
Plaisance et les hésitations du comte Louis. M. de 
Wailly s'en est d’ailleurs ici bien rendu compte. 
Faute de pouvoir invoquer le péril de Constanti¬ 
nople , il s’est, en désespoir de cause , rejeté sur 
le dépit qu’auraient éprouvé nos croisés de voir 
mettre à leur tête, à la tête d’une croisade fran¬ 
çaise, Boniface de Montferrat, « un prince étran- 


(1) Villehardouin, par. 50, p. 30. 


5 


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LA DIVERSION 


ger.... un marquis lombard, dont ils n’avaient 
peut-être jamais entendu le nom (i). » 

Si ingénieuse et séduisante que puisse paraître 
au premier abord cette explication nouvelle, le 
savant éditeur en est si peu satisfait lui-même, 
qu’il s’empresse de la donner, non comme une 
certitude, mais comme une simple probabilité. 

Elle n’aurait, en effet, de valeur réelle, sérieuse, 
que si l’élection de Boniface eût daté du printemps 
ou de l’été de 1202, coïncidant ainsi avec les dé¬ 
fections, les hésitations dont nous avons parlé plus 
haut. On comprendrait que nos croisés, saisis en 
pleine route, par la nouvelle de cette élection qui 
froisse leur susceptibilité nationale, s’arrêtent 
tout à coup, incertains, hésitants, et qu’ils se sé¬ 
parent d’un chef, dont ils ne veulent à aucun prix. 

Mais quoi ! l’élection remonte à près d’une 
année déjà. Est-il admissible que cette prétendue 
susceptibilité nationale, pour se manifester d’une 
façon si brusque, si inopinée, ait attendu juste le 
moment où nos croisés ont déjà franchi les Alpes, 
le moment, pour ainsi dire, d’entrer dans Venise? 

Admettons, d’ailleurs, qu’il y ait eu méconten¬ 
tement sérieux causé, soit par l’affaire de Constan¬ 
tinople, soit par le choix de Boniface. Que serait- 
il arrivé en pareil cas ? C’est que bon nombre 

(1) De Wailly, Éclaircissements , p. 30. — Boniface était 
beaucoup plus connu de nos croisés, et son élection est 
bien moins étrange que ne Ta supposé M. de Wailly, et avec 
lui M, Riant. Nous le démontrerons amplement au chapitre 
suivant de notre Mémoire. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


67 


parmi les mécontents en auraient pris occasion ou 
prétexte pour retourner ou rester chez eux. Or, 
nous ne voyons rien de pareil se produire. 

Tous ces mécontents, ces dissidents dont nous 
parle Villehardouin, restent fidèles à la pensée de 
la croisade. S’ils se séparent de leurs compagnons, 
s’ils esquivent le rendez-vous de Venise pour 
s’embarquer, qui en Flandre, qui à Marseille, qui 
dans les ports de Pouille, c’est à seule fin d’aller 
en Syrie, et parce qu’ils veulent être sûrs d’aller 
en Syrie, où tous se rendent en effet. 

Les signataires du traité de nolis, dans une 
pensée de conciliation ou de duperie, ont eu beau 
laisser en blanc le nom de la terre ou du port visé 
par l’expédition, l’armée sait que la majorité des 
grands chefs veut se diriger sur l’Égypte, sur 
Alexandrie. Et alors, parmi ces partisans de la 
route de Syrie, les plus avisés ou les plus résolus 
n'ont pas hésité à prendre les devants ; sans scru¬ 
pule, ils ont, dès le premier jour, rompu avec 
leurs compagnons, refusant de prendre avec eux 
la route d’Italie, la route de Venise. 

D’autres, plus naïfs, se sont laissés entraîner 
jusqu’en Lombardie; mais arrivés là, ils flairent 
le piège, et brusquement, eux aussi, se décident 
à fausser compagnie. 

Les derniers enfin, plus faibles ou plus honnêtes, 
iront jusqu’au bout, comme le comte de Blois et 
ses compagnons, mais après quelles hésitations , 
on le sait. Il a fallu leur rappeler les engagements 
pris, la parole donnée ; il a fallu leur crier merci 


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LA DIVERSION 


« qu’il eussent pitié de la terre d’Oltremer (i). >» 
Et ils se sont rendus à Venise, à contre cœur, se 
doutant bien de ce qui arrivera, mais craignant 
de violer la foi jurée, craignant aussi de faire 
manquer la croisade peut-être, d’ailleurs bien 
résolus à défendre jusqu’à la dernière extrémité 
leur itinéraire Syrien. 

C’est eux que nous retrouverons à Zara, où les 
grands chefs, ceux qui tenaient naguère pour la 
diversion sur Alexandrie, viennent de se prononcer 
en faveur du jeune Alexis, c’est-à-dire pour une 
diversion nouvelle sur Constantinople. 

Jusqu’à Zara, on avait pu à la rigueur attendre, 
réserver toute décision. Maintenant, plus d’ater¬ 
moiements possibles ; avant de quitter la côte de 
Dalmatie, il faut prendre un parti, décider si, oui 
ou non, on marchera droit sur la Terre-Sainte, 
comme n’a cessé de l’espérer, de le demander le 
parti des Syriens. 

Ceux qui ont cru que les adversaires du projet 
de Constantinople le repoussaient par la seule 
crainte de désobéir au pape, ceux-là se sont étran¬ 
gement trompés. L’erreur, il est vrai, était toute 
naturelle ; comme à la tête des opposants figurait 
l’abbé de Cîteaux, lequel, au nom du pape, s’était 
opposé à l’attaque de Zara, on a pu croire qu’il 
agissait encore au nom du pape, en combattant la 
marche sur l’empire grec. Mais alors, et pourvu 
que la route de Constantinople fût abandonnée, il 


(1) Villehardouin, par. 52, p. 32. 


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SUR Z ARA F.T CONSTANTINOPLE. 


69 


est clair qu’il eût dû être fort indifférent à l’abbé de 
Cîteaux que l’expédition se dirigeât ensuite sur 
l’Égypte ou sur la Syrie ; ou plutôt, il eût de préfé¬ 
rence réclamé la marche sur Alexandrie, puisque 
ceux qui veulent voir en lui un simple agent du 
pape, sont ceux-là mêmes qui font honneur au 
pape du projet d’attaquer par l’Égypte. 

Or, lisons dans Yillehardouin la réponse faite à 
l’abbé de Cîteaux et à ses partisans ; le passage 
est absolument décisif : « Bel seignor, en Surie ne 
poez vos rien faire ; et si le verroez bien à cels 

meismes qui nos ont deguerpiz.Et sachiez que 

par la terre de Babiloine ou par Grèce iert recovrée 
la terre d’Oltremer, s’ele jamais est recovrée (1). » 

Ainsi nous retrouvons donc bien là en présence 
les deux partis que nous signalions dès la pre¬ 
mière heure ; car Babylone ou la Grèce , Constan¬ 
tinople ou l’Égypte, c’est tout un pour ceux qui 
sont convaincus qu’on ne peut rien tenter d’utile 
en Syrie. Mais, ils ont beau dire, les autres, les 
Syriens ne veulent rien entendre, et les défec¬ 
tions recommencent. Aün d’empêcher qu’elles 
deviennent plus nombreuses, il faut donner à ces 
obstinés une demi-satisfaction, permettre à quel¬ 
ques-uns d’entre eux d’aller s’assurer par eux- 
mêmes s’il est bien vrai qu’il n’y ait rien à faire 
en Syrie. 

De là sans doute le départ de ce Renaud de 
Montmirail, envoyé en Terre-Sainte par l’inter- 

(1) Yillehardouin, par. 96, p. 54. 


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70 


LA DIVERSION 


vention « du conte Loeys , en messaje sur une des 
nés de l’estoire ; et si jura sor sains de son poing 
dextre, et il et tuit li chevalier qui avec lui alerent, 
que dedenz la quinzaine que il seroient arive en 
Surie, et auroient fait lor messaje, que il repai- 
reroient arriérés en l’ost (i). » 

On voit combien concordent avec notre thèse ladite 
ambassade de Renaud et l’intervention du comte 
Louis, dont il n’avait guère été, que nous sachions, 
donné jusqu’à ce jour d’explication très satisfai¬ 
sante. 

Notons que ceci se passait aux Rameaux (2). En 
mettant 20 jours pour aller, autant pour revenir (3), 
avec les deux semaines de séjour en Terre-Sainte, 
le messager pouvait être de retour vers la Pente- 

(4) Villehardouin, par. 102, p. 58. 

(2) Voir la Devastatio , dans les Chroniques gréco-romanes , 
p. 88 : « in Palmis Rainaldus de Monmiral in legatione, in 
Syriam missus est. » 

(3) Nous avons établi ces chiffres d’après Gunther ( Kxuviœ 
sacræ Cons tan tinopolilanæ , t. I, p. 79-80): Gunther nous ap¬ 
prend en effet que l’abbé Martin quitta Bénévent,le4 avril, pour 
aller s’embarquer à Siponto,et qu’il arriva, le 25, à Acre. En 
supposant qu’il n’ait mis qu’un jour pour se rendre de 
Bénévent à Siponto, et qu’il ait pu s’embarquer dès le 
lendemain, chose assez peu vraisemblable, c’est donc notre 
maximum de 20 jours. 

D’autre part, M. Rey, dans ses Colonies franques de Syrie , 
(p. 162), établit que la durée moyenne du trajet de Messine à 
Acre était de quatorze jours. En évaluant donc à quarante 
jours le temps nécessaire pour aller de Zara à Acre, et 
revenir d’Acre à Corfou, nous ne devons pas nous éloigner 
beaucoup de la vérité. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


71 


côte au plus tard. Or, il est à remarquer que 
l’armée ne se décidera pas à quitter Corfou avant 
cette date (1). 

Il est présumable qu’on attendait là le retour de 
Renaud de Montmirail. Toujours est-il qu’il ne 
revint pas, et que, lorsqu’il fallut quitter Corfou, 
une nouvelle révolte éclata « de cels qui voloient 
l’ost depecier (2). » Lisons des Syriens ; cela est 
si vrai que, si les révoltés se calment, s’ils cèdent 
une dernière fois aux prières de leurs compa¬ 
gnons, s’ils consentent à rester avec eux jusqu’à 
la St-Michel, c’est sous la condition formelle, ju¬ 
rée « sor sainz loialement », que dans les quinze 
jours suivant ladite fête de St-Michel, on leur 
donnera « navie a bone foi, sans mal engin, dont 
il porroient aler en Surie (3). » 

Il ne s’agit donc pas, comme Villehardouin le 
donnerait volontiers à entendre, de déserteurs 
vulgaires que l’entreprise rebute ou que le péril 
effraie. La vérité, et nous croyons l’avoir surabon¬ 
damment établie, la vérité est que nos croisés, 
dès le premier jour, en dehors de toute ingérence 
étrangère, n’avaient pu se mettre d’accord entre 
eux sur l’itinéraire à suivre ; la majeure partie de 
l’armée (4), contrairement à l'opinion des plus in- 


(1) Chroniques gréco-romanes, p. 88 : « in Pentecosten a 
Corphu recessit (exercitus) », dit la Devastatio. 

(2) Villehardouin, par. 113, p. 64. 

(3) Id., par. 117, p. 66. 

(4) S’il faut en croire en effet Villehardouin, les Syriens 
(par. 114, p. 66), même en dehors de tous ceux qui avaient 


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XA DIVERSION 


telligents de ses chefs, s’obstinant à ne pas vou¬ 
loir aller ailleurs qu’en Syrie. 

Nous croyons avoir démontré aussi que le projet 
primitif de marche sur Alexandrie est un projet 
tout français, non romain. L’honneur en revient 
à l’élite de nos barons français, et pour une bonne 
part sans doute à Villehardouin, qui s'en montre 
en toute occasion le partisan si résolu. Aussi com¬ 
prend-on sa mauvaise humeur, son irritation, jus¬ 
qu’à un certain point même, ses insinuations 
injustes et malveillantes contre ce parti des Sy¬ 
riens dont l’obstination étroite a été plus fatale 
peut-être à la quatrième croisade que toutes les 
intrigues vénitiennes ou allemandes. 

esquivé le rendez-vous de Venise, se trouvaient encore, à 
Corfou, former à eux seuls « plus de la moitié de l’ost » 


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V. 


THIBAUT DE CHAMPAGNE ET BONIFACE DE MONTFERRAT. 

Pour compléter notre démonstration du chapitre 
précédent, et prouver combien peu l’élection du 
marquis de Monferrat dut influer sur la dispersion 
de l’armée, il nous reste à rappeler les titres très 
sérieux qui recommandaient Boniface au choix 
des croisés ; mais il ne sera peut-être pas inutile 
de dire auparavant quelques mots du comte de 
Champagne, Thibaut, qu’à tort ou à raison on 
s’est habitué à regarder comme le premier chef 
de la croisade. 

Nous avons montré plus haut que la quatrième 
croisade était, pour ainsi dire, d’origine champe¬ 
noise. C’est sur terre de Champagne , non loin de 
Rethel, au tournoi d’Ecri-sur-Aisne, que les pre¬ 
miers barons français se sont décidés à prendre la 
croix. Nul doute que l’assemblée d’Ecri ne fût en 
majeure partie composée de Champenois, dont 
l’exemple entraîna par la suite le reste du baron¬ 
nage français. 

Leur comte Thibaut était d’ailleurs frère du roi 
de Jérusalem, Henri de Champagne, qui venait de 
mourir à la fin de l’année 1197. Thibaut avait donc 
des raisons toutes particulières de s’intéresser aux 
choses de Terre-Sainte. Il commença par y envoyer 


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y 



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LA DIVERSION 


un de ses hommes, le comte Renaud de Dam- 
pierre , avec des sommes d’argent assez considé¬ 
rables (1). Plus tard, ce sera l’argent légué par 
Thibaut qui formera pour ainsi dire le premier 
fonds de la croisade ; et le testament du jeune 
comte dit assez le zèle déployé par lui en faveur 
de l’expédition (2). 

Il n’est donc pas étonnant qu’au moment de 
sa mort, le 24 mai 1201 (3), Thibaut de Champagne 
ait été, malgré son extrême jeunesse (4), unani¬ 
mement regardé comme le chef de la croisade. 

(1) Albéric de Trois-Fontaines, Recueil des historiens des 
Gaules , t. XVIII, p. 763: « Theobaldus cornes... comitem 
Rainaldum de Dampetra, misit pro se in partes marinas, cum 
sufficientibus expensis. » 

(2) Villehardouin, par. 36, page 22 : a Sa maladie crut et 
esforça tant que il fist sa devise et son lais, et départi son 
avoir... Et si comanda, si con chascuns recevroit son avoir, 
que il jureroit sor sains l’ost de Venise à tenir, ensi con il 
l’avoit promis... Une autre partie comanda li cuens de son 
avoir a retenir por porter en l’ost et por départir là ou en 
verroit que il seroit miex emploié. » 

(3) Rigord, Recueil des historiens des Gaules , t. XVII, p. 53: 
« Eodemanno (1201), ix kalend. junii, obiit Theobaldus Cornes 
Trecensis, ætate viginti quinque annorum. » 

Albéric , Ibid., t. XVIII, p. 763 : a Anno MCCI, mortuus est 
in Campania, circa Pentecosten Theobaldus cornes anno 
ætatis suæ vigesimo quinto. » 

(4) D’après les passages de Rigord et d’Albéric, cités plus 
haut, il aurait eu vingt-cinq ans, ce qui concorde, du reste, 
avec le témoignage de Villehardouin, lequel lui donne vingt- 
deux ans lors du tournoi d’Ecri, en novembre 1199 : « Or 
sachiez que cil quens Tibauz ere jones hom, et n’avoit pas 
plus de vint deus ans. » (Villehardouin, par. 3, p, 4.) 


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SUR Z ARA ET CONSTANTINOPLE. 


75 


En réalité, a-t-il jamais reçu et porté ce titre 
d’une façon officielle, il est permis d’en douter, 
malgré l’affirmation très nette de Robert de Glari 
à cet égard : « Tout li conte et li haut baron... 
prisent conseil entr'aus de qu’il feroient chieve- 
taine et seigneur ; tant qu’il prisent le conte Thie- 
baut de Champaigne ; si en fisent lor seigneur (1). » 

N’est-il pas étrange que Villehardouin, l’homme 
de Thibaut, son vassal dévoué, ait laissé à d’autres 
le soin de nous renseigner sur un détail qui devait 
avoir pour lui une importance particulière, étant 
tout à l’honneur et à la gloire de son maître? 
Or, nous ne voyons pas que Villehardouin ait fait 
nulle part allusion à l’élection de Thibaut, ni lors 
du Parlement de Soissons, ni lors du Parlement 
de Compïègne. 

Nous ne voyons pas, en outre, que, dans son 
récit de l’ambassade de Venise, le comte de Cham¬ 
pagne tienne une place à part, ait joué un rôle 
prépondérant. Il envoie des messagers au même 
titre et en même nombre que les autres grands 
comtes, Baudouin de Flandre, Louis de Blois (2). 

Villehardouin le nomme bien en première ligne ; 
mais de sa part la chose est si naturelle, qu’on 
n’en saurait tirer aucun argument décisif. La 
preuve, au contraire et selon nous convaincante, 


(1) Robert de Clari, dans les Chroniques gréco-romanes , 
ch. il, p. 3. 

(2) Villehardouin, par. 12, page 10 : « De ces messages 
envoia Thiebauz... deus; et Baudoins... deus; et Loys... 
deus. » 


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LA DIVERSION 


que Thibaut n’était pas encore, à cette époque, 
le chef officiel, reconnu de la croisade , c’est que 
le texte du contrat d’avril 1201 ne le nomme 
qu’après Baudouin de Flandre. Le titre du 
contrat porte en effet : « Pactum Domini Balduini 
comitis Flandrensis, et Theobaldi comitis Trece- 
nensis, et Lodovici... ». Dans le corps du traité, le 
même ordre se trouve rigoureusement observé : 

« Placuit itaque. vobis clarissimis Principibus, 

Balduino..., Theobaldo... et Lodovico. » Enfin, à la 
suite du contrat, c’est dans cet ordre encore que 
se trouvent apposés les sceaux et signatures des 
trois comtes, le « Juramentum nuntiorum Bal¬ 
duini » précédant celui des envoyés de Thibaut (1). 

Il est clair que le nom du comte de Champagne, 
au lieu d’être ainsi rejeté au second rang, figurerait 
au premier, si ce premier rang lui avait été anté¬ 
rieurement reconnu. Son élection, en supposant 
qu’elle ait jamais eu lieu, serait donc postérieure 
au traité d’avril 1201. On ne pourrait la dater par 
conséquent que de l’assemblée de Corbie ; c’est là 
en effet qu’il aurait été élu, d’après Ernoul (2), 
lequel place ladite assemblée aussitôt après le 
retour des messagers de Venise, c’est-à-dire 
vraisemblablement en mai 1201. 

(1) Muratori, Scriplores rerum Italicarum , t. XII, col. 323- 
326. 

(2) Chronique d’Ernoul, p. 340. « Là (à Corbie), esgarde- 
rent li conte et li baron li conte Tiebaut de Campaigne, si 
en fisent seignour. Atant se départirent. Ne demora guères 
apriès que li quens Tiebaus fu mors. » 

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SCR ZARA ET CONSTANTINOPLE 


77 


A cette date, le comte Thibaut « malade et 
deshaitié », aurait-il eu même la force de se 
rendre à l’assemblée de Corbie ! Serait-ce là cette 
dernière chevauchée, dont parle Villehardouin (1)? 
Il est difficile de rien affirmer à cet égard, bien que 
le silence absolu gardé par Villehardouin sur 
l’assemblée de Corbie nous autorise à pencher 
pour la négative. Toujours est-il qu’on devait 
considérer le comte de Champagne comme perdu 
à cette époque ; et si, présent ou absent, la réunion 
l’acclama comme son chef, l’élection ne saurait 
avoir d’autre caractère que celui d’une simple 
marque de sympathie donnée au mourant. 

Il nous parait plus vraisemblable d’en revenir 
à notre première hypothèse, à savoir que le comte 
Thibaut, tout en ayant les titres les plus sérieux 
au commandement de la croisade, n’en a jamais 
été le chef officiel. 

Ajoutons que jusque-là le choix, toujours si 
délicat, si difficile, d’un chef, avait pu être ajourné 
sans trop d'inconvénient. Maintenant au contraire 
que le traité avec Venise était conclu, qu’il fallait 
songer à partir, les atermoiements n’étaient plus 
de saison. En admettant que Thibaut eût été élu à 


(1) Villehardouin, par. 35, p. 22 : « Tant chevaucha JofTrois 
li mareschaus que il vint à Troies en Champaigne, et trova 
son seignor malade et deshaitié; et si fu mult liez de sa 
venue. Et quant cil ii ot contée la novele cornent il avoient 
esploité, si fu si liez qu’il dist qu’il chevaucheroit, ce qu’il 
n’avoit pieça fait, et leva sus et chevalcha. Alas ! con granz 
domages! car onques puis ne chevaucha que cele foiz. » 


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78 


LA DIVERSION 


la veille de sa mort, il était urgent de lui trouver 
un successeur. 

Il semble qu’on eût dû s’adresser tout d’abord à 
ceux qu’on a appelés depuis, les trois grands 
comtes, Baudoin de Flandre, Louis de Blois, 
Hugues de Saint-Paul; mais ils s’étaient sans doute 
trop compromis dans les guerres franco-anglaises, 
en prenant parti pour Richard-Cœur-de-Lion 
contre Philippe-Auguste (1) ; et nos croisés auraient 
craint que ce dernier se refusât à ratifier le choix 
fait de l’un d’eux. Pour que leurs noms n’aient 
pas même été mis en avant, il faut évidemment 
une raison sérieuse, et nous n’en voyons pas 
d’autre. 

Force fut donc de chercher ailleurs. Eudes, duc 
de Bourgogne, ne se souciait pas de se croiser ; le 
comte de Bar, non plus (2). Il ne manquait pas 
sans doute, parmi nos petits seigneurs français, 
de vaillants et expérimentés capitaines, mais tous 
de trop mince puissance et seigneurie pour être 
mis au-dessus ou au rang des grands comtes. En 
désespoir de cause, et sur la proposition de 

(!) Guillaume le Breton, Recueil des historiens des Gaules, 
t. XVII, p. 74 : « Vires (Ricardi) et audacia creverant quidem 
maxime defectione comitis Flandriæ et comitis Boloniæ qui 
non soli Philippo régi... immo et Ludovicus cornes, et fere 
alii omnes proceres regni defecerant. » 

(2) Villehardouin, par. 38-39, p. 24 : « Telx fu sa volentés 
que il refusa. Sachiez que il peust bien mielz faire. Joffroi de 
Joinville chargèrent li message que altretel offre feist al 
conte de Bar... qui ere cosins al conte qui morz estoit; et 
refusa le autresi. » 


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SDK Z ARA ET CONSTANTINOPLE. 


70 


Villehardouin, on s’adressa au marquis Boniface 
de Montferrat. 

Si regrettables que soient toujours ces sortes 
de candidatures étrangères, celle-ci avait pourtant 
sa raison d’être, raison sérieuse qui nous semble 
avoir échappé aussi bien à M. de Wailly qu’à 
M. Riant. 

M. de Wailly, nous l’avons vu, semble s’étonner 
qu’on eût mis à la tête de nos croisés français, « un 
marquis Lombard, dont ils n’avaient jamais 
■peut-être entendu prononcer le nom. » 

M. Riant s’en est étonné de même. « Gomment 
expliquer, dit-il, que des princes comme Baudouin 
de Flandre, Hugues de Saint-Paul, Louis de Blois et 
Simon de Montfort, se soient vu préférer un 
seigneur étranger, fils du vieux gibelin, Guillaume 
de Montferrat (1). » 

Et M. Riant ne s’explique la chose qu’en faisant 
de l’élection de Boniface l’œuvre personnelle du 
roi de France; ou plutôt, l’idée première de cette 
candidature gibeline aurait été suggérée par 
Philippe de Souabe à Philippe-Auguste, qui l’aurait 
lui-même imposée aux barons français. 

L’idée de l’intervention allemande n’est à vrai 
dire qu’une simple hypothèse; et l’éminent érudit 
n’a pu la donner que comme telle, puisqu’elle ne 
repose ni ne s’appuie sur aucun texte. L’inter¬ 
vention de Philippe-Auguste a pour elle au moins 
une courte phrase des Gesta : « Barones et comités, 

(-1) Revue des questions historiques, t. XVII, p. 348-351. 


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80 


LA DIVERSION 


cum consilio regis Franciæ vocaverunt Boni- 
facium (1). » Il est d'ailleurs très naturel et vrai¬ 
semblable que nos barons se soient, en la circons¬ 
tance, entendus avec le roi, qu’ils l’aient consulté 
sur le choix de leur chef ; mais la phrase des Gesta 
ne nous paraît pas signifier autre chose, ni avoir 
le caractère impératif que lui prête M. Riant. 

Dans tous les cas, le marquis Boniface avait des 
titres personnels qui, en dehors même de toute 
intrigue franco - allemande, en dehors de toute 
intervention royale, justifient amplement le choix 
des croisés. Ce sont ces titres qu’il importe de 
bien établir, afin d’enlever à l’élection du marquis 
le caractère étrange, inattendu que lui attribuent 
MM. de Wailly et Riant. 

Rappelons - nous tout d’abord que le nom des 
Montferrat, intimement lié depuis près de trente 
ans à l’histoire des croisades, était alors un des 
noms les plus populaires en Orient, où l’on n’avait 
pas encore eu le temps d’oublier le grand rôle 
joué, les services rendus, par quelques-uns des 
membres de cette illustre famille. 

En 1176, un frère deBoniface, Guillaume-Longue- 
Épée, était arrivé en Palestine: « Cil estoit boins 
chevaliers et gentils hom... Le roi Bauduins de 
Jherusalem... oï dire tant de bien de lui qu’il li 
donna si suer a femme qui avoit non Sebille, et 
li dona le conté de Jaffe et d’-Escalonne (2). » 


(1) Migne, 1.1, ch. lxxxiii, des Gesta , col. cxxxi-cxxxit. 

(2) Chronique d’Ernoul, p. 48. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


81 


En 1183, le fils né de ce mariage fut, tout enfant 
encore, proclamé roi, sous le nom de Baudouin Y. 
Guillaume-Longue-Épée était mort à cette date. 
Mais le père de Longue-Épée, Guillaume-le-Vieux, 
à la nouvelle que son petit-fils était roi de Jéru¬ 
salem , quitta à son tour son marquisat de Lom¬ 
bardie pour passer en Terre-Sainte. Un an après 
la mort du jeune Baudouin V, Guillaume-le-Vieux 
assistait au désastre de Tibériade, et restait aux 
mains de Saladin en compagnie du nouveau roi 
Guy de Lusignan, et de maints autres chevaliers. 

On sait combien furent désastreuses, pour les 
chrétiens de Syrie, les conséquences de la journée 
de Tibériade. Elles l’eussent été bien davantage 
encore, s’il n’était arrivé devant Tyr, à ce moment, 
un second fils de Guillaume-le-Vieux, Conrad de 
Montferrat, le héros de la famille : « Quant cil de 
la cité sorent qu’il estoit fils le marcis de Monferat , 
si en furent moult lié, et issirent encontre lui, à 
pourcession, et se li rendirent Sur et le misent 
dedens le casliel lui et ses chevaliers (1). » 

Il était, s’il en faut croire Ernoul, grand temps 
que le marquis arrivât, car ceux qui tenaient le 
château de Tyr avaient déjà promis de le livrer à 
Saladin. Le lendemain, en effet, celui-ci se pré¬ 
sentait aux portes de la ville espérant qu’elles lui 
seraient ouvertes. Averti du contre-temps sur¬ 
venu, il crut néanmoins qu'il aurait bon marché 
de Conrad, ayant entre ses mains la vie du vieux 


(1) Chronique d’Ernoul, p. 182. 



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LA DIVERSION 


marquis, sou père; mais Conrad, insensible aux 
promesses comme aux menaces, déclara que, pour 
obtenir la liberté du prisonnier, il ne rendrait pas 
« la plus petite pierete de Sur ; » que bien plutôt, 
si on l’amenait devant les murailles, il ferait tirer 
sur lui, « car il estoit trop viex et s’avoit trop 
vescui (1). » 

Devant cette résistance inattendue, Saladin 
s’éloigna, remettant à plus tard le siège de Tyr. 
Il y revint en novembre 1187, aussitôt après la 
prise de Jérusalem. Il pensait que la perte de la 
ville sainte aurait terrifié les chrétiens, et il ne 
doutait pas de trouver Conrad plus accommodant. 
Celui-ci se montra aussi ferme, aussi intraitable 
que la première fois. 

Les musulmans se résolurent alors à entre¬ 
prendre le siège par terre et par mer. Les barbotes 
de Conrad, sorte de vaisseaux au pont couvert de 
cuir, causèrent le plus grand mal à la flotte en¬ 
nemie (2), et Saladin fut contraint de s’éloigner à 
nouveau, dans les premiers jours de janvier 1188. 
Au cours de la même année , Tripoli assiégée, à 
son tour, était de même sauvée par les galères et 
les chevaliers de Conrad (3). 

(1) Chronique d’Emoul , p. 183. 

(2) Ibid., p. 238 : « Li marchis flst faire vaissiaus couviers 
de cuir en tel maniéré ç'on les menoit bien priés de tiere ; 
et si avoit arbalestriers dedens, et si estoient les fenestres 
par où il traioient hors. Cil vaissiel fisent moult de mal as 
Sarrasins ; que galyes ne autre vaissiel nés pooient aprois- 
mier. Ces vaissiaus apeloit on Barbotes. » 

(3) Ibid., p. 251-252 : a En cel point que Salehadins ot 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


83 


Oa peut dire, sans exagération, que ce sont les 
exploits du marquis de Montferrat qui sauvèrent 
la Terre-Sainte avant l’arrivée de Philippe-Auguste 
et de Richard-Cœur-de-Lion. Il n’est donc pas sur¬ 
prenant qu’en retour de pareils services les évê¬ 
ques et prélats, aussi bien ceux de l’armée que 
ceux de Palestine, se soient entremis pour faire 
épouser au marquis Conrad la princesse Isabelle, 
devenue, par la mort récente de sa sœur Sybille, 
héritière du royaume de Jérusalem (1). 

Malgré les prétentions et les droits de Guy de 
Lusignan, troisième mari de Sibylle, et associé par 
elle au trône, malgré la protection ouverte ac¬ 
cordée à Guy par le roi Richard, l’immense majo¬ 
rité des croisés d’occident comme des chrétiens de 
Syrie, n’hésita pas à se prononcer en faveur du 
marquis de Montferrat (2). Conrad venait d’être 
proclamé roi quand il fut assassiné (1192). 

On nous pardonnera ces détails un peu longs ; 
mais, devant le complet silence gardé sur ce point 
par MM. de Wailly et Riant, ils n’étaient peut-être 

Triple assegie, ariverent les nés et les galies le roy Guillaume 
à Sur... Dont vint li marchis Conras, si fist armer de ses 
galyes pour aler secourre Triple, et commanda des cheva¬ 
liers le roy Guillaume qu’il alaissent secourre Triple, et il i 
alerent... Quant Salehadins vist qu’il avoit tant de nés ari- 
vées à Triple, et de galyes et de gent crestiiens pour $e- 
corre Triple, et il vit qu’il n i poroit noient faire, si se partit. » 

(1) Chronique d’Ernoul, p. 267-268. 

(2) M. de Mas-Latrie, dans son excellente Histoire de Vile 
de Chypre (t. I, p. 25), a très-bien indiqué le grand rôle et la 
popularité de Conrad. 


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84 


LA DIVERSION 


pas inutiles pour expliquer comment nos croisés 
de 1201, en quête d’un chef, songèrent tout natu¬ 
rellement au marquis Boniface. Après la mort de 
Thibaut, frère de l’ex-roi Henri de Champagne, 
qui pouvait avoir, à commander la croisade, plus 
de droits que le marquis Boniface de Montferrat, 
frère du marquis-roi Conrad, l’heureux et infati¬ 
gable adversaire de Saladin. 

Boniface avait d’ailleurs montré pour la croisade 
un zèle de nature à appeler sur lui l’attention de 
nos croisés, en même temps qu’il lui méritait l’es¬ 
time particulière du pape. Il avait été l’un des 
premiers à répondre à l’appel des cardinaux 
chargés par Innocent III de prêcher, dès 1198, la 
guerre sainte dans l’Italie du nord (1). 

Touché sans doute de son empressement à se 
croiser, le pape lui confiait, l’année suivante, une 
importante mission en Allemagne, mission qui 
touchait à la fois aux intérêts de l’Empire et aux 
intérêts de la Terre-Sainte. Il devait s’efforcer de 
réconcilier les deux prétendants à la couronne im¬ 
périale, Othon de Brunswick et Philippe de Souabe, 
ou tout au moins tâcher de leur faire signer une 
trêve de cinq années, laquelle permettrait aux 
princes allemands de prendre part à la croisade (2). 


(1) Migne, t. I, ch. xlvi, des Gesta , col. xc : ci Marchio .. 
Montisferrali, episcopus Cremonensis, et abbas de Lucedio, 
multique alii nobiles... devoverunt se ad obsequium cruci- 
fixi. » 

(2) Monumenta Germaniœ historica , t. XVII, p. 809; 
Annales Colon . max ., an. 1199 : « Eodem anno, descendit 


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SCR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


85 


Il ne put, il est vrai, réussir dans cette délicate 
et difficile entreprise ; mais le fait seul d’avoir été 
choisi pour une négociation de ce genre n’est pas 
sans donner une assez haute idée de son mérite 
et de son crédit personnels. Ajoutons que, par sa 
haute situation en Italie, par ses relations avec 
les princes allemands, par ses liens de parenté et 
d’amitié avec Philippe-Auguste (1), il se trouvait 
mieux que personne peut-être en mesure de com¬ 
mander une armée, qui compterait dans ses rangs, 
avec une grande majorité de Français, bon nombre 
encore d’Italiens et d’Allemands. 

Que nos barons de France, si turbulents d’or¬ 
dinaire, si peu dociles même à leurs chefs natio¬ 
naux, ne se soient pas toujours montrés pleins de 
déférence pour leur chef étranger , nous l’ad¬ 
mettons volontiers ; mais il n’en est pas moins 
indiscutable que cet étranger n’était ni ne pou¬ 
vait être un inconnu pour la plupart d’entre eux. 
Son choix, sans être de ceux qui s’imposent, n’est 
pas de ceux non plus dont on doive s’étonner. On 
peut même affirmer qu’il était, dans les circon- 

Conradus Moguntinus archiepiscopus ab Italia, et cum 
eo Bonifacius de Monte-Ferreo, ut discordiam que in regno 
orta fuerat... sedarent, et si nequirent istud efficere, ut 
alteruter eorum cessaret, ex consilio principum per quin- 
quennium pax firmaretur. Sed quid intenderint, vel quid 
contulerint cum Philippo, licet non innotuerit, rex Otto invi- 
tatus a marchione ut Bobardiam veniret, renuit. » 

(1) Villehardouin, par. 42, p. 24-26 : « Il (Boniface) vint, al 
jor que il li orent mis, par Ghampaigne et parmi France, où 
il fu mult honorez, et par le roi de France, eux cosins il ere. » 


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LA DIVERSION 


stances données, aussi naturel, aussi justifié que 
possible. Il n’est donc pas plus juste peut-être de 
voir dans l’élection du marquis de Montferrat une 
des causes de la dispersion de nos croisés, qu’il 
n’est nécessaire d’y voir un premier résultat des 
machinations allemandes. 

Nous allons chercher d’ailleurs ce qu’il faut 
penser au juste des machinations allemandes, 
comme aussi des trahisons vénitiennes. 


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DEUXIÈME PARTIE 


I. 

VENISE, JUSQU’AU TRAITÉ d’AYRIL 1201. 

Un contemporain de la quatrième croisade, le 
franco-syrien Ernoul, est le premier qui ait nette¬ 
ment accusé Venise de trahison. D’après Ernoul, 
ou plutôt d’après les on-dit recueillis par lui et 
auxquels il ajoute une entière créance, les Véni¬ 
tiens se seraient engagés vis-à-vis du Soudan 
d’Égypte à détourner les croisés de la route 
d’Alexandrie (1). 

L’accusation est - elle justifiée ? En d’autres 
termes, y a-t-il eu un traité de ce genre conclu 
entre Venise et l’Égypte au moment de la 


(1) Chronique d’Ernoul, p. 344-345 : a Adont s’en ala li 
Soudan de Babilone en Egypte... Puis si fist appareiller mes¬ 
sages, si lor carja grant avoir, puis les envoia en Venisse ; et 
si envoia au duc de Venisse et as Venissiens grans presens, 
et si lor manda salus et amistés. Et si lor manda que se il 
pooient tant faire que il destournaissent les Crestiiens qu’il 
n’alaissent en le tiere d’Egypte, il lor donroit grant frankise 
el port d’Alixandre et grant avoir. Li message alerent en Ve- 
nisse, et ûsent bien ce (qu’il durent et ce) qu’il quisent, et 
puis s’en retournèrent. » 


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88 


LA DIVERSION 


croisade? La question avait pu paraître un instant 
tranchée, par les déclarations catégoriques de 
Hopf, lequel prétendait avoir en main le texte du 
traité. Mais M. Hanoteaux a prouvé que Hopf 
s’était trompé ou avait trompé ses lecteurs ; non 
que l’érudit allemand eût inventé le traité de 
toutes pièces, il n’avait pas été jusque-là ; il s’était 
contenté d’assigner, d’une façon un peu trop 
légère, la date du 13 mai 1202 à un traité parfai¬ 
tement authentique, mais de date postérieure. 

Tout ce qui a pu être dit à ce sujet, pour et 
contre, des deux côtés du Rhin, nos lecteurs le 
trouveront exposé ou analysé dans les articles 
de la Revue des Questions historiques, de la Revue 
historique, de la Revue critique, auxquels nous 
renvoyons en note (1). 

En résumé, il nous suffira de dire que, sur le 
fait particulier du traité Égypto- Vénitien, nous 
sommes juste aussi avancés que le jour où Ernoul 
lançait, pour la première fois, contre la république 
vénitienne, son accusation directe de haute trahison. 

M. Hanoteaux, en effet, avec son argumentation 
si vigoureuse et si serrée, n’a en réalité prouvé 
qu’une seule chose, à savoir que, à l’heure actuelle, 
il n’a pas été découvert de document confirmant 
l’accusation d’Ernoul. 

Ses adversaires sont donc, dans une certaine 

(1) Revue des Questions historiques, t. XVII, p. 324-329 ; 
t. XVIII, p. 69-75; t. XXIII, p. 89-106. — Revue histonque , 
quatrième année, mai-juin 1877, p. 74-102. — Revue critique, 
1877,1.1, p. 318. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


mesure, fondés à lui répondre : le traité auquel 
nous avions cru, d’après Hopf, n’existe pas, ou du 
moins est encore à découvrir, soit; mais l’accusation 
d’Ernoul demeure, et la trahison, nonprouvée, reste 
probable, ne serait-ce que par le commerce que 
Venise, « avant, pendant et après la quatrième 
croisade, a entretenu, de Vaveu de tous, avec les 
Infidèles, leur fournissant les armes qu’ils devaient 
retourner ensuite contre les croisés (i). » 

La probabilité résulterait encore pour M. Riant, 
du mauvais état des relations entretenues par 
Venise avec le Saint-Siège à cette époque ; « Le 
pape n’aime point ces gens absorbés par les soins 
de leur marine et de leur commerce, navigiis et 
mercimoniis solum intenti , et sourds à toutes les 
exhortations du Saint-Siège en faveur des chrétiens 
d’Orient... ; et ce n’est qu’à son corps défendant, 
et seulement après le refus formel des Génois et 
des Pisans, dont il eût de beaucoup préféré le 
concours... qu’il consent à se servir de ces dange¬ 
reux auxiliaires (2). » 

Sans être aussi sévère que M. Riant, M. Hano- 
teaux n’hésite pas à reconnaître, lui aussi, que la 
conduite de Venise, dans ses rapports avec les 
Croisés comme avec les Infidèles, était non moins 
tolérante qu’avide, et qu’innocent III ne cachait 
pas sa défiance pour eux (3). M. Hanoteaux lui- 

(1) Revue des Questions historiques , t. XXJII, p. 89. 

(2) Ibid ., t. XVII, p. 335-336. 

(3) Revue historique , mai-juin 1877, p. 99-100. 


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90 


LA DIVERSION 


môme nous paraîtrait donc assez disposé h 
admettre que, s’il n’y a pas eu trahison consommée, 
traité conclu, c’est que l’occasion seule aurait 
manqué, les Vénitiens étant parfaitement gens 
à trahir. 

Nous laisserons la question sur ce terrain nou¬ 
veau où elle se trouve placée ; et nous examinerons, 
textes en main, si Venise, au moment de la 
croisade, avant l’affaire de Zara, méritait la mau¬ 
vaise réputation qu’on lui a faite, si le pape 
notamment avait pour elle cette défiance que lui 
prêtent MM. Hanoteaux et Riant. 

On est toujours tenté, lorsqu’il s’agit des croi¬ 
sades, de s’exagérer les haines ou les préjugés 
religieux des Occidentaux. La vérité est que nos 
marchands de France ou d’Italie n’éprouvaient 
aucune espèce de scrupule à commercer avec les 
Infidèles. Heyd constate qu’il se trouvait, en 1215, 
plus de trois mille négociants Européens fixés à 
Alexandrie, où ils avaient, comme nos négociants 
modernes, leur quartier, leurs bains, leurs églises. 
Assurément les Vénitiens figuraient dans le 
nombre ; mais avant la croisade, la seule époque 
dont nous ayons le droit de nous occuper, nous 
ne voyons pas que leur situation y soit le moins 
du monde privilégiée. 

On remarquera que nous consultons ici de 
préférence le témoignage le moins suspect de 
partialité pour Venise, le témoignage de Heyd. 
Heyd est un des savants modernes qui ont cru à 
la trahison de Venise, à son traité de 1202 avec le 


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SDK ZAKA ET CONSTANTINOPLE. 91 

Soudan d’Égypte. Il n’a donc pas manqué de 
relever tout ce qui pouvait être à la charge des 
Vénitiens. Il note, par exemple, un certain nombre 
de privilèges accordés par Malek-Adel à Venise 
de 1205 à 1218 ; ce sont les fameux traités discutés 
par M. Hanoteaux, et que tous les partisans de la 
trahison vénitienne s’accordent à regarder comme 
le prix, soit du grand service rendu à l’Égypte 
en 1202, soit de services antérieurs, d’une nature 
particulièrement suspecte et compromettante. 

Les documents précis faisant défaut pour la 
date de 1202, nous nous en tiendrons donc aux 
relations antérieures de l’Égypte avec Venise. 
Heyd, qui a consulté tant de chroniques, compulsé 
tant de chartes, n’a presque rien trouvé concernant 
les Vénitiens. Les actes d'association les plus 
nombreux, pour le voyage d’Alexandrie, avant 
Saladin, sont des actes Génois (1). Dans les pre¬ 
mières années de Saladin, Venise n’est même pas 
citée par Benjamin de Tudela parmi les villes ita- 
liennes qui sont en relations constantes avec 
l’Égypte. Il met en première ligne Amalfi, Pise, 
Gênes (2). Les Pisans paraissent être, dans la 
seconde moitié du XII* siècle, les plus favorisés 
de tous à Alexandrie (8). 

De ces assertions, non suspectes de Heyd, nous 


(1) Heyd, Le colonie commerciali degli Italiani in Oriente , 
nel medio evo, 2 vol. in-12, Venezia, 1866-68 ; t. II, p. 171. 

(2) Id-, Ibid., p. 181. 

(3) là., Ibid., p. 178. 


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92 


LA DIVERSION 


ne prétendons pas conclure que les Vénitiens 
fussent meilleurs chrétiens que les Pisans ou les 
Génois. On nous accordera bien toutefois qu’ils 
n’étaient peut-être pas pires. Nous croyons que les 
marchands de Venise, comme ceux de Pise ou de 
Gênes, étaient avant tout des marchands, très-peu 
disposés comme tels à prendre au sérieux les 
décrets des papes, prohibant le commerce et sur¬ 
tout la contrebande de guerre avec les Infidèles. 
La vraie question est de savoir si à la veille de la 
quatrième croisade, si pendant la quatrième 
croisade, Venise s’est livrée à cette contrebande de 
guerre, alors qu’elle allait être ou qu’elle était, 
suivant l’expression de M. Riant, « partie prenante 
et jusqu’à un certain point dirigeante, dans l’ex¬ 
pédition (1). » Il est certain qu’une telle entente, 
même purement commerciale, avec l’ennemi, ne 
pourrait être jugée que de la façon la plus sévère ; 
il est certain qu’elle justifierait, dans une certaine 
mesure, les soupçons, les accusations de trahison. 

C’est donc bien là qu’est le nœud de la question, 
l’intérêt du débat. M. Riant, à l’appui de son 
opinion, a cru devoir citer des Lettres et documents 
de 1209, 1213, 1246, même de 1295 et de 1315 (2) ; 
il nous paraît inutile de le suivre sur ce terrain. 
Il s’agit en effet de savoir ce que Venise a pu 
faire, non à ces diverses époques, mais à l’époque 
de la quatrième croisade. Or, nous avons la bonne 

(1) Revue des Questions historiques , t. XXIII, p. 405. 

(2) Ibid., p. 90, note 1; p. 114, note complémentaire. 


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SDH Z A.RA ET CONSTANTINOPLE. 


93 


fortune de posséder un document contemporain, 
d’une haute importance, d’une incontestable 
autorité, M. Riant ne nous contredira pas : c’est la 
Lettre d’innocent III aux Vénitiens, du 3 décem¬ 
bre 1198. 

Dès la première année de son pontificat, et en 
vue de la croisade qu’il préparait, Innocent III 
avait renouvelé les décrets de ses prédécesseurs, 
les papes Alexandre III et Grégoire VIII, décrets 
qui interdisaient, sous peine d’excommunication, 
non-seulement toute vente d’armes ou d’objets de 
guerre aux Infidèles, mais même toute espèce de 
rapports, de relations commerciales avec eux : 
« Adexemplar felicis recordationis Gregoriipapæ... 
omnes illos excommunicationis sententiæ suppo- 
suimus qui cum eis (Sarracenis), de cætero habere 
consortium... attentaverint, quandiu inter nos et 
illos guerra durant (1). » 

Sous cette forme absolue, rigoureuse, il était à 
peu près certain que le décret d’innocent III 
resterait lettre morte, et que les intéressés n’en 
tiendraient nul compte. Supposons nos Vénitiens 
en aussi mauvais termes qu’on le prétend avec le 
Saint-Siège ; ils ne se gêneront guère pour passer 
outre, et continuer leur contrebande ou leur com¬ 
merce comme par le passé. Au lieu de cela, que 
voyons-nous?Les Vénitiens essaient de s’entendre 
avec le pape, ils appellent son attention sur les 
inconvénients d’une pareille interdiction, le sup- 


(1) Migne, 1.1, col, 493; Lettre 539 du liv. I. 


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94 


LA. DIVERSION 


plient d’y apporter quelques adoucissements. 
Leurs députés font observer à Innocent III que la 
richesse de Venise vient uniquement de son com¬ 
merce de mer, et que par suite un décret de ce 
genre lui causerait le plus sérieux préjudice : 
« Accedentes nuper ad apostolicam sedem dilecti 
filii, nobiles viri Andræas Donatus et Benedictus 
Grilion, nuntii vestri, nobis exponere curaverunt 
quod ex constitutione hujus modi, civitati vestræ 
proveniret non modicum detrimentum, quod non 
agriculturis insérait, sed navigiis potius et merci- 
moniis est intenta. » 

Il est en vérité difficile de voir dans ces procédés 
vénitiens, dans ce langage des envoyés vénitiens, 
les procédés et le langage d’adversaires déclarés 
ou secrets du Saint-Siège. Le pape les regarde si 
peu comme tels, que par une faveur spéciale il 
prend leur demande en considération ; il leur 
permet provisoirement de commercer, au moins 
avec le royaume d’Égypte, ne leur interdisant 
d’une façon absolue que le trafic des différentes 
choses pouvant servir à la guerre : « Nos igitur 
patemo diiectionis affectu quem ad vos speciaüter 
habemus inducti, sub districtione anathematis 
prohibentes ne in ferro, stupa, pice... vendendo, 
donando, vel commutando Sarracenis ministrare 
subsidium præsumatis, sustinemus ad tempus, 
donec super hoc aliud dederimus vobis in man- 
datis, ut in regnum Ægypti vel Babylonis (1) 


(1) Cette autorisation de commerce général avec les 


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SD» ZARA BT CONSTANTINOPLE. 96 

alla inituri commercia , cum necesse fuerit , 
transfretetis. » 

La Lettre est d’une importance si capitale que 
nous avons tenu à en citer le texte, presque en entier, 
afin qu’il ne reste aucun doute, aucune hésitation 
dans l’esprit de nos lecteurs. On voit qu’il s’agit 
bien ici, comme nous le disions plus haut, d’une 
véritable faveur accordée par le pape aux Vénitiens. 
M. Hanoteaux, du reste, le reconnaît en passant ; 
s’il s’y fût arrêté davantage, il est fort probable 
qu’il y eût vu, comme nous, la preuve, une preuve 
irrécusable des excellents rapports entretenus à 
cette époque par Venise avec le Saint-Siège. 

Le pape ne se dissimule pas combien la tentation 
pourra être grande d’abuser parfois de la permis¬ 
sion octroyée ; mais il s’en rapporte à la bonne foi 
des Vénitiens, et il espère que ces marques de la 
bienveillance, de la confiance papale les rendront 
plus ardents encore à secourir la Terre-Sainte: 
« Provisuri ne quid in fraudem circa statutum 
apostolicum præsumatis..., sperantes quod propter 
hanc gratiam in subsidium Hierosolymitanæ 
provinciæ debeatis fortius animari. » 

En traduisant fortius animari , par plus ardents 
encore , nous croyons traduire bien réellement ici 
la pensée du pape. Car nous espérons prouver, 
sans peine, par les Gesta, par les Lettres, que 
Venise était à cette époque la seule des grandes 

païens d’Égypte est une nouvelle preuve qu’en 1198 le pape 
ne songeait nullement à diriger la croisade sur l 'Égypte. 


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96 


LA DIVERSION 


cités maritimes italiennes, sur laquelle Innocent III 
pût compter et compta pour le succès de sa 
croisade. 

Il est vrai que Robert de Clari fait passer les 
messagers de 1201 par Gênes et Pise d’abord (1), 
d’où l’on s’est hâté de conclure que nos croisés 
ne s’étaient adressés à Venise qu’en dernier 
lieu et comme en désespoir de cause. Nous pour¬ 
rions nous contenter de répondre que Robert de 
Clari se trouve sur ce point en contradiction 
formelle avec Villehardouin ; or nous ne pensons 
pas que, sous le rapport de la précision chronolo¬ 
gique, il y ait à hésiter entre les deux chroni¬ 
queurs. Robert de Clari qui place ce même voyage 
de nos messagers après la mort de Thibaut de 
Champagne et l’élection de Boniface, prouve par 
là même combien on aurait tort de s’en rapporter 
à lui, pour l’ordre et la date des évènements. 
D’après notre chroniqueur Champenois, plus 
exact et mieux informé à coup sûr, les six messagers 
de 1201 se rendirent droit à Venise. Au retour 
seulement, quatre d’entre eux passèrent par Pise 
et Gênes; les deux autres, dont Villehardouin, 
s’étaient dispensés de les y accompagner, jugeant 
sans doute qu’on n’y trouverait pas l’aide 
espérée (2). 

(1) Chroniques gréco-romanes , p. 5. 

(2) Villehardouin, par. 32, p. 20 : « Joffrois li mareschausde 
Champaigne et Alarz Makeriaus si s’en alerent droit en 
France ; et li aultre s’en alerent à Genne et à Pise, por savoir 
quelle aïe il feroient à la terre d’Outremer. » 


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SUR Z ARA ET CONSTANTINOPLE. 


97 


Ges deux derniers avaient-ils tort? Oui, s’il 
faut en croire M. Riant qui cite, à preuve des 
bonnes dispositions des Génois vis-à-vis de la 
croisade, à preuve aussi des bonnes dispositions 
du pape à l’égard des Génois, la Lettre 198 du 
livre IX, adressée par Innocent III à l’évêque de 
Soissons (1). Notons d’abord que la Lettre est 
de 1206, ce qui lui enlève déjà singulièrement de 
sa valeur. Elle nous paraît très-loin, d’ailleurs, 
d’avoir le caractère que lui attribue M. Riant. Les 
pèlerins de 1206 annoncent au pape qu’ils se sont 
entendus avec Gênes : toutefois, avant de s’y aller 
embarquer, ils ont voulu prendre son avis, « Super 
hoc nostram voluntatem requirere studuerunt . » Le 
pape les y autorise, puisqu’ils ne peuvent trouver 
mieux : « Quum vix magis compendiosum et 
securum transitum invertire possitis. » Si pourtant 
ils changeaient d'avis, s'ils ne pouvaient s'embar¬ 
quer à Gênes , et qu’ils voulussent pousser jusqu’à 
Brindes, le pape leur faciliterait, leur assurerait la 
route jusque là: « Si vero per Januam nequive - 
ritis proficisci, et.... ad portum Brundusii pro- 
peretis... navigium conducturi, nos usque Brun - 
dusium securum vobis transitum , dante Deo, 
concedemus . » 

Il nous est vraiment impossible de voir dans 
ladite Lettre la preuve d’une confiance illimitée 


(1) Migne, t. II, col. 1036. Lettre datée de St-Pierre de 
Rome, le 4 des hles de décembre, neuvième année du 
Pontificat (10 décembre 1206). 

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LA DIVERSION 


qu’aurait eue le pape dans les Génois. Elle nous 
prouverait plutôt le contraire. Nous sommes 
d’ailleurs confirmés en notre opinion par la 
Lettre tout à fait significative du 4 novembre 1204 : 
Les Génois, à cette époque, venaient d’enlever sur 
mer les présents envoyés à Rome par l’empereur 
Baudouin; et ce n’était pas sans doute le seul 
méfait dont ils se fussent rendus coupables vis-à- 
vis du Saint-Siège ; car Innocent III leur reproche 
amèrement de se montrer toujours , en toute 
occasion, si prompts à l’offenser, à payer ses bien¬ 
faits de la plus noire ingratitude : « Nobis injuriam 
pro honore , offensant pro qratia et maleficia pro 

beneficiis rependentes .. ad offendendum nos 

proni semper et prompti (1). » 

Il y a là, on le voit, une allusion évidente à des 
griefs antérieurs, dont la plupart ne nous sont pas 
connus, mais dont l’un des plus sérieux devait 
être le mauvais vouloir témoigné parles Génois 
en faveur de la croisade. 

Dès la première année de son pontificat, voyant 
les Génois en lutte avec les Pisans, Innocent III 
s’était efforcé de rétablir la paix entre eux, en vue 
de l’expédition de Terre- Sainte ; il leur avait même 
envoyé à cette occasion deux cardinaux, lesquels 
ne purent rien obtenir: « Duos cardinales ... Pisas 
et Januam destinavit, ut inter Pisanos et Ja- 
nuenses, pro Terræ sanctæ succursu, pacis fœdera 


(1) Migne, t. II, col. 433; Lettre 147 du liv. VII, datée de 
St-Pierre de Rome, le 2 des Nones de novembre. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


reformarent ; sed quia filii pacis non erant, ver- 
bumpacis minime receperunt (i). » 

Pise, en 1198, ne semblait donc pas mieux 
disposée que Gênes à servir les projets du pontife ; 
et nous la verrons, elle aussi, jusqu’au départ de 
la croisade, rester dans les plus mauvais termes 
avec le Saint-Siège. 

Dès cette même année 1198, Pise refusait d’en¬ 
trer dans la ligue anti-allemande, formée par les 

villes de Toscane : « Civitates autem Tusciæ . 

propter importabilem Alemannorum tyrannidem..., 
societatem inierunt, præter civitatem Pisanam, 
qux nunquampotnit ad hanc societatem induci(2 ). » 
Or, cette ligue de Toscane s’était, sinon constituée 
à l’instigation d’innocent III, du moins ouverte¬ 
ment placée sous son protectorat, les confédérés 
jurant de défendre les droits de l’Église, et de ne 
recevoir d’empereur ou roi que de l’assentiment 
du ppntife romain : » Juraverunt quod societatem 
servarent ad honorem et exaltationem apostolicæ 
sedis, et quod possessions et jura sacrosanctæ 
Romanæ Ecclesiæ bona fi.de defenderent, et quod 
nullum in regem vel imperatorem reciperent, nisi 
quem Romanus pontifex approbaret (3). » 

Le refus d’adhésion de Pise était donc une 

(1) Migne, t. I, chap. xlvi des Gesta , col. xci. — L’envoi 
des deux cardinaux à Pise et à Gênes est attesté par la 
Lettre 343 du liv. I, col. 318, datée de Spolète, le 3 des Ca¬ 
lendes de septembre (30 août 1198). 

(2) Migne, t. I, ch. xi des Gesta , col. xxvi. 

(3) Id., Ibid., col. xxvn. 


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100 


LA DIVERSION 


véritable injure au Saint-Siège, injure que le pape 
Innocent III dut ressentir vivement. Aussi s'em¬ 
presse-t-il d’accueillir les plaintes que lui adressent 
à ce sujet les confédérés Toscans ; il reproche aux 
Pisans de ne pas prendre mieux les intérêts de 
la patrie italienne ; et, laissant habilement de côté 
ses griefs personnels, c’est au nom seul de la liberté 
de la patrie qu’il les adjure de revenir à de meil¬ 
leurs sentiments : « Redores omnium civitatum 
Tusciœ... de civibus vestris gravissime sunt con- 
questi, quod ipsi soli, omnibus aliis ad unitatem 
et concordiam jam inductis, tanquam hostes 

patriæ imminere omnium excidio viderentur.; 

nos igitur, universitatem vestram monemus 
attentius... ad totius patriæ libertatem tuendam et 
excutiendum jugum gravissimes servitutis (1). » 

Il ne paraît pas que l’espoir du pape se soit 
réalisé, que son appel ait été entendu; loin de là, 
car nous retrouvons bientôt, dans les Deux-Siciles, 
les Pisans alliés déclarés des Allemands, en par¬ 
ticulier de Markwald, cet intraitable ennemi du 
Saint-Siège. 

En l’an 1200, une bande de cinq cents Pisans et 
plus combattent près de Palerme pour le compte 
de Markwald, et conjointement avec les Sarrasins : 
« Quidam autem Pisani, ut dictum est, numéro 

quingenti vel amplius.. et infinita multitude 

Saracenorum erat ibi cum eis ad custodienda 
loca debilia, constituti (2). » 

(1) Migne, t. I, Lettre 555, du liv. I, col. 508-509. 

(2) Migne, 1. 1, ch. xxvi des Gesta, col. li. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 101 

Jusqu’en 1202, c’est-à-dire jusqu’à l’époque qui 
nous occupe, cette complicité des Pisans avec 
Markwald est l’objet des récriminations constantes 
du pontife. La Commune de Pise déclare bien, il 
est vrai, qu’elle n’est officiellement pour rien dans 
l’appui prêté par les siens aux ennemis de l’Église. 
Elle prétend même leur avoir défendu toute im¬ 
mixtion dans les querelles des Deux-Siciles, mais 
elle ne peut faire plus; et de peur de compro¬ 
mettre, dit-elle, les personnes et les biens de ses 
nationaux en Sicile, elle se refuse nettement à 
rappeler, comme le voudrait le pape, les complices 
de Markwald : « Prœmisso, quod commnnitatis 
nomine nullum prœstitissetis auxilium Mark - 
waldo , nec proposuissetis ulterius... permittere 
quod ei à Pisanis subveniretur..., protinus snbdi- 
distis quod ... eos non potestis revocare prœsertim 
sine periculo personarum et rernm illorum (1). » 

On comprend que le pape soit plus satisfait de 
la forme que du fond de pareilles excuses ; il 
somme les Pisans de lui donner, de leur bonne vo¬ 
lonté, une preuve plus manifeste, la seule qu’il 
réclame et qu’il exige, le rappel de ceux qui com¬ 
battent contre lui : « Licet per litteras vestras 
satis respondisse videamini humiliter et devote , 
minus tamen sufficienter et plane, sicut credi- 
dimusy respondistis ;... monemus igitur universi- 
tatem vestram... Pisanos , qui in Sicilia commo- 

(1) Migne, 1.1, Lettre 4 du liv. V, col. 951, datée de Latran, 
le 4 des Nones de mars (4 mars 1202). 


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102 


LA DIVERSION 


rantur, a prœfati Markwaldi aaxilio, favore ac 
obsequio revocetis (1). » 

Nous n’avons pas à insister ici sur les affaires 
des Deux-Siciles, mais il est impossible de par¬ 
courir les Gesta et les Lettres d’innocent III sans 
être frappé de l’importance qu’y attache le pon¬ 
tife, surtout de l’animosité qu’il ressent contre 
Markwald. On peut donc se figurer par là les vrais 
sentiments qu’il nourrit contre les Pisans; et nous 
voyons qu’au moment de la croisade, il ne pouvait 
pas plus compter sur eux que sur les Génois. 

Venise, au contraire, dès le début du pontificat, 
avait semblé toute disposée à servir le grand projet 
d’innocent III pour la délivrance de la Terre-Sainte. 

Vers le milieu d’août 1198, le pape envoyait à 
Venise le cardinal Soffredo, afin d’y prêcher la 
guerre sainte : « Dictum autern Soffredum Sanctæ 
Praxedis presbyt. card. Venetias pro Terrœ sanctæ 
subsidio destinamus (2). » Nous savons par les 
Gesta que cette mission de Soffredo fut couronnée 
d’un plein succès ; plus heureux que ses collègues, 
les cardinaux Pierre et Gratien, envoyés à Pise et à 
Gênes, il décida le doge et bon nombre de Vénitiens 
à prendre la croix : « Misit... Soffredum... ad 
ducem et populum Venetorum, ad cujus exhorta - 
tionem ipse dux et multi de populo crucis characte- 
rem assumpserunt (3). » 

(1) Migne, t. I, Lettre 4 du liv. V, col. 951. 

(2) Id., Ibid. , col. 311. Lettre 336, du liv. I, datée de Réate, 
le 18 des Calendes de septembre (15 août 1198). 

(3) Id., Ibid., ch. xlvi des Gesta , col. xc. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


103 


Ces bonnes dispositions que les Vénitiens 
avaient montrées en 1198, s’étaient-elles modifiées 
en 1201? Nous ne connaissons aucun texte qui 
nous autorise à le supposer. Au contraire, si nous 
en croyons Villehardouin, le doge et les siens 
s’applaudissent fort d’avoir à faire compagnie 
avec les croisés pour « chose aussi grande que la 
délivrance de Notre Seigneur (1). » 

Notons que ces paroles, mises par le chroniqueur 
dans la bouche du doge, sont pour ainsi dire les 
termes mêmes dont le doge s’est servi dans son 
traité d’avril 1201. Si l’on veut se donner la peine 
de le lire avec attention, on reconnaîtra qu’il y a là 
autre chose qu’une simple convention marchande; 
en même temps qu’une entreprise de transport, 
c’est un acte d’association politique et religieuse : 
« Quos nos Enricus Dandulus ... audientes , dit le 
doge, parlant de nos messagers, ex intimo fuimus 
nostrœ mente gavisi ..., prædecessorum nostrorum 
memoriara facientes, qui Hierosolymitano regno 
tempore opportunitatis magnifiée succurrerunt, 
unde adepti fuerunt, volente Domino, gloriam et 
honorem. Ad exhortationem Summi Pontificis 
qui ad hoc nos sœpius paterna sollicitationc 
commonuit... preces vestras in honore Domini 

admisimus affectu cordis et totius animi .Et nos 

propria voluntate nostra quinquaginta galeas 
armatas dare debemus in Dei servitium, quæ 
similiter erunt in servitium Domini per annum (2). » 

(1) Villehardouin, par. 18, p. 29. 

(2) Mu rator i, Scriptor es rerum Italie arum, t. XII, col. 323-324. 


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104 


LA DIVERSION 


Pour mieux affirmer la sincérité de telles pro¬ 
messes, le doge renouvellera son vœu de 1198; 
au moment de partir, on lui coudra «la croix 
en son grant chapel de coton par devant » et les 
Vénitiens, à son exemple, se croiseront « a mult 
foison (1). » 

Pur calcul, dira-t-on, et pure hypocrisie. Nous 
sommes à coup sûr loin de prétendre que le zèle 
des Vénitiens fût le moins du monde désintéressé ; 
nous avons au contraire la conviction qu’ils au¬ 
raient montré beaucoup moins d’ardeur pour la 
croisade, s’ils n’avaient pas eu l’espoir d'en tirer 
un profit quelconque. Le profit, du reste, était 
stipulé par avance; les cinquante galères mises 
par eux au service du Seigneur , leur assuraient la 
moitié des conquêtes à faire (2). La perspective 
pouvait leur paraître assez séduisante pour qu’il 
n’y ait pas lieu, en la circonstance, de suspecter 
leur bonne foi. 

Si les Vénitiens n’avaient pas été, h ce moment, 
pour une raison ou une autre, sincèrement par¬ 
tisans de la croisade, à quoi bon de leur part cette 
solennelle promesse de coopération que nul ne 
leur demandait? L’hypocrisie serait ici vraiment 


(1) Villehardouin, par. 68, p. 38-40. 

(2) Muratori, Scriplores rerum Italicarum , t. XII, col. 324 : 
« ...debet inter nos et vos firma societas, et talis esse, quod... 
si deo favente... aliquid fuerimus acquisiti, communiter vei 
divisim, nos ex eo omni medietatem habere debemus, et 
vos aliam medietatem. » 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 105 

par trop odieuse, d’autant qu’on n’en voit en au¬ 
cune façon la raison ni l’utilité. 

Qu’on pense des "Vénitiens et de leur égoïsme 
habituel tout ce qu’on voudra, peu importe ; ce 
que nous constatons, d’après les textes, c’est que 
les promesses vénitiennes de 1201-1202 sont en 
parfait accord avec celles de 1198. Ce que nous 
affirmons, en outre et à nouveau, connaissant les 
dispositions contraires de Pise et de Gênes à cette 
époque , c’est que nos croisés ne pouvaient 
s’adresser ailleurs qu’à Venise, et que le pape, 
loin d’en prendre ombrage, dut tout le premier 
les y encourager. 

Ici encore, nous ne supposons ni n’inventons 
rien, nous avons un texte formel, texte non pris 
au hasard, mais tiré de l’une des sources les plus 
autorisées, les plus sûres de la quatrième croi¬ 
sade, la Devastatio Constantinopolitana. D’après 
la Devastatio, nos croisés ne se seraient rendus à 
Venise que sur les conseils, mieux encore, sur les 
ordres du pape : « Prœceperat qaoque domnas 
papa passagium apud Venetias fieri (1). » Le 
témoignage ici a d’autant plus de poids que l’au¬ 
teur anonyme de la Devastatio ne montre, nous 
le verrons, aucune espèce de sympathie pour les 
Vénitiens. 

Toutefois, nous nous empressons de le recon¬ 
naître, à notre texte si formel, si catégorique, les 
partisans de la trahison Vénitienne peuvent 

(1) Chroniques gréco-romanes , p. 87. 


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LA DIVERSION 


opposer un texte non moins catégorique, non 
moins formel, celui des Gesta. On sait que le 
traité d’avril, une fois conclu, fut soumis à la 
ratification du pape ; et, d’après les Gesta, le pape, 
prévoyant ce qui allait se passer, aurait mis à sa 
ratification des conditions telles que les Vénitiens 
refusèrent de les accepter : « Ipse vero , fjuod 
futurorum esset prœsagiens, cautè respondit quod 
conventiones illas ita duceret confirmandas , ut 
videlicet ipsi christianos non læderent..., Veneti 
autem confèrmationem sub hoc tenore recipere 
noluerunt (1). » 

Sans nul doute, l’autorité des Gesta est consi¬ 
dérable ; et nous ne voulons ni dissimuler, ni atté¬ 
nuer l’importance du passage en question. Nous 
irons plus loin. Nous comprenons parfaitement 
que ledit passage, à première vue, ait paru 
décisif, et, que, faute d’avoir étudié les relations 
antérieures du Saint-Siège avec les républiques 
italiennes, on se soit hâté d’en conclure à de 
profonds dissentiments entre Innocent III et 
Venise. 

Mais après l’analyse scrupuleuse que nous avons 
faite desdites relations, après tant de témoignages 
décisifs, fournis par la Devastatio, par les Gesta 
mêmes, par les Lettres d’innocent III, on nous 
accordera bien au moins que le susdit passage 
arrive ici de la façon la plus inattendue, la plus 

inexpliquée. Il vaut donc aujourd’hui la peine 

/ 

(1) Migne, 1. 1 , ch. lxxxiii des Gesta , col. cxxxi. 


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SU» ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


107 


qu’on le discute, puisqu’on ne saurait plus l’ac¬ 
cepter aveuglément. 

Nous avons dit plus haut que nous ne con¬ 
naissions aucun texte, permettant de supposer 
que les bonnes dispositions de Venise à l’égard 
de la croisade, comme à l’égard du Saint- 
Siège, se fussent modifiées de 1198 à 1201. Notons 
d’abord que le fameux passage des Gesta, relatif 
au traité franco-vénitien, confirme de tout point 
notre opinion. Si Venise, en effet, eût donné le 
moindre grief, le moindre sujet de plainte au 
pape depuis 1198, l’auteur des Gesta n’aurait pas 
manqué de le rappeler en la circonstance ; l’occa¬ 
sion était trop naturelle. Mais rien de pareil ; 
aucune allusion au passé. Il n’y a donc rien 
dans le passé qui soit de nature à éveiller l’in¬ 
quiétude, la défiance d’innocent III. De quoi se 
défie-t-il alors? De l’avenir, et de l’avenir seul, 
parce qu’il a le pressentiment, la prescience de ce 
qui arrivera « quod futurorum esset præsagiens. » 

Il nous semble que ce mot des Gesta est toute 
une révélation. L’auteur écrit sous l’impression 
évidente de l’expédition de Zara, de l’expédition 
de Constantinople. Il s’étonne que cette croisade, 
dont on attendait la conquête de l’Égypte et la 
délivrance de la Terre-Sainte, ait pu tromper ainsi 
toutes les espérances, toutes les prévisions de la 
sagesse humaine. Toutes, non. Le pape n’a pu se 
tromper, lui, comme le commun des mortels ; seul, 
il a vu clair dans l’avenir ; et l’auteur des Gesta 
est si bien convaincu de cette perspicacité du 


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108 


LA. DIVERSION 


pontife, que, sans s’en apercevoir, il lui prête, 
en avril 1201, les sentiments et les paroles d’oc¬ 
tobre-novembre 1202. 

Il suffit, pour s’en convaincre, de lire en entier, 
au chapitre lxxxiii des Gesta , cité plus haut, les 
prétendues conditions mises par le pape à la ra¬ 
tification du traité d’avril, et qui interdisaient aux 
croisés toute attaque contre des États chrétiens, 
à moins de cause légitime, reconnue telle par le 
légat apostolique : « Ut ipsi christianos non lœde - 
rent, nisi forsan iter eorum illi neqidter impedi- 
rent y velalia causa justa vel necessaria forsan ac - 
cederet , propter qnam aliud aqere non possent, 
apostolicœ sedis legati consilio accedente. » Or, ces 
lermes-là sont empruntés textuellement à la Bulle 
papale qui fut lue aux croisés devant Zara, ainsi 
qu’en témoigne la Lettre 161 du livre V, écrite peu 
après la prise de la ville (1). 

On comprend dès lors comment la confusion a 
pu se faire dans l’esprit et dans les souvenirs de 
l’auteur des Gesta. Qu’on veuille bien d’ailleurs y 
réfléchir, et l’on reconnaîtra, par le simple bon 
sens, que la convention d’avril 1201 ne pouvait 
donner prétexte à aucune difficulté sérieuse entre 
le pape et Venise. Alors même que Venise aurait, 

(1) Migne, 1.1, col. 1179. — A la suite de la phrase citée 
plus haut, on lit en effet : « Licet dilectus filius noster, Pe- 
trus.... legatus, prohibitionis nostræ tenorem quibusdam ex 
vobis exponere curavisset, et tandem litterœ nostræ vobis 
fuissent publiée prœsentatœ..., ut se redderent coegistis mi - 
seros Jaderlinos. » 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


109 


dès cette époque, songé aux expéditions de Cons¬ 
tantinople ou de Zara, elle n’eût pas commis la 
maladresse de dévoiler par avance ses projets per¬ 
fides, en rompant si ouvertement en visière au pape. 

Elle songeait si peu, en cette occasion, à rompre 
avec lui, que c’est elle qui avait demandé, exigé la 
ratification papale, comme elle demandait aussi, en 
tant que faire se pourrait, la ratification du roi de 
France : « ... deconcordia ita simul facta aD. Papa 
exscriptum pariter fieri facietis, ut si qua partium 
a conservatione pactionis hujus discederet, id ei 
gravaminis qaod recte sastinere debeat importa - 
tur (1). » Venise, en insérant cette clause dans le 
traité d’avril 1201, montrait par là même combien 
elle était assurée des excellentes dispositions du 
pape à son égard. 

La ratification ne pouvait être dès lors qu’une 
simple formalité, remplie avec empressement par 
le pontife ; et c’est bien en effet le caractère que 
lui attribue Villehardouin : « Et maintenant en- 
voierent lor messages l’une partie et l’autre à 
Rome, à l’apostoile Innocent, pour confermer ceste 
convenance ; et il le fist mult volentiers (2). » 

Nous avons du reste à invoquer ici un témoi¬ 
gnage bien autrement précieux que celui de Ville¬ 
hardouin, que celui de la Dévastation une autorité 
bien supérieure à celles des Gesta , le témoignage, 
l’autorité d’innocent III lui-même. 

(1) Muratori, Scriptores rerum ltalicarum, t. XII, col. 325. 
^ (2) Vülehardouin, par. 31, p. 20. 


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110 


LA DIVERSION 


M. Riant, dans les Archives de l’Orient latin, a 
publié une Lettre du pontife qui, en réalité, tran¬ 
cherait la question, si elle ne l’était déjà. C’est une 
Lettre du 8 mai 1201, évidemment provoquée par 
la communication récente faite au pontife du 
traité franco-vénitien. Sous l’impression de la 
joie que lui a causée l’heureuse nouvelle, le pape 
s’adresse au clergé de Venise ; il engage les prêtres 
vénitiens à se montrer dignes de leurs compa¬ 
triotes laïques qui donnent un si magnifique 
exemple de dévouement à la cause de la Terre- 
Sainte : « Quum dilecti filii*dux etpopidus Vene- 
torum eidem Terrœ magnifiée subvenire proponant 
ut crucifixi valeant injuriam vindicare (1). » 

A défaut d’autre document, celui-là suffirait à 
éclairer la question des rapports entre le pape et 
Venise, au moment du traité d’avril 1201, comme 
il nous prouve en même temps l’exactitude et la 
sincérité de notre vieux Villehardouin. 

Sans doute, cela ne prouve pas à la rigueur que 
Venise n’ait pu avoir postérieurement la pensée, 
la tentation de trahir la cause de la chrétienté. 
Il est toujours téméraire, en histoire, d’affirmer 
quoi que ce soit ; nous disons seulement que, 
jusqu’à découverte de textes nouveaux, formels, 
il n’est plus permis de parler désormais de trahison 
préméditée , de trahison probable, tout soupçon de 
ce genre, au moins pour la période qui précède le 
8 mai 1201, étant absolument inadmissible. 

(1) Archives de VOrient latin , t. I, p. 388. 


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LE PACTE D’AVRIL 1201, ET LES PRÉLIMINAIRES DE ZARA. 


Parle pacte d’avril 1201, les Vénitiens, nous 
l’avons vu, s’étaient engagés à conduire les croisés 
outre-mer , pour la délivrance de la Terre-Sainte. 
Nous croyons avoir prouvé que ledit engagement 
avait été pris de bonne foi, sans arrière-pensée de 
trahison de la part de Venise. Pourquoi n’a-t-il pas 
été tenu, et à qui en incombe la responsabilité? 
Voilà ce qu’il importe d’examiner maintenant. 

Pour ce faire, il est indispensable de préciser 
d’abord les clauses et conditions du traité : 

Venise devait fournir des vaisseaux en nombre 
suffisant pour transporter quatre mille cinq cents 
chevaliers, neuf mille écuyers, vingt mille ser¬ 
gents de pied, en tout trente-trois mille cinq cents 
combattants, plus quatre mille cinq cents che¬ 
vaux, avec vivres et provisions nécessaires pour 
une année, la nature et quantité des dites pro¬ 
visions étant d’ailleurs strictement déterminées 
par homme et par cheval. Le tout devait être prêt 
« à la fête des saints apôtres Pierre et Paul, » 
c’est-à-dire le 29 juin 1202, à partir de laquelle 
date la flotte resterait pour une année à la dispo¬ 
sition des croisés. 


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112 


LA DIVERSION 


En retour de quoi, ceux-ci promettaient de 
payer à Venise la somme totale de quatre-vingt 
cinq mille marcs d’argent, en quatre termes, exi¬ 
gibles : le premier, de quinze mille marcs, au 
l #r août 1201 ; le second, de dix mille, au 1 er no¬ 
vembre suivant ; le troisième, de dix mille égale¬ 
ment, au 2 février 1202 ; le dernier enfin, de cin¬ 
quante mille, dans le courant d’avril, époque où 
hommes et chevaux devaient se réunir, afin d’être 
prêts à s’embarquer pour l’époque déterminée, 
c’est-à-dire fin juin (1). 

Tel est dans son ensemble, dans ses principales 
clauses, le traité d’avril 1201, dont les partisans de 
la trahison vénitienne ont voulu prendre texte, 
pour attaquer tout d’abord ce qu’ils appellent 
d’une part l'habileté de Venise, de l’autre la lé¬ 
gèreté de Villehardouin. 

Nos négociateurs se seraient laissé duper, en 
négociant ainsi « un transport en bloc pour un 
contingent militaire énorme, et encore hypothé¬ 
tique, au lieu d’exiger un prix à tant par lance, 
conduite en Égypte (2). » 

Le reproche nous paraît peu fondé. Le prix avait 
été stipulé dans les conditions requises plus haut, 
deux marcs par homme, quatre par cheval. Ville- 
hardouin a pris soin de nous en avertir (3) ; et 

(1) Muratori, Scriptores ] rerum Italicarum , t. XII, col. 324. 

(2) Revue des Questions historiques, t. XVII, p. 361. 

(3) Villehardouin, par. 21, p. 14 : « Nos ferons vuissiers à 
passer quatre raille et cinc cenz chevaus, et nuef mille es- 
cuiers ; et ès nés quatre mille et cinc cenz chevaliers et 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 113 

trente-trois mille cinq cents hommes à deux marcs, 
quatre mille cinq cents chevaux à quatre marcs, 
donnent bien en effet la somme totale des quatre- 
vingt-cinq mille marcs convenus. D’autre .part, on 
voudra bien en convenir, il était absolument indis¬ 
pensable de fixer par avance un contingent mini¬ 
mum approximatif, afin que Venise pût évaluer 
de son côté le minimum de vaisseaux nécessaires 
à l’expédition. 

Nous ne pensons pas enfin qu’un contingent de 
trente-trois mille cinq cents hommes, et quatre 
mille cinq cents chevaux ait vraiment rien 
d'énorme pour une croisade ; mais laissons de côté 
la teneur même du traité, pour examiner surtout 
la façon dont les engagements pris ont été tenus. 

A l’époque arrêtée, la flotte vénitienne était 
prête; tous les chroniqueurs, même les moins 
suspects de partialité pour Venise, sont una¬ 
nimes sur ce point, comme sur le bel aspect, et 
le bon aménagement des vaisseaux : «• Termino 
constituto ... Venetitam magnifica navigia præpa- 
raverant, ut a longis rétro temporibus nedum visus, 
sed nec auditus fuerit tantus navalium appa - 
ratus (1). » 

Ce témoignage décisif des Gesta nous dispense 
de toute autre citation. Ce n’est pas d’ailleurs sur 
ce point que portent les accusations dirigées 


vint mille sergenz à pié., en tel forme que on donra por le 

cheval quatre mars , et por Vome deus. » 

(1) Migne, t. I, ch. lxxxv des Gesta , col. cxxxvm. 

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414 


LA. DIVERSION 


contre Venise. Tous ceux qui croient à la trahison 
Vénitienne ne font aucune difficulté de convenir 
que la flotte était prête; mais ils prétendent que la 
République refusa de mettre ladite flotte à la 
disposition immédiate des croisés, qu’elle s’arran¬ 
gea de façon à les retenir parqués pendant cinq 
mois dans les lagunes de l’Adriatique, leur extor¬ 
quant ainsi peu à peu, à loisir, tout l’argent dont 
ils avaient pu se munir pour leur voyage, les 
laissant de plus se décimer par la faim et les 
maladies, afin de les tenir, à un moment donné , à 
sa complète discrétion fl). 

Une pareille conduite, aussi machiavélique, 
pourrait en effet laisser croire que Venise s’était 
entendue soit avec le Soudan, soit avec Boniface, 
peut-être avec les deux, pour détourner d’abord 
les croisés de l’Égypte, et les lancer ensuite sur 
Constantinople. 

Il est donc du plus haut intérêt d’étudier de près 
la fameuse question de la détention du Lido, afin 
de s’assurer si l’ajournement du départ des croisés, 
qui devait avoir pour eux de si fâcheuses consé¬ 
quences, est bien réellement le fait de la duplicité 
vénitienne. 

D’après les termes du traité cité plus haut, l’ar¬ 
mée aurait dû se mettre en marche au mois d’avril, 
afin que le départ de Venise pût s’effectuer dans 
les derniers jours de juin : « Per totum eumdem 
mensem (aprilis) et hommes et equi, cum omnibus 


(1) Voir la Revue des Questions historiques } t. XVII, p. 361. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 115 

necessariis inveniri ... debeant ad transfretandum 
et debeant ire ... Navigium dari debet a Festo 
Sanctàrum Apostolornm Pétri et Pauli. » Or, 
Villehardouin nous apprend que les croisés com¬ 
mencèrent seulement au mois de juin « entor la 
Pentecoste... a movoir... de lor païs (1). » Nous 
savons de plus quelles hésitations, quels tiraille¬ 
ments arrêtèrent et retardèrent bon nombre d’entre 
eux dans leur marche. Il est peu croyable que les 
premiers arrivés à Venise y soient parvenus avant 
le commencement de juillet; et il leur fallut y 
attendre combien de temps les hésitants, les re¬ 
tardataires, renvoyer même au devant d’eux. On 
peut calculer par là quel temps précieux dut être 
perdu. 

Nous ne saurions préciser sans doute le moment 
où l’armée entière se trouva réunie ; mais ce ne 
fut guère, selon toute probabilité, avant le milieu 
d’août. Autrement, le chef de l’expédition n’eût 
pas attendu si tard pour s’y rendre ; et nous savons 
par la Devastatio que le marquis arriva précisé¬ 
ment le 15 août (2). On pourrait objecter, il est 
vrai, qu’étant d’accord peut-être avec Venise, il 
avait à dessein retardé son arrivée. Bien que 
nous ayons d’excellentes raisons de ne pas croire à 
cet accord, on le verra plus loin, admettons-le ; 


(1) Villehardouin, par. 47, p. 28. — La Pentecôte se trouvait 
cette année-là le 2 juin. 

(2) Chroniques gréco-romanes , p. 87 : «ln Assumptione 
Beatæ Mariæ marchio ad exercitum venit. » 


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116 


LA. DIVERSION 


dans tous les cas, le légat du pape; chargé de re¬ 
présenter le Saint-Siège à la croisade, d’en prendre 
le commandement spirituel, n’eût pas eu les 
mêmes raisons d’attendre que le marquis de Mont- 
ferrat. Or, il avait attendu, lui aussi, sinon jus¬ 
qu’au 15 août, du moins jusqu’au 22 juillet, pour 
se rendre à Venise (1) : preuve irrécusable qu’une 
bien faible partie encore de l’armée s’y trouvait 
à cette date. Innocent III avait trop à cœur le 
prompt départ de l’expédition pour ne pas déplorer 
amèrement chaque jour, chaque heure de retard; 
il serait donc bien étrange que son légat n’eût pas 
été l’un des premiers au rendez-vous. 

On aurait, en vérité, mauvaise grâce à s’en 
prendre aux Vénitiens de ce que l’expédition ne 
soit pas partie à l’époque indiquée. Les préparatifs 
d’embarquement, au lieu de se faire en temps 
utile, en mai et juin, ne commencèrent que fin 
août (2), pour se terminer au commencement 
d’octobre. La faute en était, il faut en convenir, 
bien plus à nos croisés qu’à Venise. 

Voyons maintement si celle-ci mérite mieux les 
reproches de rapacité, de cruauté qu’elle a en¬ 
courus en la même occasion ? Au premier abord, 
il faut en convenir, l’autorité particulière de la 
Devastatio donne une certaine apparence de fon- 

(1) Chroniques gréco- romanes, p. 87 : o In festo beatæ 
Mariæ-Magdalenæ dominusPetruscardinalisVenetias venit. » 

(2) Villehardouin, par. 68, p. 40 : o Lors commença-en à 
livrer les nés et les galies et les vissiers as barons por mo- 
voir; et del termine fujatantalé que li septembres aprocha. » 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 117 

dement aux accusations lancées contre la répu¬ 
blique. 

D’après la Devastatio, les croisés, entassés dans 
l’île St-Nicolas, auraient été parqués et traités 
comme de véritables prisonniers : « Quoties- 
cunque Venetis placuit, prœcepemnt ut nullus de 
prœfata insula extraheret aliquem peregrinorum, 
et quasi captivis per omnia eis dominantur. » Il 
est vrai qu’après avoir mentionné cette interdic¬ 
tion absolue aux pèlerins de sortir de l’île, l’auteur 
ajoute immédiatement : « Unde multi in patriam 
redierunt ; minima pars ibi remansit, inter quos 
adhuc crevit mortalitas mirabilis ita ut a vivis 
vix possent mortui sepeliri (1). » Le multi in pa¬ 
triam redierunt est en si complète contradiction 
avec la phrase précédente, que Ton est tenté de se 
demander si l'auteur de la Devastatio ne s’est pas 
ici quelque peu départi de sa modération et de 
son impartialité ordinaires (2). 

L’exagération évidente des détails qui suivent 
sur le nombre des morts est encore de nature à 
confirmer cette supposition. Toutefois, il est cer¬ 
tain que la mortalité dut être grande parmi les 
pauvres pèlerins arrivés des premiers, et qui 
furent obligés de séjourner, par les terribles cha¬ 
leurs de la mi-juillet à la mi-août, au milieu des 

(1) Chroniques gréco-romanes , p. 87. 

(2) Ce nous serait déjà un premier motif de révoquer en 
doute la prétendue entente de Boniface avec Venise. L’auteur 
de la Devastatio , un suivant de Boniface, n’eût pas été si dur 
pour les alliés ou complices de son maître. 


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118 


LA DIVERSION 


lagunes de l’Adriatique ; mais nous avons montré 
que la faute n’en saurait être imputable au gou¬ 
vernement vénitien. Nous ne voyons pas, par 
exemple, qu’il ait témoigné grande pitié du sort 
de ces malheureux. Il paraît même que, dans un 
accès de méchante humeur, le doge les aurait 
menacés d’interdire toute vente de vivres au camp, 
et de les y laisser mourir de faim. 

Robert de Glari, de qui nous tenons ce détail (1), 
se hâte, il est vrai, d’ajouter que le doge fut trop 
'prud'homme .pour mettre sa menace à exécution. 
Un tel hommage, si inattendu en la circonstance, 
semblerait prouver qu’aux yeux de Robert de 
Clari la mauvaise humeur du doge était quelque 
peu justifiée. 

De fait, les Vénitiens n’avaient guère sujet 
d’être satisfaits. Tandis qu’ils avaient scrupuleu¬ 
sement rempli toutes les charges du contrat de 
nolis , les croisés au contraire ne tenaient aucun 
des engagements contractés en leur nom. 

Des cinquante mille marcs qui devaient être 
payés dans le courant d’avril, les Vénitiens 
n’avaient encore, à coup sûr, rien touché au com¬ 
mencement de juillet; et nous avons même de 
fortes raisons de croire qu’il restait dû, à cette 
époque, une bonne partie des versements anté- 

(1) Chroniques gréco-romanes, p. 8 : a Sachies que vos ne 
vos moveres de cheste isle devant la que nous serons paie, 
ne ne troveres qui vos porte ne que boire ne que menger. 
Li dux fu moult preudons ; si ne laissa mie pour chou que 
on ne leur portasl assez a boire et a menger. » 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


119 


rieurs. Nous avons le regret de ne pas nous 
trouver d’accord sur ce point avec M. de Wailly, 
qui a, du reste, fort bien montré avec quelle ré¬ 
serve il faut accepter ici le témoignage de Robert 
de Glari (1). 

Celui-ci raconte, en effet, qu’un envoyé de Ve¬ 
nise ayant accompagné nos messagers à leur re¬ 
tour, vingt-cinq mille marcs lui furent remis à 
titre d’arrhes , lors de l’assemblée de Corbie (2). 
Qu’une somme quelconque ait été payée à Corbie, 
nous ne saurions le mettre en doute devant l’affir¬ 
mation si catégorique du chroniqueur Picard. Il 
n’aurait pas imaginé de toutes pièces un pareil 
détail, et nous devons l’en croire, si peu de créance 
qu’il mérite d’ailleurs en fait de chiffres comme 
en fait de dates. Il n’a pu et dû se tromper que 
sur la somme ; il nous sera facile à cet égard de 
rétablir la vérité en rapprochant son texte de 
celui de Villehardouin. 

Il est bien question d 'arrhes aussi dans Villehar¬ 
douin, mais de cinq mille marcs seulement, que 


(1) Éclaircissements, p. 23-26. 

(2) Chroniques gréco-romanes , p. 6 : « Après dist li dux 
qu’il voloit avoir xxv m marcs d’eres a eomenchier le navie : 
Et li dux envoia avec aus un haut homme de Venise pour 
rechevoir les heres. Quant li message vinrent en Franche, si 
menda on tous les barons croisiés qu’il venissent tôt à Cor¬ 
bie... et fisent moult honneur as message et se leur bailla 
on des deniers le conte de Champaigne et des deniers que 
maistre Foukes avoit pourchacie et si i mist li quens de 
Flandres de ses deniers tant qu’il en i eut xxv m marcs » 


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120 


LA DIVERSION 


nos messagers laissèrent au doge, après les avoir 
empruntés aux banquiers vénitiens (1). 

Entre les données différentes fournies par les 
deux chroniqueurs, l’hésitation n’est pas permise. 
Outre l’autorité particulière que possède Ville- 
hardouin, son chiffre de cinq mille marcs s’ex¬ 
plique d’une façon si rationnelle, si vraisemblable, 
qu’on ne saurait hésiter à l’accepter. Nous avons 
vu que les trois premiers versements avaient été 
fixés, l’un à quinze mille marcs, les deux suivants 
à dix mille . Les cinq mille marcs d’arrhes, dont 
parle Villehardouin, constituaient évidemment 
une avance sur le premier versement, qui se 
trouvait dès lors réduit, lui aussi, à dix mille, 
c’est-à-dire exactement au même chiffre que le 
second et le troisième. 

On remit donc, selon toute probabilité, à l’envoyé 
de Venise, pour les banquiers de son pays, les 
cinq mille marcs que leur avaient naguère em¬ 
pruntés nos messagers. Quant à admettre qu’on 
leur aurait versé en outre une somme de vingt 
mille marcs, c’est-à-dire le montant intégral des 
deux premiers versements, l’hypothèse n’est pas 
admissible. Il faut se rappeler en effet que l’assem¬ 
blée de Gorbie se tint dans le courant de mai, et 
que les deux premiers versements n’étaient pas 
exigibles avant le 1 er août et le 1 er novembre. Il est 


(1) Villehardouin, par. 32, p. 20 : « Et alors empruntèrent li 
messages cinc mil mars d’argent en la vile, et si les baile- 
rent le duc por comencier le navile. » 


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SUR ZÀRÀ ET CONSTANTINOPLE. 121 

peu probable que nos barons, toujours besoi- 
gneux, aient devancé de la sorte les échéances 
convenues. 

Nous serions plutôt tenté de croire, comme 
nous l’avons dit, qu’à leur arrivée à Venise, vers 
juillet de l’année suivante, ils devaient encore, 
avec le dernier versement, une bonne partie des 
versements antérieurs. Voyons en effet ce qui se 
passe à Venise, une fois l’armée réunie : on com¬ 
mence par réclamer le prix du passage, c’est-à-dire 
les deux marcs par homme, et quatre par cheval ; 
mais on n’arrive ainsi « ne en mi ne a som (1) », 
ni à moitié ni au bout Force est de faire une col¬ 
lecte, une quête, afin de suppléer à l’insuffisance 
des cotisations. Bon nombre se montrent généreux, 
portant au palais du doge leur belle vaisselle d’or 
et d’argent (2); et en dépit de cette générosité, 
qu’arrive-t-il ? Qu’on se trouve encore en déficit 
de trente-quatre mille marcs (3). 

Si nous admettons donc que nos croisés, à cette 
époque, ne devaient rien en sus des cinquante 
mille marcs du dernier versement, il nous faut du 
même coup admettre que le double produit des 
cotisations régulières et de la collecte n’aurait pas 
dépassé la somme de seize mille marcs. Notons 

(1) Villehardouin, par. 58, p. 34. 

(2) Id., par. 61, p. 36 : » Lors peussiez veoir tante bele 
vaissellemente d’or et d’argent porter à l’ostel le duc por 
faire paiement. » 

(3) Id., Ibid . : « Et quant il orent paie, si failli de la con¬ 
venance trente quatre mil mars d’argent. » 


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122 


LA DIVERSION 


que les Syriens , s’ils ont pu ne rien donner à la 
quête, ont du moins versé leur cotisation régulière ; 
Villehardouin le constate formellement : « Nos 
avons paie nos passages ; s’il nos en volent mener, 
noseniromes volentiers, et se il ne veulent, nos 
nos porchacerons et irons a altres passages (1). » 
Supposons maintenant que, sur les seize mille 
marcs réunis à tant de peine, les dons volontaires 
n’entrent que pour un quart environ, la cotisation 
n’aurait donc fourni que dix ou douze mille marcs, 
c’est-à-dire le prix du passage pour un millier 
de chevaux et trois ou quatre mille hommes. 

En vérité, ce serait bien peu ; et il nous paraît 
plus naturel de supposer que les croisés étaient en 
retard d’au moins un ou deux versements. Nous 
ne voudrions pas trop triompher ici d’un passage 
de Robert de Glari; nous avons dit avec quelle 
réserve il faut invoquer son témoignage en pareille 
matière ; toutefois nous ne pouvons nous empê¬ 
cher de constater combien il semble nous donner 
raison, quand il affirme qu’après les cotisations 
recueillies il restait encore à payer cinquante mille 
marcs, et trente-six mille après la collecte (2). S’il 


(1) Villehardouin, par. 60, p. 24. 

(2) Chroniques gréco - romanes , p. 7-8 : Quant il eurent 
ches deniers cueillis, si les paierent as Veniciens ; si reme- 
sent encore l mile mars à paier... Si refisent une autre cuel- 
loite et empruntèrent tant de deniers comme ils peurent, à 
chiax qu’il quidoient qui en eussent. Si les paierent as Veni¬ 
ciens, et quant il les eurent paies, si demorerent encore a 
paier xxxvi m mars. * 


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SÜR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


123 


ne s’est pas plus éloigné de la vérité pour le pre¬ 
mier chiffre que pour le second, il faut convenir que 
son texte vient tout à fait à l’appui de notre thèse. 

Nous n’insistons pas, d’ailleurs, n’attachant pas 
autrement d’importance à notre supposition, si 
fondée pourtant qu’elle nous paraisse. Tenons 
pour acquis, si l’on veut, que nos croisés avaient 
pleinement satisfait aux échéances d’août et no¬ 
vembre 1201, comme à celle de février 1202, il 
n’en reste pas moins à leur charge : 

1° Qu’ils ont laissé passer d’environ trois mois 
l’époque du dernier versement, le plus considé¬ 
rable de tous, puisqu’il représentait à lui seul les 
trois cinquièmes de la somme totale ; 

2° Qu’il n’ont pu en payer qu’une très-minime 
partie, seize mille marcs sur cinquante mille, c’est 
à dire à peine un tiers. 

Croit-on qu’en vérité Venise n’avait pas lieu de 
se plaindre ? Le rassemblement d’une flotte aussi 
considérable ne s’était pas opéré sans grands frais 
pour la république, sans grands dommages pour 
le commerce vénitien. Les marchands avaient dû 
suspendre leurs voyages, leurs vaisseaux ayant été 
réquisitionnés pour le service de la croisade (l).En 
droit rigoureux, Venise eût pu considérer le traité 
comme rompu, et garder, à titre d’indemnité, tout 
ou partie des sommes versées déjà. Elle n’y eût pas 
manqué, comme l’a si judicieusement fait observer 
M. de Wailly, si elle avait été à cette époque l’ai- 

(1) Robert de Glari, Chroniques gréco-romanes, ch. vu, 


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124 ' 


LA DIVERSION 


liée du Soudan d’Égypte (1). N’était-ce pas là pour 
elle une occasion inespérée de gagner à la fois 
et l’argent des croisés et celui des infidèles ? On 
pourrait, il est vrai, répondre à M. de Wailly que, 
sans'doute, elle espérait gagner plus encore aux 
entreprises de Zara et de Constantinople. 

M. Riant, toutefois, nous paraît bien injuste ou 
bien sévère pour Venise quand il refuse de prendre 
au sérieux le non-paiement des trente-quatre 
mille marcs. La somme, d’après lui, devait être 
insignifiante pour de riches seigneurs comme 
Baudouin de Flandre par exemple ; et nos croisés 
auraient trouvé à l’emprunter sans peine si le 
gouvernement vénitien, par un raffinemént de 
machiavélisme, n’eût pas interdit à ses banquiers 
toute espèce de prêt nouveau (2). 

Nous nous contenterons d’objecter à M. Riant 
que, si la somme était réellement insignifiante et 
la solvabilité des chefs de la croisade si bien éta¬ 
blie, ceux-ci n’auraient eu qu’à emprunter ailleurs 
pour déjouer le mauvais vouloir de Venise ; ou 
alors l’hypothèse de M. Riant, si on pouvait l’ad¬ 
mettre , conduirait fatalement à cette autre , que 
les hauts barons de la croisade étaient secrète¬ 
ment d’accord avec le gouvernement vénitien. Afin 
de se libérer, sans bourse délier, ils auraient ac- 

p. 6 : « Si fist li dux crier sen ban par tote Venice, que nus 
Veniciens ne fust si hardis qu’il alast en nule markaandise, 
ains aidaissent tout a faire le navie ; et il si fisent. » 

(1) Voir les Éclaircissements , p. 5. 

(2) Revue des Questions historiques, t. XVII, p. 363. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 125 

quiescé aux entreprises de Zara et de Constanti¬ 
nople ; afin d’assurer le succès des machinations 
vénitiennes ils auraient, eux aussi, amusé, dupé 
le reste de l’armée, traîné les choses en longueur, 
c’est-à-dire exposé sans pitié leurs malheureux 
compagnons à mourir de maladie ou de faim. 

Cette seconde hypothèse, conséquence rigou¬ 
reuse et logique de la première, et qui serait plus 
déshonorante encore pour nos barons que pour 
Venise, M. Riant n’a pas osé la formuler nette¬ 
ment, mais on n’a qu’à relire avec attention le 
passage auquel nous renvoyons en note, on verra 
que l’insinuation s’y trouve, que le doute s’est 
glissé dans l’esprit de l’érudit français (1), et il 
n’en pouvait être autrement. Sans la complicité 
des chefs croisés, la duplicité vénitienne n’aurait 
pu parvenir à ses fins. Qui suppose l’une doit donc 


(1) Revue des Questions historiques,t. XVII, p. 362-363 : « Cette 
âpreté du côté de Venise pour une somme relativement peu 
importante, cette impuissance du côté des croisés à parfaire 
cette somme, soit en espèces, soit par voie d’emprunt, sont 
au moins extraordinaires ; et si, du conseil de la République, 
avec ou sans le consentement tacite des hauts barons de la 
croisade , n’est pas parti un mot d’ordre destiné à tromper 
l’armée sur la véritable cause de sa détention, mot d’ordre in¬ 
terdisant aux mêmes banquiers qui avaient, en 1201, si facile¬ 
ment prêté 5,000 marcs à Villehardouin et à ses compagnons, 
de renouveler désormais ce genre de contrat à quelque con¬ 
dition que ce fût, — il faut se résoudre à admettre qu’il y 
eut là, de la part des marchands, aussi soigneux de leurs 
finances, une singulière infraction à leurs règles commer¬ 
ciales habituelles. » 


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126 


LA DIVERSION 


supposer l’autre, et voilà peut-être à quoi n’ont 
pas assez réfléchi ceux qui admettent si facilement 
l’idée de la trahison de Venise. 

Nous sommes heureux, pour notre part, d’avoir 
pu établir, textes en main, que le séjour pro¬ 
longé de l’armée au Lido n’a nullement le carac¬ 
tère machiavélique et odieux qu’on s’est plu à lui 
prêter. L’ajournement du départ de la flotte semble 
n’avoir été qu’une conséquence forcée et toute 
naturelle des lenteurs, des retards de nos croisés ; 
par suite l’idée de l’expédition de Zara se pré¬ 
sente, elle aussi, comme une idée toute simple et 
naturelle, due à une cause purement fortuite , 
le non-paiement des trente-quatre mille marcs. 

Il est indiscutable qu’en août 1202, Venise avait 
le droit rigoureux de considérer le traité d’avril 
1201 comme nul et non avenu. Il est non moins 
indiscutable que la croisade s’offrait à elle sous 
les plus fâcheux auspices. Quelle confiance avoir 
en cette armée, hors d’état de payer le prix de 
son passage, incapable même de dire et de savoir 
où elle voulait aller ?'En vérité, si Venise, en de 
telles conditions, eût rompu tout pacte avec les 
croisés, nul ne lui en pourrait faire un crime. Si elle 
ne l’a pas voulu ; si, par peur du scandale (1), elle 

(1) Villehardouin, par. 62, p. 36 : « Lors parla li dux à sa 
gent et lor dist : Seignor, ceste genz ne pos puent pluspaier; 
et quanque il nos ont paié, nos l’avons tôt gaaignié por la 
convenanee que il ne nos puent mie tenir. Mais nostre droiz 
ne seroit mie par toz contez ; si en recevriens grant blasme et 
nos et nostre terre. Or lor querons un plait. >» 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


127 


est restée fidèle à l’association jurée, comment s’é¬ 
tonner qu’elle ait tenu à s’assurer par avance d’un 
gage solide, à réclamer des garanties immédiates ? 
Avec l’opposition du parti Syrien à la marche 
sur Alexandrie, la conquête de l’Égypte, un instant 
rêvée, devait lui paraître maintenant plus que 
problématique. Elle songea alors à une conquête 
plus facile, surtout plus avantageuse pour elle, 
la conquête du littoral de l’Adriatique. Elle pro¬ 
posa donc aux croisés de leur laisser tous délais 
nécessaires pour acquitter leur dette, s’ils con¬ 
sentaient, de leur côté, à lui soumettre la Dalmatie. 

Que Venise ait saisi avec empressement l’occa¬ 
sion inespérée qui s’offrait ainsi à elle, qu’elle s’en 
soit réjouie peut-être, nous le concédons volon¬ 
tiers. Encore une fois, nous sommes convaincu 
qu’en promettant son concours à la croisade, elle 
cédait moins à des considérations d’ordre reli¬ 
gieux qu’à des préoccupations d’ordre politique 
et d’intérêt matériel. Le jour où elle vit que ses 
griefs très légitimes contre les croisés lui per¬ 
mettraient de détourner, au moins momentané¬ 
ment, pour son plus grand profit, la croisade de 
son but, il est fort présumable qu’elle en dut être 
enchantée. 

Au point de vue purement chrétien, une telle 
conduite peut être fort blâmable ; il est permis 
de trouver que Venise eut tort d "exploiter de la 
sorte la situation. Encore est-il juste de recon¬ 
naître que cette situation, ce n’est pas elle qui 
l’avait créée, et qu‘elle a commencé par en souffrir. 


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128 


LA DIVERSION 


Du reste, nous n’avons pas à juger la question au 
point de vue moral ou religieux. La seule chose 
que nous ayons voulu prouver, que nous croyons 
avoir prouvée, c’est que l’expédition de Zara a 
tout le caractère, toutes les apparences d’un pur 
accident , lequel ne se serait pas produit, n’aurait 
eu du moins aucune chance de se produire, si 
nos croisés fussent arrivés à l’époque fixée par 
le traité pour l’embarquement, si surtout ils 
s’étaient trouvés en état de payer le prix du pas¬ 
sage convenu. 

Ils se sentaient, du reste, si bien coupables et 
seuls coupables en la circonstance, qu’ils accueil- 
lirent avec une reconnaissance enthousiaste le 
projet vénitien. Sans s’inquiéter ; au premier 
abord, à qui pouvait appartenir Zara, ils ne virent 
dans l’expédition proposée qu’un moyen inespéré 
de sortir du mauvais pas où les avait conduits leur 
imprévoyance. Toute la nuit, le camp fut en 
joie ; on mit des torches au bout des lances, et 
il n’y eut si pauvre qui ne prît part à l’illumina¬ 
tion, « qui ne fesist grant luminaire..., que che 
sanloit que tote l’ost fust esprise (1). » 

(1) Robert de Clari, Chroniques gréco-romanes , ch. xn, p. 
8-9 ; « Quant li croisie oirent cho que li dux leur avoit dit 
et monstre, si en furent moult lie et se li cairent as pies de 
goie et se li creanterent loiaument, qu’il feroient moult 
volentiers chou que li dux avoit devise. Si fisent si grant 
goie le nuit, qu’il n’i eut si poure qui ne fesist grant lumi¬ 
naire, et portoient enson les lanches grans torkes de can- 
deilles entor leur loges et par dedens, que che sanloit que 
tote l’ost fust esprise. » 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


129 


Il serait difficile de trouver un passage plus 
significatif que ce passage de Robert de Glari. 
Aucun autre, du moins, ne montre mieux l’intérêt 
spécial que présente notre chroniqueur picard. Peu 
scrupuleux à respecter l’ordre des faits et des 
dates, il n’est, en somme, qu’un guide assez peu 
sûr pour les historiens. Ce n’est pas comme Ville- 
hardouin, un politique, mêlé aux secrets des négo¬ 
ciations, et qui nous apprend ou nous laisse devi¬ 
ner le pourquoi des choses. C’est un simple soldat 
de fortune, un coureur d’aventures, aimant les 
aventures, un peu sans doute pour le profit qu’elles 
rapportent, beaucoup aussi pour le plaisir qu’elles 
donnent, les émotions, les impressions qu’elles 
causent. 

Or, les impressions ont dû être si vives chez lui 
qu’à distance des évènements, elles se retrouvent 
sous sa plume aussi fraîches, aussi vivantes qu’au 
moment même où il les a ressenties. De là, sur ses 
propres sentiments, comme sur ceux de l’armée, 
de curieuses révélations qui ont parfois une véri¬ 
table valeur historique. L’illumination, par exem¬ 
ple, du camp du Lido n’aide-t-elle pas à comprendre 
l’affaire de Zara? Dans cette foule enthousiaste, 
presque en délire, pouvons-nous reconnaître les 
malheureux qu’aurait aigris une dure captivité de 
cinq mois, et qui, pendant ces cinq mois, n’au¬ 
raient pas manqué de se sentir, chaque jour, 
indignement dupés et trahis? 

Venise savait bien qu’à la réflexion, et surtout 
devant l’opposition inévitable du légat, devant les 

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130 


LA DIVERSION 


anathèmes probables du pape, l’enthousiasme 
tomberait vite. Aussi se hâta-t-elle, n’ontpas man¬ 
qué de dire ses adversaires, « de précipiter rem¬ 
barquement de l’armée, quitte ensuite à la pro¬ 
mener le long des côtes de l’Adriatique, tout le 
temps nécessaire pour gagner la mauvaise saison, 
rendre ainsi matériellement impossible tout pas¬ 
sage en Égypte, et cependant permettre au traité 
(avec le jeune Alexis) de se conclure définitive¬ 
ment en Allemagne, et de revenir ensuite recevoir 
l’approbation du pape avant d’étre divulgué au 
commun de l’ost (1). * 

Là encore, et comme toujours, n’exagère-t-on 
pas à plaisir le machiavélisme vénitien? La flotte, 
qui avait commencé à appareiller le 1 er octobre, 
pour quitter définitivement le port de Venise le 8, 
n’arriva, il est vrai, qu’un mois après, le 10 no¬ 
vembre, devant Zara. Elle étaitloin toutefois d’avoir 
perdu son temps; elle avait longé et soumis toute 
la côte, depuis le fond du golfe de Venise jusqu’à 
Zara, ainsi qu'en témoigne la Devastatio : « Tries- 
tum et Muglam ad dedicionem compulerunt , 
totam Ystriam , Dalmatiam , Slaviniam tributa 
reddere coegerunt (2). » 

Une telle promenade , il faut le reconnaître, 
n’était pas sans intérêt ni profit pour Venise. 
L'avantage considérable quelle devait en retirer 
suffit amplement à expliquer sa conduite, sans 

(1) Rev un des Questions historiques, t. XVII, p. 369. 

(2 Chroniques grceo-romanes, p. 87. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


131 


qu’il soit le moins du monde nécessaire de re¬ 
courir à l'hypothèse de mystérieux complots 
tramés , soit avec le Soudan, soit avec l’Alle¬ 
magne. 

Nous n’avons pas à revenir sur les intrigues 
égyptiennes ; il ne nous reste donc à étudier que 
la question des premières intrigues allemandes, 
dont l’agent principal aurait été le marquis de 
Montferrat. 

Dans le cas spécial qui nous occupe, est-il vrai 
que Boniface et le doge fussent d’accord, le pre¬ 
mier ayant donné son adhésion à l’entreprise 
de Zara, afin que l’autre consentît à l’expédition 
de Constantinople, et que ladite expédition fût 
déjà chose conclue, arrêtée entre eux, le tout 
combiné dans le plus grand secret avec les trois 
grands comtes « assistés de quelques fidèles dis¬ 
crets comme Yillehardouin (1). » 

Nous n’avons trouvé nulle part, dans les docu¬ 
ments originaux, trace de cette entente prétendue. 
Loin de là, les textes nous prouveraient plutôt 
qu’il y eut mésintelligence complète entre Boni- 
face et le doge à propos de Zara. 

Le marquis, en effet, s’étant rendu à Rome 
avant le départ de l’expédition, le pape lui avait 
enjoint de n’y prendre aucune part, et Boniface, 
nous disent les Gesta , s’était empressé d’obéir au 
pape, s’abstenant prudemment de rejoindre les 
croisés (2); Le témoignage de Yillehardouin con- 

(1) Revue des Questions historiques , t. XVII, p. 365. 

(2) Migne, t. I, ch. lxxxv des Gesta , col. cxxxix : « Mar- 


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LÀ DIVERSION 


firme celui des Gesta ; il nous apprend que le 
marquis, retenu pour affaires , n’avait pu quitter 
immédiatement l’Italie (1). Ce fut là, sans doute, 
l’excuse banale qu’on donna au public, afin d’ex¬ 
pliquer, au moment du départ de la flotte, l’absence 
si étrange, si inopportune du chef de l’armée. On 
comprend quel déplorable effet eût produit le vé¬ 
ritable motif de cette absence, s'il eût été connu 
ou soupçonné. 

En effet, la joie d’abord causée par l’annonce 
du départ prochain avait vite fait place à l’inquié¬ 
tude, au mécontentement, quand on avait appris 
qu’il s’agissait de marcher en réalité contre ufr 
prince chrétien, bien plus, un prince croisé, le 
roi de Hongrie. L’émotion avait été vive, surtout 
parmi les clercs de l’armée ; bon nombre vou¬ 
laient s’en aller, retourner chez eux ; il avait fallu 
que le légat leur ordonnât de rester dans l’intérêt 
de la croisade, de ne pas se séparer de leurs com¬ 
pagnons, qui se seraient inquiétés de les voir 
partir (2). Si l’on eût donc appris à ces clercs, au 


chio Montisferrati, qui fuerat super hoc a Domino papa viva 
voce prohibitus, se prudenter absentans, non processit cum 
iliis ad Jaderam expugnandam. » 

(1) Villehardouin, par. 79, p. 44 : « A cele foiz ne furent mie 
venu tuit li baron ; car encore n’ere mie venuz li marchis de 
Monferat qui ere remés arriéré por afaire que il avoit. » 

(2) Voir, dans les Exuviæ sacrœ Constantinopolitanæ (t. I, 
p. 12 et 73), les détails fournis à ce sujet par VÀnonyme 
d'Halbersladt et par ïllistoria Constantinopolitana, de Gun- 
ther. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


133 


reste des croisés, que le marquis de Montferrat, le 
chef de l’armée, ne voulait pas aller à Zara parce 
que le pape le lui avait défendu, parce que le pape 
blâmait et condamnait l’expédition, on voit quelle 
eût été la conséquence d’une pareille nouvelle, et 
quelles désertions nombreuses elle aurait entraî¬ 
nées peut-être. 

Or, nous le demandons, est-il possible que 
Venise n’ait pas su le plus mauvais gré au mar¬ 
quis d’une absence qui pouvait compromettre 
d’une façon si grave ses plus chers intérêts, d’une 
absence qui semblait la condamnation même de 
son expédition? Gela seul suffît donc à écarter 
toute idée d’une prétendue alliance mystérieuse 
entre Boniface et la République, à la veille de 
Zara. 

Nous ne prétendons pas par là que Venise ne 
fût pas sympathique, en principe, à l’idée de la 
restauration du jeune Alexis. Nous disons seule¬ 
ment qu’il n’y a nulle connexité à établir entre 
l’affaire de Zara et celle de Constantinople, que la 
première s’explique très bien sans la seconde, et 
qu’il faut y voir, avec Villebardouin, une entre¬ 
prise purement vénitienne, due, nous le répétons, 
à une cause purement fortuite, (1). 


(1) Nous croyons devoir reproduire ici l’opinion de Hurter, 
qu’on s’est habitué, nous ne savons trop pourquoi, à regarder 
comme un des champions de la thèse de la préméditation 
vénitienne. On verra, au contraire, combien Hurter, qui croit 
pourtan la détention des croisés, trouve cette détention 


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134 


LA DIVERSION 


Nous essaierons d’ailleurs de prouver que, au 
moment du départ de Venise, l’affaire de Constan¬ 
tinople n’était encore qu'un simple projet en l’air, 
sur lequel rien ne pouvait être décidé ni arrêté. 


difficile à expliquer, soit par les intrigues égyptiennes, soit 
même par l’affaire de Constantinople : 

K Les Vénitiens, voyant qu’il était impossible aux croisés 
de payer la somme promise, leur assignèrent pour séjour 
Me de San-Stefano, où ils étaient pour ainsi dire prisonniers. 
La cherté des vivres, occasionnée par la mauvaise récolte 
de l’année précédente, augmenta leurs embarras. On pré¬ 
sume que le doge ne les retenait pas sans un dessein pré¬ 
médité. Nous ne savons s’il avait déjà en vue le but qu’il 
atteignit par leur secours ; toutefois, il nous est permis d’en 
douter , en réfléchissant sur la marche de cette affaire et sur 
son développement insensible. L’homme le plus perspicace 
n’aurait pu prévoir à un tel degré, toutes les possibilités de 
l’avenir, et le plus prévoyant subordonner tous les évène¬ 
ments à un but aussi étrange et aussi caché. Cependant 
nous croirions encore plutôt cette assertion que ce qui est 
avancé par quelques historiens, savoir que le sultan Saffedin, 
père de Saladin, ayant entendu parler des préparatifs qui se 
faisaient en Occident, promit aux Vénitiens de riches pré¬ 
sents et de grandes franchises dans le port d’Alexandrie, s’ils 
réussissaient à détourner les barons de se rendre en Égypte. » 
(Hurter, Innocent 111 , trad. Saint-Chéron, t. I, p. 397.) 


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III. 


LE JEUNE ALEXIS ET LES OUVERTURES DE VÉRONE. 

Toute la théorie des premières machinations 
allemandes, relatives à la restauration du jeune 
Alexis, repose sur un on-dit des Gesta. 

On sait que le marquis de Montferrat, après son 
élection et son voyage en France, passa par l'Alle¬ 
magne avant de rentrer en Italie. C’est pendant 
ce séjour en Allemagne, vers décembre 1201, qu'il 
aurait promis à Philippe de Souabe de replacer son 
beau-frère, le jeune Alexis, sur le trône de Cons¬ 
tantinople, avec l’aide des croisés : « Ipse. .de Fran¬ 
cia per Alemanniam transitum fecit ubi cani Phi- 
lippo duce Sueviæ qui se regem gerebat, dicebatur 
habuisse tractation ut Alexium... reduci faceret 
ad Constantinopolim ab exercitu christiano , ad ob- 
tinendum imperium Romaniæ (1). » 

Il s’agit donc bien, ainsi que nous le préten¬ 
dions plus haut, d’une simple rumeur, d’un bruit 
en l’air, d’un on-dit « dicebatur »; et ce bruit d’un 
traité entre Philippe de Souabe et Boniface n’em¬ 
prunte un semblant de crédit qu’au fait du voyage 
de ce dernier en Allemagne. Les partisans de la 
préméditation allemande n’ont pas manqué de se 

’vl) Migne, 1 . 1 , ch. lxxxiii des Gesla, col. cxxxii. 


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LA DIVERSION 


demander quels eussent été sans cela « les intérêts 
assez considérables pour retenir pendant plusieurs 
semaines , auprès d'un prince excommunié , si loin 
des préparatifs de la croisade, celui qui venait 
d’être choisi pour chef suprême de l’expédi¬ 
tion (1). » 

D’abord, il n’est nullement prouvé que Boniface 
ait passé le temps de son séjour auprès de Phi¬ 
lippe de Souabe ; puis , il nous paraîtrait tout 
naturel encore que le chef de nos croisés eût tenu 
à s’entendre avec le prince gibelin, afin que celui- 
ci ne mît pas obstacle aux préparatifs de la croi¬ 
sade dans ses États. Il ne faut pas oublier que la 
guerre sainte était prêchée en Allemagne comme 
en France. Le marquis de Montferrat avait donc 
un puissant intérêt à se renseigner par lui-même 
sur le concours que lui prêteraient les Allemands , 
et son voyage au-delà du Rhin s’explique sans la 
moindre difficulté, par ses seuls devoirs, ses seules 
préoccupations de chef des croisés. Ce fut même là 
évidemment le caractère que dut avoir, au moment 
présent, aux yeux des contemporains, ledit voyage 
d’Allemagne. Boniface n’eût pas été si maladroit 
d’afficher une amitié sans bornes pour Philippe de 
Souabe, et de compromettre ainsi de gaîté de 
cœur ses bonnes relations nécessaires soit avec les 
croisés, soit avec le pape. 

La rumeur, dont s’est fait l’écho l’auteur des 
Gesta, n’a certainement dû naître, se propager 

(1) Revue des Questions historiques , t. XVII, p. 352-358. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


137 


qiTaprès coup, à la suite et sous l'influence des 
évènements accomplis. Ceux qui l’ont accueillie 
n’ont pas assez réfléchi, peut-être, qu'en 1201 
l’idée d’un pareil traité, d'une pareille combi¬ 
naison, n'aurait pu venir ni à Philippe de Souabe, 
ni à Boniface. 

Rappelons-nous combien il a été difficile, en 
1203, d’obtenir le consentement des croisés à la 
marche sur Constantinople. A Zara, à Corfou, 
la majorité de l’armée s’y montrait absolument 
hostile ; peu s’en fallut même qu’en ce dernier 
endroit, l’expédition ne manquât. Et pourtant, 
par leur imprévoyance, par leurs divisions, par 
leur dénuement, les croisés se trouvaient alors 
pour ainsi dire à la discrétion , à la merci du 
jeune Alexis, qui seul pouvait leur fournir les 
moyens de continuer leur voyage. L’expédition 
de Constantinople, par un concours de circon¬ 
stances inouïes que nul n’eût pu prévoir, était peut- 
être devenue le seul projet raisonnable, pratique, 
par où l’on pût espérer délivrer plus tard la Terre- 
Sainte, ce qui n’empêchait pas la majeure partie 
de l’armée de n’en pas vouloir entendre parler. Et 
l’on veut qu’en 1201 Boniface se soit flatté d’en¬ 
traîner à sa fantaisie, à sa volonté, les croisés sur 
Constantinople ! Ce serait lui supposer en vérité 
une confiance en lui-même qui dépasserait les 
dernières limites de la fatuité humaine, ou une 
intuition des évènements à venir qui atteindrait 
presque aux confins de la prescience divine. 

Ce queHurter disait de Venise, avec tant de bon 


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LA DIVERSION 


sens et déraison (1), s'appliquerait ici, bien mieux 
encore, à Boniface et à Philippe de Souabe. L’ob¬ 
jection est si naturelle et si grave qu’elle a frappé 
les historiens allemands les mieux disposés à 
s’exagérer les effets de l’influence allemande. 
Dans son remarquable ouvrage sur Othon de 
Brunswick et Philippe de Souabe, M. Winkelmann, 
qui croit pourtant à l’entente étroite de Boniface 
et de Philippe, n’ose pas croire à ce traité préma¬ 
turé de décembre 1201. Il lui paraît difficile d’ad¬ 
mettre que le marquis de Montferrat se soit exa¬ 
géré son influence sur les croisés, au point de 
supposer, si longtemps à l’avance, qu’il pourrait 
détourner la croisade de la Terre-Sainte pour la 
jeter sur Constantinople (2). 

M. Winkelmann, nous sommes heureux de le 
constater en passant, rend ici à nos croisés français 
la justice que nous réclamons pour eux. Il ne les 
croit pas forcément et en toute occasion, destinés 
à ce rôle perpétuel de dupes, auquel les con- 


(1/ Voir plus haut, p. 133, note 1. 

(2) Philipp von Schwaben und Otto von Braunschweuj , 
Leipzig, 1873. Voir t. I, pag. 525 : « Aber mochte der Markgraf 
sicli einen so grossen Einfluss auf die Kreuzfahrer zutranen 
dass er sie vom heiligen Lande ab gegen Konstantinopel 
glaubte wenden zu konnen, die Hauptfrage blieb noch zu 
losen,ob denn der Papst in eine solche Veranderung des 
Kreuzzugsplanes willigen werde, und in eine Veranderung, 
welche abgeschen vom allem Uebrigen, mittelbar doch auch 
den Interessen des von ihm bekampften Philipp von Schwa¬ 
ben zu dienen bestimmt war. » 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 139 

damnent si volontiers la plupart des érudits 
contemporains. 

Le scrupule de l’historien allemand, outre qu’il 
est fort honorable pour nos barons, est ici d’autant 
plus favorable à notre thèse que, nous le répétons, 
M. Winkelmann ne met pas un seul instant en 
doute le dévouement de Boniface aux projets de 
Philippe de Souabe, pas plus qu’il ne met en 
doute la présence du jeune Alexis en Allemagne, 
vers le milieu de 1201 (1). 

Or c’est là, on le comprendra sans peine, un 
autre point d’importance capitale. La présence 
d’Alexis, dûment constatée, ne prouverait pas sans 
doute l’existence du traité en question; mais son 
absence serait peut-être une grave présomption 
contre; et nous avons des raisons de croire qu’à la 
date indiquée, Alexis ne s’était pas encore échappé 
de Constantinople, pour venir implorer en Alle¬ 
magne l’appui de son beau-frère Philippe. 

Il existe, il est vrai, deux textes qui semblent 
condamner notre opinion. Nous nous empressons, 
suivant notre habilude, de les mettre sous les 
yeux de nos lecteurs, aün qu’ils puissent juger en 
parfaite connaissance de cause : 

Robert de Clari, dans l’assemblée de Zara, où se 

(1) Pkilipp von Schwaben und Otto von Braunschweig , 
t. I, p. 524 : « Ich glaube seinen Àufenthalt in Rom ans 
Ende desJahres 1200, oder in den Anfang 1201, setzen zu 
dürfen, weil die An. Col. max. sein Eintrefîen bei Philipp 
unmittelbar nach der am 3 Juli 1201 zu Kôln geschehenen 
Bestatigung Ottos IV melden. » 


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140 


LA DIVERSION 


discute l'affaire de Constantinople, fait prononcer 
à Boniface un grand discours en faveur du jeune 
Alexis ; et Boniface, entre autres choses, dit qu’il 
a vu : « autan au Noël a le court Monseigneur 
l’empereour... un vasletqui estoit freres a le femme 
Fempereour d'Alemamgne (1). » 

La Noël d’antan est la Noël de 1201 ; Boniface se 
serait donc, à son retour de France, rencontré à 
la cour de Philippe avec le jeune Alexis. 

D’autre part, ainsi que le constate M. Win- 
kelraann , les grandes Annales de Cologne, à 
l’année 1201, portent la mention suivante : « Per 
idem tempus Alexius fugiens ... venit m Ale - 
manniam ad Phylippum regem (2). » 

L’autorité de Robert de Clari, en matière de 
chronologie, est à bon droit si suspecte qu’on 
n’oserait, sur son seul témoignage, trancher une 
question de date. Toutefois, dans le cas présent, 
le renseignement donné par lui emprunte une 
valeur particulière au texte des Annales de Co¬ 
logne. 

C’est en réalité ce dernier texte qui fait foi. 
C’est celui qu’ont invoqué de préférence les criti¬ 
ques modernes pour affirmer la présence du jeune 
Alexis en Allemagne dans le courant de l’année 
1201. Il importe donc de contrôler, avant tout, le 
renseignement fourni par les Annales de Cologne. 

On remarquera tout d’abord que, sous la ru- 

(1) Chroniques gréco-rêmanes, p. 12. 

(2) Monumenla Germaniœ historica , t. XVII, p. 810. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


141 


brique de 1201, les Annales mentionnent, avec les 
préparatifs de la croisade, )e départ des croisés et 
même la prise de Zara. Or, comme ces derniers 
évènements devraient figurer à l’année 1202, on 
■voit qu’il ne faut pas prendre non plus trop rigou¬ 
reusement à la lettre les indications chronologi¬ 
ques de l’ annaliste allemand. 

Nous remarquons, en outre, que le « per idem 
tempus , Alexius » vient immédiatement après la 
mention du voyage fait à Rome par l’archevêque 
de Mayence, Sigefried, pour y recevoir le pallium 
des mains du pape : « Sifridus Romamprogressas 
ab lnnocentio papa , accepto pallio, confirmatur. 
Per idem tempus , Alexius ... » 

La phrase, ainsi construite, ne permet guère de 
placer la venue d’Alexis qu après le voyage de 
l’archevêque Sigefried. Or, nous savons, par une 
Lettre d’innocent III, que le pallium fut conféré à 
l’archevêque dans le courant de mars 1202; du 
moins la Lettre par laquelle le pape notifie la 
chose aux chanoines de Mayence, est datée de 
Latran, le dix des Calendes d’avril, c’est-à-dire 
le 23 mars (1). 

L’arrivée du jeune Alexis en Allemagne devrait 
donc, selon toute vraisemblance, être reportée de 


(1) Migne, t. I; Lettre 14 du liv. V, col. 968 : « Super his... 
cum fratribus nostris habito diligenter tractatu... electionem 
archiepiscopi memorati auctoritate apostolica duximus con- 
firmandum.... et pallium videlicet insigne plenitudinis ponti- 
ficalis officii i'psi duximus concedendum. » 


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LA DIVERSION 


l’année 1201 au printemps, ou peut-être à l’été 
de l’année suivante. 

Cette dernière date est du reste celle qui semble 
le mieux s’accorder, et avec le récit de Villehar- 
douin, et avec la Correspondance d’innocent III. 

D’après Villehardouin, le Prétendant, débarqué 
à Ancône après sa fuite de Constantinople, et 
traversant l’Italie pour se rendre auprès de Philippe 
de Souabe, rencontra à Vérone, des pèlerins qui 
rejoignaient l’armée de Venise. Sur le conseil 
des Pisans, qui avaient favorisé son évasion, le 
jeune prince eut l’idée d’envoyer en cette dernière 
ville solliciter le secours des croisés. Ceux-ci, aux 
prises déjà sans doute avec les terribles difficultés 
d’argent qui devaient retarder et compromettre 
leur départ, comprirent vite combien il leur serait 
avantageux d’avoir sur le trône de Constantinople 
un prince allié. Toutefois, ne pouvant prendre au 
sérieux les paroles et les promesses du prince 
fugitif, ils voulurent en conférer d’abord avec 
Philippe de Souabe ; ils renvoyèrent donc au 
Prétendant leurs députés qui devaient l’accom¬ 
pagner ou le rejoindre en Allemagne : « Nos 
envoirons al roi Philipe avec lui, ou il s*en va. Si 
cil nos vielt aider la Terre-d’Oltremer a recovrer, 
nos li aiderons la soe terre a conquerre (1). » 


(1) Villehardouin, par. 70-72, p. 40-42 : « lcil fils (d’Isaac) 
si eschapa de la prison et si s’enfuit en un vassel, trosque 
une cité sor mer qui a nom Ancône. Denqui sen ala al roi 
Phelipe d’Alemaigne qui avoit sa seror a fatale; si vint a 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


143 


De cette simple citation, comme de tout le reste 
du récit, d’ailleurs, il semblerait bien résulter que 
le jeune Alexis n’avait pas encore vu son beau- 
frère au moment où il traversa Vérone ; et son 
passage en cette ville coïncidant avec le passage 
des croisés, il faudrait placer sa fuite ou du moins 
son arrivée en Italie à l’été de 1202. 

La Correspondance d’innocent III, sans nous 
fournir un renseignement aussi précis, autorise¬ 
rait pourtant la même conclusion Elle nous ap¬ 
prend de plus que le jeune Alexis, avant d aller en 
Allemagne, était venu à Rome implorer la protec¬ 
tion du Saint-Siège. C’est du moins ce que le pape 
déclare dans une Lettre datée du IG des Calendes 
de décembre ( 16 novembre 1202), et adressée à 
l’empereur Alexis Comnène : « Olim ad præsen - 

tiam nostram accedens, asserens quod. . ei jnsiitiam 

>» 

Verone en Lombardie, et heberja en la ville et trova des pè¬ 
lerins assez et des gens qui s’en aloient en l’ost. 

« Et cil qui l’avoient aidié à esehaper, qui estoient avec 
lui, li distrent : Sire, véez-ci unost en Venise prés de nos, de 
la meillor gent et des meillors chevaliers del munde qui vont 
oltre mer; quar lor crie merci ; que il aient de toi pitié et de 
ton père, qui à tel tort estes deserité. Et se il te volent aidier, 
tu feras quanque il deviserunt de bouche. Espoir il lor en 
prendra pitié. — Et il dist que il le fera mult voientiers, et 
que cis conseils est bons. 

« Ensi prist ses messages ; si les envoia al marchis Boni- 
face de Monferrat qui sires ere de l’ost, et as autres barons. Et 
quant li barons les virent, si se merveillerent fort, et respon- 
dirent as messages : nos entendons bien que vos dites ; nos 
envoirons al roi Phelipe... » 


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LA DIVERSION 


facere tenebamur (1). » Le « Olim » pourrait, il est 
vrai, se rapporter à l’année 1201, même à une 
date plus éloignée encore ; mais comme le pape 
ajoute que le jeune homme s’est rendu ensuite, 
en tonte hâte , vers son beau-frère « ad Philippum 
sororium suum concitus properavit », et que les 
négociations avec l’armée de Venise se sont enta¬ 
mées sans le moindre délai , « sine qualibet dila- 
tione », nous sommes en droit d’en conclure que 
l’ouverture desdites négociations a suivi de quel¬ 
ques semaines, de deux ou trois mois au plus,, 
l’entrevue du pape et du jeune Alexis. L’arrivée 
de celui-ci à Rome a dû, par conséquent, coïncider 
encore avec l'arrivée des croisés à Venise; voilà 
pourquoi nous croyons devoir la placer vers l’été 
de 1202, contrairement à l’opinion de M. Winkel- 
mann, contrairement aussi aux données toujours 
un peu suspectes de Robért de Glari, et au texte 
assez vague des Annales de Cologne. 

Du reste, la question de l’itinéraire ou de la 
fuite d’Alexis est ici tout à fait secondaire. Sup¬ 
posons, si l’on veut, que le Prétendant ait quitté 
Constantinople dès l’année 1200 ou 1201 ; suppo¬ 
sons, ce qui à la rigueur est possible, qu’il reve¬ 
nait déjà d’Allemagne, lorsque nous le voyons à 
Rome. Une telle supposition, loin de détruire nos 
objections au traité de décembre 1201, leur 

(1) Migne, t. I, col. 1123-M25 ; Lettre 122 du liv. V. —Nous 
aurons l’occasion de revenir sur cette Lettre, quand nous 
étudierons plus loin le rôle d’innocent III dans les affaires 
de Zara et de Constantinople. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


145 


prêterait au contraire une force nouvelle. Si, en 
effet, l’expédition de Constantinople avait pu être 
projetée, •préméditée à cette époque, si le Préten¬ 
dant s’était entendu à cet égard avec Boniface et 
Philippe de Souabe, il est de toute évidence qu’il 
serait venu à Rome, dans la seule intention, avec 
le seul espoir de convertir le pape audit projet 
d’expédition. Or, nous ne voyons pas qu’il y ait été 
fait la moindre allusion lors de l’entrevue papale, 
dont nous parle la Lettre précitée. 

Dira-t-on que, connaissant les mauvaises dispo¬ 
sitions d’innocent III à l’égard de Philippe de 
Souabe, Alexis n’a pas voulu prononcer le nom de 
son beau-frère ? Soit. Mais, sans mettre en avant 
ni Philippe ni Boniface, il est clair qu’il aurait 
parlé au pape de la croisade, de l’aide possible à 
tirer des croisés, surtout des avantages que l’Église 
et la Terre-Sainte pourraient retirer un jour de sa 
restauration sur le trône de Constantinople. 

Qu’on relise la Lettre du 16 novembre (1), on n’y 
trouvera pas un mot de toutes ces choses. Il 
semble que le jeune Alexis ne songe en aucune 
façon à la croisade, à la possibilité du moins d’en 
tirer parti pour lui-même. Il s’est adressé au pape 
comme au protecteur naturel des opprimés, des 
affligés. Il s’est contenté de signaler à sa justice 
les mauvais traitements infligés à son père et à 
lui-même par un odieux usurpateur. Quant aux 
moyens matériels de détrôner ledit usurpateur, 


(1) Voir aux Pièces justificatives, 


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LA DIVERSION 


quant à l’éventualité de sa chute, il n’en a pas été 
un seul instant question. 

Yeut-on prétendre que le silence gardé sur ce 
point par la Lettre papale pourrait être calculé? 
Qu'Innocent III n’en a rien voulu dire par égard pour 
son correspondant? Ce ne serait guère admissible, 
la Lettre du 16 novembre étant, au contraire, ainsi 
que nous le verrons plus tard, précisément destinée 
à inquiéter, à effrayer l’empereur Alexis Comnène. 

D’ailleurs, si nous voulons savoir à quoi nous 
en tenir sur ce qui a pu se passer entre Innocent III 
et le jeune Alexis, nous pouvons rapprocher du 
témoignage du pape le témoignage, plus décisif 
encore, du jeune Alexis lui-même. 

Il existe de lui une Lettre écrite de Constan¬ 
tinople, après sa restauration, dans laquelle il la 
notifie au pape, en l’assurant de son dévouement 
filial. Il commence par rappeler à Innocent III 
l’audience que celui-ci a bien voulu lui accorder 
jadis : « Novit Sanctitas Vestra... me ipsum felici 
exsilio detestabilem evasisse tyrannidem, in quo et 
mihi cœlitus dation est vestram apostolicam vi¬ 
der e personam. » Après quoi, il mentionne immé¬ 
diatement l’aide que lui ont prêtée les croisés, 
aide inespérée dont le pape n’a pas été sans en¬ 
tendre parler : « Nec illud vestrum effugit audition 
quod peregrinorum beata societas... causam jus- 
tissimam quidem sed apud bomines desperatam 
tam misericorditer quam viriliter adorsa fuerit 
sublevare (1)..» 

(1) Migne, t. III, col 236; Lettre 210 du livre VI, datée de 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 147 

Ainsi, les démarches faites auprès des croisés 
par le jeune Alexis, Innocent III les a connues, 
cela va sans dire, mais non par le jeune Alexis 
lui-même. Voilà qui ressort aussi nettement que 
possible du passage ci-dessus. Le Prétendant n’en 
avait donc pas dit mot au pape, d’où nous devons 
conclure qu’il n’y songeait pas encore lui-même, 
et qu’à plus forte raison il n’y avait rien eu de 
concerté entre lui, son beau-frère et Boniface, 
dans Thiver de 1201-1202. 

Nous avons vu que le récit de Villehardouin 
nous conduisait à la même conclusion rigoureuse. 
Toutefois nous devons signaler Ici, entre les deux 
textes, une notable divergence. D’après Villehar¬ 
douin , les ouvertures de Vérone auraient été 
faites, à l’instigation des Pisans, par le jeune 
Alexis lui-même et en son nom personnel, avant 
toute entente avec Philippe de Souabe. Au con¬ 
traire, d’après la Lettre du 16 novembre, ce serait 
le prince allemand qui, dès l’arrivée de son beau- 
frère, dans l’été de 1202, aurait pris l’initiative 
des premières négociations et envoyé ses messa¬ 
gers aux chefs des croisés « cum quo deliberato 
consilio sic effecit, quod idem Philippus nuntios 
suos ad principes exercitus christiani... trans- 
misit. » La négociation aurait eu ainsi, dès l’été 
de 1202, c’est-à-dire avant le départ des croisés de 
Venise, un caractère beaucoup plus sérieux que 


Constantinople, le 8 des Calendes de septembre (25 août 
1203). 


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148 


LA DIVERSION 


ne le laisserait supposer Villehardouin. Ce der¬ 
nier donne bien à entendre que l’idée d’une res¬ 
tauration d’Alexis a séduit du premier coup, et 
pour cause, les chefs de la croisade; mais ce n’est 
là évidemment, à ses yeux, qu’une idée en l'air , 
laquelle ne sera sérieusement discutée que sous 
les murs de Zara, le jour où y arriveront les 
messagers de Philippe. 

Qui devons-nous croire ici, du pape ou du chro¬ 
niqueur? Nous verrons, dans notre chapitre spé¬ 
cial sur le rôle d'innocent III, quel intérêt celui- 
ci pouvait avoir à laisser croire l’expédition de 
Constantinople résolue, au moment même où il 
écrivait à Alexis Comnène. Notons seulement, et 
en premier lieu, que tous les autres chroniqueurs, 
sans exception, sont d’accord avec Villehardouin 
pour placer la venue des messagers de Philippe 
après le siège de Zara, et non avant le départ de 
Venise (1). 

Nous allons montrer, d’ailleurs, à quelles objec¬ 
tions on se heurte, dès qu’on refuse d’admettre, 
en son intégrité absolue, le témoignage de notre 
vieux chroniqueur. , 

A moins qu’il n’ait menti pour le simple plaisir 
de mentir, on nous accordera bien que le fait 
même des pourparlers de Vérone n’est pas un fait 

(1) Voir au t. I des Exuviæ sacrœ Constantinopolitanœ : 
V Anonyme de Soissons , p. 5; F Anonyme d!Halberstadt , p. 13; 
YHistoria Constantinopolitana , p. 76 ; et dans les Chroniques 
gréco-romanes : Robert de Clari, ch. xvii, p. 12 , ch. xxix- 
xxxi, p. 22-23; et la Devastatio Constantinopolitana, p. 88. 


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SCR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


i49 


purement imaginaire. La seule question est de 
savoir si ces premiers pourparlers ont été engagés 
avec la participation de Philippe de Souabe. Si 
nous l’admettons, il nous faut admettre du même 
coup que le jeune Alexis, à peine arrivé en Alle¬ 
magne, serait immédiatement revenu sur ses pas, 
afin de diriger et surveiller lui-même les négo¬ 
ciations concertées avec son beau-frère. Mais alors, 
pourquoi s’arrêter à Vérone, au lieu de pousser 
droit à Venise ? 

On dira peut-être que la négociation avait 
besoin d’être menée dans le plus grand secret, 
que mieux valait, pour le Prétendant, laisser ses 
agents travailler sous main à Venise auprès des 
grands chefs, tandis que lui profiterait de son 
séjour à Vérone, pour intéresser la masse des 
croisés à sa cause. Sans leur rien révéler de ses pro¬ 
jets, de ses espérances à venir, il pouvait les 
apitoyer sur son sort, se montrer à eux, se faire 
connaître, les disposer favorablement, en atten¬ 
dant l’heure où il jugerait convenable de réclamer 
sans détour leur concours effectif. Ce serait en 
effet un moyen, le seul, d’expliquer ce séjour 
voulu, prémédité du Prétendant à Vérone ; et il 
faut reconnaître que dans ce cas le lieu eût été 
merveilleusement choisi, Vérone se trouvant à 
l’intersection des routes de l’Allemagne et de la 
Haute-Italie, sur le passage, en quelque sorte 
obligé, de presque tous les pèlerins Italiens, Fran¬ 
çais ou Allemands. 

Mais alors comment se fait-il que la présence du 


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LA DIVERSION 


jeune Alexis à "Vérone n’ait été relevée, signalée 
par aucun chroniqueur? 

Gunther lui-même n’y fait pas la moindre allu¬ 
sion. L’abbé Martin pourtant, l’inspirateur de 
Gunther, est resté deux mois à Vérone, logé et 
hébergé dans la maison de l’évêque, où il a trouvé 
le meilleur accueil (1). Comme nous savons en 
outre, par Villehardouin, que les pèlerins alle¬ 
mands sont arrivés des derniers à Venise, il est 
clair que l’abbé Martin a dû se trouver à Vérone, 
soit pendant, soit après le séjour du jeune Alexis. 
Si ce séjour avait eu le caractère qu’on lui prête, 
s’il s’y était tant soit peu 'prolongé, en vertu d'un 
plan combiné avec Philippe de Souabe , la pré¬ 
sence du prince grec n’eût pas manqué de pro¬ 
duire un certain effet dans la ville, d’attirer l’at¬ 
tention des habitants autant que celle des pèlerins. 
Il serait dès lors bien étrange, ou plutôt inexpli¬ 
cable, que l’abbé Martin n’en ait pas entendu 
parler, et que nous n’en trouvions aucune trace 
dans Yüistoria Constantinopolitana . 

Comment expliquer, en outre, avec la théorie 
de la préméditation allemande , de la participation 


(1) Exuviœ sacree Constantinopolitanœ, t. I, p. 70 : « Ve- 
nientes itaque Veronam,milites peregrini cum duce suo, tam 
a populo civitatis quam ab alia multitudine maxima signa- 
torum, que illos de diversis mundi partibus ad eumdem 
locum prevenerat letissime suscepti sunt- Nam et ipsius 
urbis episcopus Martinum in domum suam devote ac reve- 
renter assumpsit, eique per octo fere ebdomadas sumptus 
et obsequium benevole ministravit. » 


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SUR Z A RA ET CONSTANTINOPLE. 


151 


allemande aux ouvertures de Vérone, comment 
expliquer que Y Anonyme d’Halberstadt au moins 
n’ait pas connu les projets concertés entre Alexis 
et Philippe de Souabe ? 

On sait que la chronique d’Halberstadt a été 
écrite sur les indications, peut-être sous la dictée 
de l’évêque Conrad (1), et que ledit évêque était 
l’un des partisans les plus dévoués de Philippe. 
Il ne se serait même décidé à partir pour la 
croisade qu’afln d’échapper aux sollicitations, aux 
instances du pape et de son légat, qui le pressaient 
de prendre parti pour O thon (2). 

Nous le demandons, est-il admissible que 
Philippe de Souabe, décidé, sinon dès l’hiver 
de 1201, au moins dès l’été de i202, à l’expédition 
de Constantinople, n’ait pas initié à ses plans, et 
l’évêque d’Halberstadt, et ceux des croisés qu’il 
savait tout dévoués, comme l’évêque, à ses intérêts? 
Est-ce qu’il n’aurait pas dû compter sur eux et 
sur eux seuls pour la réussite de l’entreprise 
préméditée par lui? Est-ce qu’il ne leur aurait pas 
demandé, avant leur départ d’Allemagne, le 
concours qu’il réclamera, qu’il exigera d’eux plus 
tard, en janvier 1203, après l'affaire de Zara (3). 


(1) C'est ce que M. Riant a parfaitement établi dans sa re¬ 
marquable Préface des Eæuviœ sacræ Constanlinopolitanœ , 

1.1, p. LVI. 

(2) Nous reproduisons ici l’opinion de Hurter, 1.1, p. 403. 

(3) Exuviœ sacræ Constantinopolilanœ, t. I, p. 77 : « Au-* 
diens (Philippus) exercitum nostrum, Jazira expugnata, circa 
fines Grecie conversari, sepedictum juvenem cum nunciis et 


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LA DIVERSION 


Or, il est bien certain que ce concours n’a pas 
été réclamé en 1202. L’évêque d’Halberstadt est 
si peu dans le secret, qu’au moment où se discute 
à Venise l’expédition de Zara, il est sur le point 
d’abandonner la croisade (1). Preuve évidente qu’il 
n’a nulle mission confidentielle de Philippe à 
remplir en faveur du jeune Alexis. 

En vérité, la discrétion ou l’incurie du prince 
gibelin, en pareille circonstance, serait tout à fait 
invraisemblable. Et cela seul suffirait à ruiner la 
théorie de la Préméditation allemande. 

Laissons aux ouvertures de Vérone le caractère 
accidentel, inattendu, que leur attribue Villehar- 
douin ; on verra comme les difficultés s’évanouis¬ 
sent, comme les invraisemblances disparaissent: 
le Prétendant rencontre par hasard sur sa route 
des pèlerins armés qui se rendent à Venise. S’il 
pouvait s’entendre avec leurs chefs! C’est une 
chance à courir, une négociation à tenter. Il en¬ 
voie donc ses messagers à Venise, tandis que lui- 
même continuera sans retard son chemin vers 


epistolis suis direxit ad principes ut eum, si fieri posset, in 
regnum patris sui reducere molirentur. Theotonicis autant, 
pro eo quod sui juris esse videbantur, hanc rem securiosius 
et imperiosius injungebat. » 

(1) Exuviæ sacrœ Constantinopolitance, 1.1, p. 12 : « D. Con- 
radus episcopus, cum fuisset ab his conditionibus alienus, D. 
Pétri Capuani... quid ei foret in tali articulo faciendum con- 
silium requisivit... Qui..., ei finale dédit consilium ne ipse 
aliquo modo ab exercitu recederet. » 


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SUR ZARA ET CONSTANTINÔTLE. 153 

l’Allemagne, où il se croit sûr de trouver d’autres 
appuis, d’autres alliés. 

C’est alors seulement que Philippe de Souabe, mis 
par son beau-frère au courant des ouvertures déjà 
faites, averti sans doute aussi des embarras finan¬ 
ciers des croisés , songera pour la première fois à 
l’expédition de Constantinople, et se mettra en 
demeure d’en traiter, soit avec le pape, soit avec 
les chefs de la croisade. 

Nous comprenons ainsi que le passage d’Alexis 
à Vérone n’ait pas causé grand émoi; nous com¬ 
prenons surtout que les croisés allemands n’aient 
reçu, et pour cause, avant leur départ, aucune 
confidence de Philippe. 

Quand nous disons que ce dernier n’a songé ou 
ne s’est décidé que si tard à intervenir, ce n’est 
pas là, qu’on veuille bien le remarquer, une pure 
hypothèse sortie de notre imagination. Elle 
s’appuie sur un texte précis, formel, le plus 
autorisé de tous en la circonstance, le texte de 
Y Anonyme d’üalberstadt. Nous rappelions tout à 
l’heure que si quelqu’un eût dû être initié aux plus 
secrètes pensées de Philippe de Souabe, c’était 
sans contredit l’évêque d’Halberstadt. 

Or, voici ce que nous lisons dans sa chronique : 
« Per hiemem... penes Jadheram commoranlibus 
peregrinis, serenissimus rex Philippus, intelligens 
eorumdem necessitatem , et a rebus exhaustos esse, 
et pecunie Venetis persolvende maximam adliuc 
partem restare..., prudenter animadvertit, quam 
plurimum terre sancte consultum esse, si socer 


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LA DIVERSION 


ejus Alexius, rex Grecorum , eorum adjutorio 
regnum suura, a quo ipse violenter ejectus erat, 
posset recuperare. Mittens igitur nunctios suos 
ad exercitum , consilii sut eis aperuit volun- 
tatem (1). » 

Ainsi, et comme nous l’affirmions plus haut, c’est 
donc bien seulement dans l’hiver de 1202-1203 que 
serait venue à Philippe la première idée de négo¬ 
ciations sérieuses à entamer avec les croisés, en 
faveur d’Alexis, pourl’expédition de Constantinople. 

Il est d’ailleurs inadmissible , nous croyons 
l’avoir prouvé, qu’il ait prémédité de longue main 
ladite expédition, qu’il ait même pris la moindre 
part aux premières ouvertures de Vérone , puis¬ 
qu’il serait, en pareil cas, impossible de compren¬ 
dre , et le silence des chroniqueurs sur les 
agissements du jeune Alexis à Vérone, et surtout 
l’insouciance de Philippe à chercher des alliés ou 
des complices parmi les croisés allemands. 

Dans ces conditions, au lieu de recourir à 
l’hypothèse de mystérieux complots, qui soulève 
tant d’objections sérieuses, qui se heurte à tant 
d’impossibilités de tout genre, combien n'est-il 
pas plus sage de nous en tenir, ici encore, au 
texte de Villehardouin, le seul qui permette d’ex¬ 
pliquer les choses de la façon la plus simple, la 
plus naturelle, la plus vraisemblable? 


(1) Exuviœ sacrœ Constantinopolitanœ, 1.1, p. 13. 


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IV. 


PHILIPPE DE SOUABE ET BONIFACE, APRÈS ZARA. 


Si la main de Philippe de Souabe, dans les 
affaires de la croisade, n’apparaît pas avant l’hiver 
de 1202-1203, en revanche, il semble à cette épo¬ 
que prendre l’intérêt le plus vif à la question de 
Constantinople. 

Le grand mérite de M. Riant sera d’avoir appelé 
l’attention sur le rôle joué en la circonstance par 
le prince allemand, rôle que la critique avait trop 
laissé dans l’ombre jusqu’à ce jour. 

Le 1 er janvier 1203, les messagers du roi Phi¬ 
lippe, dit la Devastalio, arrivaient au camp de 
Zara, priant le marquis et les barons de prêter leur 
aide à son beau-frère Alexis (1). Il prenait, d’après 
Gunther, résolument en main les intérêts de ce 
dernier, et semblait disposé à faire, en quelque 
sorte, de sa cause la sienne propre. Outre les 
ordres formels auxquels nous avons déjà fait allu¬ 
sion, adressés à ce sujet aux croisés allemands, 
Philippe prodiguait les instances et les promesses 


(1) Chroniques gréco-romanes , p. 88 : a In Circumcisione 
venit nuntius regis Phylippi, cum litteris, rogans marchionem 
et barones, ut sororium suum Alexim imperatorem in ne- 
gotio suo adjuvarent » 


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LA DIVERSION 


aux croisés des autres nations, Français et Véni¬ 
tiens. Il s’engageait, s'ils ramenaient le jeune 
Alexis à Constantinople , à leur fournir plus tard 
toutes facilités en Allemagne comme en Grèce, 
pour délivrer la Terre-Sainte (1). 

Toutefois, il est bon de remarquer qu'en dé¬ 
ployant tant de zèle pour l’expédition de Constan¬ 
tinople, Philippe de Souabe n’y prenait aucune 
part effective, n’envoyant avec ses messagers 
aucun subside d’hommes et d’argent. Il est donc 
permis de supposer qu’au fond la restauration 
d’Alexis et surtout la délivrance de Jérusalem lui 
importaient fort peu. Il ne voyait là évidemment 
qu’un moyen de rétablir ses propres affaires en 
Allemagne, très compromises alors par sa brouille 
avec le pape, partisan déclaré de son rival Othon. 
La situation nouvelle prise par Philippe à Zara ne 
pouvait manquer de mettre le pape dans un cruel 
embarras: « Si le pape, en effet, dit M. Riant, 
accepte (la marche sur Constantinople), il se voit 
obligé d’abandonner Othon et de se réconcilier 
avec Philippe... gi au contraire Innocent repousse 
les propositions d’Alexis, on parvient, malgré le 


(1) Exuviæ sacrœ Constantinopolitanœ , 1.1, p. 77 : a Theo- 

tonicis.injungebat; marchionem cognatum suum ejusque 

inter eos erat commonebat propinquitatis; Flandrenses atque 
Francigenas et Venetos et aliarum regionum homines, omni 
precum molimine sedulus exorabat, certissime promittens si 
ille, auxilio ipsorum sedem suam reciperet, peregrinis om¬ 
nibus, tam per Theotoniam, quam per totam Greciam, tutam 
ac liberam in perpetuum patere viam. » 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


157 


pape, à s’emparer de l’empire grec, dont l'occupa¬ 
tion militaire absorbe pour longtemps toutes les 
forces de la croisade » ; et Philippe trouve ainsi sa 
vengeance dans « le discrédit jeté sur Innocent III 
par l’échec de ses projets favoris (1). » 

Se réconcilier avec Innocent III, aün d’avoir 
l’empire, ou se venger de lui, en faisant échouer 
la croisade, tel serait donc, d’après M. Riant, le 
double but poursuivi par Philippe de Souabe. 

Autant la première supposition nous semble 
raisonnable et fondée, autant la seconde nous 
paraît peu admissible. L’éminent érudit prête 
encore ici peut-être à Philippe une clairvoyance , 
une perspicacité par trop grande. Admettons d’ail¬ 
leurs que Philippe ait pu prévoir ou espérer l'oc- 
cupation indéfinie de l’empire grec par nos barons, 
c'est à dire l’ajournement indéfini de la croisade, 
nous ne voyons pas bien en quoi ce résultat de 
l’expédition diminuerait le prestige ou la puissance 
d’innocent III. Le pape, sans nul doute, pourrait 
en éprouver des regrets, mais il trouverait, d’autre 
part, dans la prise de possession de l’empire grec 
par les Latins, une large compensation à la non- 
délivrance de la Terre-Sainte. 

Il ne faut pas oublier que Philippe et Alexis, en 
promettant leur concours pour la croisade, s’étaient 
engagés de plus à opérer la réunion des deux 
Églises grecque et latine. Ils pourront oublier la 
croisade; nos barons, de leur côté, pourront l’ou- 


(1) Revue des Questions historiques , t. XVII, p. 356. 


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158 


LA DIVERSION 


blierde même, soit. Mais le jour où les Latins 
occuperont l’empire grec, la réunion des deux 
Églises au moins deviendra un fait accompli, né¬ 
cessaire. Dès lors, où sera le discrédit jeté sur 
Innocent III? Au point de vue de sa puissance 
effective, de son crédit en Europe et surtout 
en Allemagne, seule considération qui doive 
préoccuper et inquiéter Philippe, le Saint-Siège 
gagnera certainement beaucoup plus à étendre sa 
domination sur la Grèce qua reconquérir Jérusa¬ 
lem. Il n’a, par conséquent, rien à perdre à une 
expédition sur Constantinople. 

Nous craignons donc que M. Riant, en exagérant 
ici encore le machiavélisme de Philippe de Souabe, 
comme il exagérait naguère le machiavélisme de 
Venise, n’ait compliqué à plaisir une situation 
aussi simple, aussi nette que possible. 

Faire d’innocent III son obligé, quoi qu’il en 
eût, et quoi qu’il arrivât; le contraindre par là, 
bon gré mal gré, à se réconcilier avec lui et à 
abandonner son rival, c’était là, de la part de 
Philippe, un véritable coup de maître ; et nous 
ne voyons pas l’utilité de lui prêter d’autres com¬ 
binaisons. Celle-là suffît à montrer, ce que M. Riant 
a d’ailleurs si bien vu, le lien étroit qui rattache, à 
l’histoire de la quatrième croisade, les démêlés du 
sacerdoce et de l’empire. 

A la fin de 1202, la cause de Philippe de Souabe 
était presque désespérée en Allemagne ; les défec¬ 
tions se multipliaient autour de lui, et son rival 
gagnait chaque jour du terrain, grâce surtout aux 


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Stift /'.ARA ET CONSTANTINOPLE. 


159 


efforts incessants, aux sollicitations pressantes du 
pape auprès des princes et des évêques de l'em¬ 
pire (1). 

11 était donc du plus haut intérêt pour Philippe 
d’arrêter cette propagande active d’innocent III 
en Allemagne, de se rapprocher du pape, ou tout 
au moins de faire croire à un rapprochement pos¬ 
sible, prochain, qui alarmerait ses adversaires et 
rassurerait ses partisans. 

Les ouvertures de Vérone, surtout les difficultés 
survenues entre les croisés et Venise, parurent à 
Philippe une occasion excellente. Il vit à merveille 
tout le parti à tirer de la situation, et prit ostensi¬ 
blement en main la cause de son neveu, à seule 
fin de forcer le pape de renouer avec lui. 

Que le pape fût ou non favorable à l’expédition 
de Constantinople, du moment où cette expédition 
se trouvait intimement liée à la question de la 
Terre-Sainte, et devait d’ailleurs amener, comme 
premier résultat immédiat, la réunion des deux 
Églises, Innocent III ne pouvait s’en désintéres¬ 
ser. Il se trouvait en quelque sorte forcé de subir 
les avances de Philippe, d’écouter ses propositions, 
en un mot, d’entrer en négociation avec lui, ce qui 
serait déjà comme un premier triomphe pour le 
prince excommunié. 

Le pape n’était pas sans deviner la secrète pensée 

(1) On peut se rendre compte du zèle déployé par Inno¬ 
cent III en faveur d’Qthon, en parcourant le Registrum de 
negotio romani imperii , inséré par Aligne dans le tome III de 
la Correspondance d’innocent III. 


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160 


LA DIVERSION 


de son adversaire. Ii lui répugnait de prêter les 
mains à une combinaison dont il redoutait le péril 
pour son protégé Othon de Brunswick. D’autre 
part, pour les raisons sus-mentionnées, il ne 
pouvait s’y dérober entièrement. De là, une négo¬ 
ciation des plus étranges et curieuses, que M. Win- 
kelmann a parfaitement comprise et résumée (1), 
bien qu’il se soit, peut-être à tort, montré plus 
sévère pour Innocent III que pour Philippe de 
Souabe. Si le premier a mis, à dégager sa respon¬ 
sabilité, une prudence qui ressemble parfois à de 
la dissimulation, le second n’a pas craint de re¬ 
courir à des procédés d’une indélicatesse, d’une 
déloyauté bien autrement répréhensibles. 

Aux premières ouvertures de Philippe, qui 
datent, selon toute probabilité, du commencement 
de 1203, Innocent se borna à répondre « que 
l’Église étant toujours prête à recevoir dans son 
giron ses fils repentants, Philippe y serait reçu 
au même titre que tout autre (2) ; » et il affecta de 
rester étranger aux pourparlers qui s’engageaient 
entre Philippe et l’abbé Martin, le prieur de 
Gamaldoli (3). 

(1) Philipp von Schwaben und Otto von Braunschweig, 
p. 295-298. 

(2) Migne, t.III, col. 1095-1096, n° xc du Registrum... romani 
imperii : « A nobis non potuit responsum aliud extorquere, 
nisi quod, cum redeuntibus ad Ecclesiæ gremium nolimus 
aditum veniæ denegare, prompti eramus eum recipere sicut 
quemlibet pœnitentem. » 

(3) Id., Ibid, : « ... Coram Deo sub testimonio conscientiæ 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


101 


Le prieur Martin était un homme sage et hon¬ 
nête, qui possédait toute la confiance du pape; 
en 1201, chargé de rétablir la paix entre Pavie et 
Milan, il s'était acquitté avec succès de cette tâche 
délicate (1); plus récemment encore, il avait reçu 
mission de travailler à la réforme des couvents de 
Toscane (2). Il est donc bien difficile d'admettre 
qu’un tel homme se soit fait l'intermédiaire du 
pape auprès de Philippe de Souabe, sans en avoir 
reçu, sinon la mission officielle, du moins l'auto¬ 
risation tacite. Le prieur jouait là évidemment le 
rôle d'un de ces agents officieux que les gouver¬ 
nements se réservent toujours la ressource de 
désavouer au besoin. Sur ce point, nous ne saurions 
que partager l’avis de M. Winkelmann (3). 

Il faut reconnaître toutefois que ces précautions 
étranges d'innocent III étaient en partie justifiées 
par la défiance que lui inspirait à bon droit son 
adversaire. Si vague et si peu compromettante 
que fût la réponse faite à ses premières proposi¬ 
tions, Philippe s'était hâté de l’exploiter avec une 
r^re perfidie. Il faisait répandre en Allemagne le 


nostræ..., nec priorem prædictum necalium ad ducem ipsum 
duximus destinandum. » 

(1) Migne, t. I, ch. cxxvm des Gesta, col. clxviii-ix. 

(2) C’est du moins ce qu’on peut inférer de la Lettre 159 
du liv. V, publiée par Migne, 1.1, col. 1173. 

(3) Philipp von Schwabcn und Otto von Braunschweig , 
p. 296.— D'après M. Winkelmann (note % même page), ce 
serait de la part d’innocent III « eine Wortklauberei », de 
prétendre qu’il n’avait pas envoyé le prieur Martin. 

11 


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162 


LA DIVERSION 


bruit que le pape songeait à abandonner le parti 
d’Othon. De prétendues Lettres, émanées de la 
chancellerie romaine, étaient même adressées à 
ce sujet aux divers princes laïques ou ecclésias¬ 
tiques de l’Empire. 

En avril 1203, Innocent III proteste contre ces 
manœuvres déloyales (1), mais sans dire à qui il 
les attribue. Il ne pouvait pourtant se faire d’illu¬ 
sion à cet égard, et il semble qu’il eût dû couper 
court immédiatement à la mission officieuse du 
prieur Martin; mais tant de graves intérêts s’y 
trouvaient en jeu qu’il hésita sans doute encore. 
Il n’était peut-être pas fâché de voir non plus 
jusqu’où irait Philippe dans ses concessions au 
Saint-Siège. 

S’il eût été sous ce rapport aussi loin que son 
rival Othon, s’il se fût montré, comme lui, disposé 
à abandonner tous droits, toutes prétentions sur 
les domaines italiens, que se disputaient depuis 
si longtemps l’Empire et la Papauté, il est fort 
possible qu’une négociation sérieuse se fût en¬ 
tamée. Entre deux Prétendants qui lui auraient 
donné même satisfaction au point de vue italien 
et allemand, le pape n’eût pas dû hésiter à choisir 


(1) Migne, t. III, col. 1092 : « Ipsi autem volentes auctori- 
tati sedis apostolicæ derogare ac in dubium revocare quod 

fecimus, super imperii romani negotio., falsas præ- 

sumpserunt litteras exhibere. »—La Lettre adressée a Uni- 
versis tam ecclesiasticis quam sæcularibus principibus 
Alemanniæ», est datée de Latran,le jour des Nones d’avril, 
c’est-à-dire le 5 avril (1203). 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


163 


celui qui pouvait lui prêter en outre le plus utile 
concours pour la soumission de l’Église grecque et 
la délivrance de la Terre-Sainte. 

Philippe, dans ses Promissa (1), s’engagea bien, 
s’il devenait jamais, lui ou son beau-frère, maître 
de l’empire grec, à opérer la réunion des deux 
Églises : « Si omnipotens Deus regnum Græcorum 
mihi vel leviro meo subdiderit, Ecclesiam Constan- 
tinopolitanam Romanæ Ecclesiæ, bona fide et sine 
fraude , faciam fore subjectam. » 

Sur le chapitre de la croisade, il était déjà 
moins précis, moins affirmatif ; il rappelait il est 
vrai, qu’il avait toujours eu le désir d’y prendre 
part; il comptait même, avec l’aide de Dieu, 
délivrer un jour la Terre-Sainte des mains des 
Infidèles. Mais il se réservait de choisir son heure 
et son temps : « Voveram Deo et sanctis ejus me 
iturum ultra mare, ad liberandum Terram pro- 
missionis a gentium feritate; et iterum... vovi et 
promisi Deo... me opportuno tempore illuc iturum 
et opitulante Deo terram illam pro posse meo 
liberaturum. » 

Enfin, en ce qui concernait les territoires 
italiens réclamés par le Saint-Siège, Philippe se 
contentait de dire qu’il restituerait tout ce que 
ses prédécesseurs avaient injustement enlevé ou 
détenu : « Omnia bona tam Romanæ Ecclesiæ 
quam aliarum Ecclesiarum qaœ antecessores 


(1) Migne, t. IV, p. 295-296. 


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164 


LA DIVERSION 


îiostri... injuste abstulerunt , vel detinuerunt , vel 
ego abstuli vel injuste detineo, restituant... » 

On comprend qu’un tel engagement, aussi 
vague, n’était pas de nature à satisfaire le pape. 
Othon de Brunswick, dans ses Promesses, qui 
remontaient déjà au mois de juin de l’année 1 201, 
s’était montré autrement catégorique et précis (1). 

Innocent III ne pouvait donc songer à l'aban¬ 
donner pour se rapprocher de Philippe de Souabe. 
Celui-ci cependant continuait toujours sa campa¬ 
gne de mensonges et de lettres fausses, destinées 
à ruiner le crédit de son rival. Le 9 septembre 1203, 
Innocent se décide à répudier hautement toute 
participation aux pourparlers engagés entre Phi¬ 
lippe et le prieur Martin, pourparlers qui don¬ 
naient un semblant de vraisemblance aux bruits 
répandus par Philippe sur son raccommodement 
avec le Saint-Siège (2). Cette date du 9 septembre 


(1) Voir dans Migne, t. III, le n° lxxvii du Registrum... ro¬ 
mani imperii. — Othon y énumère nominativement tous les 
territoires auxquels il renonce en faveur du Saint-Siège. 

(2) Migne, t. III, n° xc du Registrum... romani imperii.— La 
Lettre , adressée à l’archevêque de Salzbourg, est datée de 
Ferentinum, le 5 des Ides de septembre (9 septembre): 
« Sane ad nostram noveris audientiam pervenisse quod 
Sueviæ dux Philippus, ut corda principum charissimo in 
Christo filio nostro, illustri régi Ottoni in Romanorum impe- 
ratorem electo faventium infirmaret, ... fecit per Teutoniam 
divulgari quod dilectum filium priorem Camaldulensem ad 
ejus præsentiam miseramus, eum ad coronam imperii evo- 
cantes. Cæterum, ut coram Deo... loquamur, nec priorem... 
duximus destinandum, sed priorem eumdem ab eo missum 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


165 


peut donc être considérée comme la rupture de 
l’étrange négociation que nous venons de résumer. 
A cette époque. Innocent III devait connaître la 
première prise de Constantinople et le succès des 
croisés. Croyait-il avoir moins besoin dès lors de 
ménager Philippe de Souabe? Était-il simplement 
las de se sentir amusé et joué depuis trop long¬ 
temps ? Toujours est-il que Philippe ne pourra 
plus, comme il l’a fait depuis cinq ou six mois, 
exploiter l’expédition de Constantinople pour faire 
croire à sa réconciliation imminente avec le pape. 

Nous sommes en effet convaincu que le prince 
allemand n’a jamais vu autre chose dans ladite 
expédition ; nous ne croyons guère de sa part à 
des visées ambitieuses sur l’Orient. Sans doute, les 
empereurs d'Allemagne ont pu, à maintes reprises, 
élever des prétentions à l’empire de Constanti¬ 
nople. Henri VI a même songé sérieusement à 
réunir sur sa tête les deux couronnes ; mais Phi¬ 
lippe n’était pas dans la même situation que son 
frère ; il avait assez à faire en Allemagne, sans 
s’occuper de l’Orient. Qu’il ait conservé pourtant 
et affiché au besoin les espérances ou les préten¬ 
tions de ses devanciers ; qu’il ait, dans ses Pro¬ 
misses, exprimé la pensée qu’un jour la Grèce 
pourrait lui être soumise, il n’y a rien là qui doive 


recepimus offerentem pluraet plurima referentem...; cumque 
idem prior ex ejus parte proposuerit coram nobis quod pa- 
ratus erat ad mandatum Ecciesiæ romanæ redire, a nobis 
non potuit responsum aliud extorquere... » 


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166 


LA DIVERSION 


tirer à conséquence. Les Prétendants se montrent 
toujours empressés à rappeler leurs droits ; de là à 
les faire valoir, la distance est considérable. 

Encore une fois, si Philippe avait eu autant à 
cœur qu’on le suppose l’expédition de Constanti¬ 
nople, il y eût pris une part plus effective. Le zèle 
bruyant déployé par lui, et dont nous avons vu les 
raisons, a fait illusion sur son rôle véritable ; c’est 
afin d’en faire bien saisir le caractère et la portée 
que nous nous sommes appesanti sur les affaires 
d’Allemagne. Nous voulions prouver ainsi que la 
croisade a été le prétexte des intrigues allemandes, 
qu’elle n’en a pas été le théâtre. 

L’influence allemande a été, en réalité, presque 
nulle sur la marche de la croisade ; du moins nous 
en avons en vain cherché la trace dans les documents 
originaux, nous ne la trouvons pour ainsi dire 
nulle part. Nous voyons bien que les croisés tien¬ 
nent à avoir, en garantie des promesses d’Alexis, 
la parole de Philippe; c’est quelque chose, sans 
aucun doute; mais croit-on que les promesses 
mêmes de Philippe ou ses instances, dont nous 
parle Gunther, aient pu peser d’un poids bien 
lourd sur la décision, prise par l’armée, d’aller à 
Constantinople ? 

Il ne paraît pas que les injonctions du prince 
gibelin aient fait grande impression même sur 
les Allemands. Elles n’ont pas empêché des clercs, 
comme l’abbé Martin (1), des barons, comme Gar- 

(1) Exuviæ sacrœ Constantinopolitanœ , t. I, p. 70-80: 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. i67 

nier de Borlande (1) , T de déguerpir et quitter 
« l’ost. » 

En ce qui concerne les Vénitiens, nous ne re¬ 
viendrons pas, après tant d’autres, sur les raisons 
multiples qui faisaient d’eux les alliés naturels 
du jeune Alexis. L’intérêt de Venise, à voir sur le 
trône de Constantinople un prince restauré par 
elle, était trop évident pour que le doge n’ait pas 
poussé de toutes ses forces à l’expédition. Pas n’est 
besoin à coup sûr d’expliquer, par l’intervention 
allemande, son adhésion à l’entreprise grecque. 

Restent donc nos Français. Ceux-ci, il faut le 
reconnaître, étaient en immense majorité hostiles 
au projet, et même lorsqu’il fut discuté dans le 
conseil des barons, il n’y en eut que douze qui s’y 
rattachèrent franchement (2). Les douze eurent 
donc à entraîner les autres ; mais quelle raison 
les avait décidés eux-mêmes ? 

Les théories récentes ne veulent voir en eux 
que les instruments dociles des ambitions véni¬ 
tiennes ou allemandes. L’explication, sans doute, 


« Egressus itaque de curia Martinus, Beneventum petiit, 

reperitque ibi Petrum Capuanum.Deindè apud Sypuntem 

ingressi, post laborem diuturni temporig portum Achonis 
tenuerunt. » 

(1) Villehardouin, par. 101, p. 56: « En cel termine se tra¬ 
vailla tant uns halz hom de l’ost qui ere d’Alemaigne , qui 
avoit non Garniers de Borlande, que il s’en a la en une nef 
de marcheans, et guerpi l’ost, dont il reçust grant blasme. »> 

i2) Villehardouin, par. 99, p, 56 : « Il ne furent que doze 
qui les sairemenz jurèrent de la partie des François; ne plus 
n’en pooient avoir. » 


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168 


LA DIVERSION 


est commode ; elle n’a qu’un tort, c’est de n’ex¬ 
pliquer rien. Encore faudrait-il nous montrer 
comment nos seigneurs de France, gens d’ordi¬ 
naire peu dociles et maniables, ont pu si volon¬ 
tiers se résigner à ce rôle effacé que leur auraient 
imposé des étrangers. 

Songeons que nos barons français ne sont plus 
ici dans la même situation qu’avant Zara. Ils avaient 
alors, par leur faute, donné barre sur eux ; force 
leur fut d’en porter la peine et d’aller guerroyer en 
Dalmatie. Mais, une fois Zara prise, c'està eux main¬ 
tenant d’imposer leur volonté; ils ont le droit de 
se faire conduire par les Vénitiens où bon leur sem¬ 
blera. Et ce n’est pas, soyons-en sûrs, pour plaire à 
Philippe de Souabe qu’ils auraient renoncé à user 
de leur droit. Pour qu’ils se soient ralliés du pre¬ 
mier jour au projet nouveau, nous estimons qu’ils 
devaient avoir un motif sérieux de le faire ; et ce 
motif n’est pas difficile à deviner, si l’on veut bien 
se rappeler ce que nous avons dit plus haut des 
discussions soulevées, au milieu de nos croisés, 
par la grave question de la route à suivre. 

Rappelons tout d’abord que les douze partisans 
de ia diversion sur Constantinople sont précisé¬ 
ment les grands chefs , jusque-là partisans de la 
route d’Alexandrie (1). 

Convaincus , avec raison, qu’il n’y a rien à 

(1) Villehardouin, par. 99, p. 56 : « De cels si fu li uns li 
marchis de Monferrat, li cuens Baudoins de Flandres, li 
cuens Loeys de Biois et de Chartein, et li cuens de Saint-Pol, 
et huit altre qui à eix se tenoient. » 


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SUR Z ARA ET CONSTANTINOPLE. 


169 


tenter en Syrie, ils ont pu, en outre, mieux 
comprendre de jour en jour combien, grâce à 
l’obstination des Sijriens , l’expédition d’Égypte 
est devenue presque impossible. Pour peu que les 
défections recommencent ou continuent, il leur 
faudra même peut-être rebrousser chemin, sans 
avoir rien fait, sans avoir pu s’acquitter envers 
les Vénitiens. En de telles circonstances, les pro¬ 
positions du jeune Alexis étaient pour eux un 
véritable coup de fortune. La marche sur Constan¬ 
tinople ne pouvait manquer, il est vrai, de pro¬ 
voquer une opposition aussi furieuse que la 
marche sur Alexandrie. Dans l’un comme dans 
l’autre cas, il fallait s’attendre à voir l’armée « se 
depecier » à nouveau. Mais qu’il restât seule¬ 
ment, autour des grands chefs, quelques milliers 
de ûdèles, l’entreprise grecque olfrait encore, à 
la rigueur, certaines chances de succès qu’on 
n’eût pas trouvées en Égypte. A Constantinople , 
le jeune Alexis promettait le concours de ses 
partisans, concours très problématique, nous le 
voulons bien; encore valait-il la peine qu’on allât 
s’en assurer, puisque rien n’était possible ailleurs. 
De plus, en cas de succès, le Prétendant se char¬ 
geait d’acquitter la dette vénitienne, sans compter 
l’appui précieux qu’il s’engageait à prêter plus 
tard pour la délivrance de la Terre-Sainte (1). 


(1) Villehardouin, par. 94, p. 52: « Seignor, de ce avons-nos 
plain pooir, font li message, d’asseurer ceste convenance se 
vos la volez asseurer devers vos. Et sachiez que si halte con- 


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i70 


U DIVERSION 


Tout était donc profit pour nos croisés dans le 
projet nouveau, et il n’est pas nécessaire, on le 
voit, d’évoquer ici encore l’influence allemande 
ni les prétendues intrigues de Boniface. 

Est-il même bien sûr que Boniface ait jamais 
été, comme on le prétend si volontiers, l’agent 
fidèle et dévoué de Philippe de Souabe, l’âme 
damnée du prince gibelin? 

On allègue que le jeune Alexis, arrivant à Zara, 
fut mis en quelque sorte par le prince allemand, 
son beau-frère, sous la garde et tutelle du mar¬ 
quis (1) ; cela est incontestable. A Gorfou, nous 
voyons encore Boniface faire dresser sa tente 
tout auprès de celle du Prétendant (2); de 
Nègrepont, il l’accompagne à travers les îles de 
l’archipel, tandis que le reste de l’armée continue 
droit sa route (3) ; de Constantinople, lorsque le 
jeune Alexis, entré en partage de l’empire avec 
son père, s’en ira par les provinces recevoir la sou¬ 
mission des villes, nous retrouverons encore et 
toujours auprès de lui le marquis de Montferrat(4), 


venance na fu onques mais offerte à gent, ne n’a mie grant 
talent de conquerre, qui cesti refusera, » 

(1) Villehardouin, par. 112, p. 64 : « Li marchis de Mon- 
ferrat... en cui garde li rois Phelipes l’avoit commandé. » 

(2) Id., Ibid. : « Et il f]st son trô tendra enmi l’ost, et li 
marchis de Monferrat le suen delez. » 

(3) Id., par. 123, p. 70 : « Si s’en ala li marchis Boniface de 
Monferrat..., a grant partie de vissiers et degalies, avec le 
fil l’empereor Sursac... en une ysle que on apele André,.. » 

(4) Id., par. 201, p. 116 : « Après, par le conseil des Grinset 
des François, issi l’empereres Alexis, ÿ mult grant com- 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


17i 


Nous reconnaissons donc volontiers que Boni- 
face a scrupuleusement rempli la tâche que lui 
avait confiée Philippe de Souabe ; mais il nous 
semble que cette tâche ne pouvait être confiée à 
aucun autre, que la garde et la tutelle du jeune 
prince, le premier rang, la première place à ses 
côtés, revenait de droit au chef officiel de l’armée, 
à lui seul. 

Le rôle tout naturel de Boniface auprès d’Alexis 
ne prouve donc en rien que le marquis soit l’agent, 
le complice de Philippe de Souabe ; et c’est là ce 
qu’il faudrait d’abord établir de la façon la plus 
solide, la plus irréfutable, nous ne dirons pas pour 
prouver l 'intervention allemande dans la croisade, 
mais au moins pour la rendre vraisemblable et 
acceptable. 

En dehors de la parenté alléguée par Gunther, 
et qui n’est pas une preuve , la théorie de la com¬ 
plicité repose tout entière sur les anciennes rela¬ 
tions gibelines qui unissaient Boniface et les siens 
aux empereurs de la maison de Souabe. L’argu¬ 
ment, sans contredit, est sérieux, et nous nous 
reprocherions de ne pas le mentionner. 

Il existe, dans une chronique italienne du Mont- 
ferrât, conservée par Muratori, deux chartes de 
l’empereur Henri VI, conférant au marquis 
Boniface des privilèges et des territoires dans la 
Haute-Italie, en reconnaissance de sa fidélité. 


paignie, de Constantinople, por l’empire aquiter et métré à sa 
volenté... Limarchis Bonifacea de Monferrat ala avec lui,.. » 


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172 


LA DIVERSION 


comme des bons offices rendus par son père à 
l’Empire « obsequia quæ Imperio semper exhi- 
huit (1). » Ces deux chartes sont, l’une de dé¬ 
cembre 1191, l’autre de décembre 1193. 

Les bonnes relations d’amitié, qu’elles attestent, 
duraient-elles encore au moment de la croisade. 
Hurter le nie de la façon la plus formelle (2) ; il 
prétend que la ligue Lombarde, s’étant constituée 
dans la première année du pontificat d’innocent III, 
le marquis de Montferrat, l’ancien allié d’Henri VI, 
s'empressa d’y accéder. Nous devons dire toutefois 
que l’autorité de Y Histoire d’Italie de H. Léo, invo¬ 
quée ici par Hurter, ne nous paraît pas absolu¬ 
ment suffisante ; nous n’acceptons donc que sous 
d’expresses réserves l’opinion du savant histo¬ 
rien. 

S’il n’y a pas eu pourtant rupture ou refroidis¬ 
sement avec l’Allemagne, il est certain qu’il y a 
eu à cette époque, de la part des Montferrat, une 
tentative de rapprochement avec la papauté. On 
ne s’expliquerait pas autrement que le pape, 
en 1199, eût choisi le marquis Boniface, pour 
remplir en Allemagne la mission importante à 
laquelle nous avons déjà fait allusion. De l’échec 
de cette mission, conclure que Boniface aurait 
trahi, au profit de Philippe de Souabe, la confiance 

(!) Muratori, Scriptores rerum Italicarum , t. XXIII, col. 
356-357 et 360-361, — La première des deux chartes concède à 
Boniface « ... loca Gamundi et Marenghi... et locum Forii »; 
la seconde, la ville de Césarée ou Alexandrie. 

(2; Hurter, Innocent III, t. 1, p. 1*27. 


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Sl'R 7.ARA ET CONSTANTINOPLE. 


173 


mise en lui par Innocent III, nous paraît vraiment 
trop rigoureux ; d’autant que nous ne trouvons 
par la suite nulle trace de brouille ouverte ou 
apparente entre le marquis et le pape. 

Boniface se prononcera, il est vrai, pour 
l’expédition de Constantinople, laquelle est désirée 
par Philippe de Souabe, et désapprouvée d’in¬ 
nocent III. Mais nos grands chefs aussi en sont 
partisans, sans qu’on ait le droit pour cela de voir 
en eux des adversaires du pape et des complices 
de Philippe ; ou il faudrait alors convenir qu’ils le 
son t, à un bien autre degré que Boniface ; car ils ont, 
dans l’affaire de Zara, passé outre aux anathèmes 
du pontife, tandis que le marquis s’inclinait devant 
sa volonté. Déférence singulièrement étrange, on 
l’avouera, de la part d’un homme qui aurait été 
mis à la tête de la croisade, grâce à l’influence 
occulte d’un adversaire acharné du pape, et dans 
le seul but de faire échec au pape 1 

En admettant que le marquis ait tenu, par hypo¬ 
crisie, à dissimuler, pendant la durée de la croisade, 
son hostilité vis à vis du pape, sa complicité avec 
Philippe de Souabe, il n’aurait pas manqué de 
jeter le masque, une fois la croisade terminée. Or, 
les deux documents les plus importants que nous 
possédions sur les rapports du marquis avec le 
Saint-Siège, sont de nature, au contraire, à nous 
donner la meilleure et la plus favorable idée des¬ 
dits rapports. 

Ils figurent dans la Correspondance inédite d’in¬ 
nocent III, retrouvée grâce aux savantes recherches 


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174 


LA DIVERSION 


de M. Léopold Delisle, et publiée par lui dans la 
Bibliothèque de l’École des Chartes (1). 

L’un est une Lettre de Boniface où il annonce 
au pontife l'envoi d’un de ses écuyers; il le 
prie, en même temps de croire à son inaltérable 
fidélité, comme à son obéissance absolue et à son 
zèle pour l’Église romaine : « Certum habens et 
indubitatum me citm tota terra mea apostolicis 
paratum obsequiis et mandatis et \ ad honorem 
sanctœ matris Ecclesiæ, totis viribus insudare. » 

L’autre est la réponse d’innocent III, félicitant 
le marquis d'être ainsi resté fidèle aux bonnes 
traditions de ses devanciers ; il l’engage à persé¬ 
vérer dans sa dévotion au Saint-Siège, l’assurant 
qu’en retour il le trouvera toujours dévoué à ses 
intérêts : « Quoniam nos adprofectum tuum li - 
benier intendere volumus et te tanquam specialem 
Ecclesiæ Jilium honorare. » 

Nous ne voulons pas attacher plus d’importance 
qu’il ne convient à des formules de ce genre. Nous 
disons seulement que rien n’y saurait dénoter ni 
un complice de Philippe de Souabe, ni un adver¬ 
saire de la papauté. 

Nous sommes très-disposé à admettre, contrai¬ 
rement même à l’opinion de Hurter, que l’ancien 
gibelin Boniface n’a jamais renoncé à ses attaches 
allemandes, à ses affections allemandes. Son re¬ 
tour par l’Allemagne, au lendemain de son élection 

(1) Bibliothèque de l’École des Chartes , t. XXXIV, année 
1873, p. 407-408. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


175 


de France, en fait foi. Mais nous le voyons d’autre 
part, avant, pendant et après la croisade, entre¬ 
tenir avec le pape les meilleures relations. Nous 
sommes donc obligé d’en conclure que, s’il est 
resté l’ami de Philippe de Souabe, il n’a jamais dû 
être ni son agent, ni son complice contre Inno¬ 
cent III. 

Eût-il eu, d’ailleurs, l’imprudence ou la mala¬ 
dresse d’accepter un pareil rôle, que Philippe de 
Souabe n’en eût guère été plus avancé. Pour 
admettre que l’expédition de Constantinople soit 
l’œuvre personnelle de Boniface et de Philippe, 
c’est à dire « une œuvre germanique au premier 
chef », il faudrait admettre que Boniface a exercé 
une influence souveraine autour de lui, qu’il a 
joué dans la croisade un rôle capital et prépondé¬ 
rant. 

A quoi devrait-il cette influence? Est-ce à ses qua¬ 
lités, à son mérite personnel? Nous croyons qu’il 
en avait, et nous avons été des premiers à si¬ 
gnaler les titres sérieux qui pouvaient le désigner 
au choix des croisés, comme chef de la croisade ; 
mais il ne faut rien exagérer ni dans un sens ni 
dans l’autre. Si Boniface n’est pas le premier 
venu, un inconnu vulgaire dont l’élection ne 
s’expliquerait que par l’intrigue, il n’est pas 
davantage une de ces notoriétés éclatantes qui 
commandent l’admiration et le respect. Aucune 
chronique ne le donne comme le plus sage dans 
les conseils ou le plus brave dans les combats. Il 
ne pourrait disputer ni le prix de la sagesse au 


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176 


LA DIVERSION 


vénitien Dandolo, ni le prix de la vaillance au 
français Pierre de Bracieux (1). 

11 n’est vraiment le premier que par le titre ; 
mais ce titre ne lui confère en fait aucune puis¬ 
sance, aucune autorité effective et sérieuse sur ses 
compagnons. Il ne peut rien, il ne décide rien 
sans le conseil du doge et des trois grands comtes. 
Les Vénitiens n’ont en réalité pas d’autre chef que 
Dandolo; les Français, pas d’autres chefs que Bau¬ 
douin, Louis de Blois, Hugues de Saint-Paul. Boni- 
face n’a sous ses ordres directs que les Italiens du 
nord et les Allemands. Pour qu’il exerçât réelle¬ 
ment l’autorité dont il est revêtu, pour que son 
titre ne fût pas un titre purement nominal, il 
faudrait que ce contingent italo-allemand fût plus 
considérable que les deux autres réunis, au moins 
supérieur à chacun d’eux. En était-il ainsi ? 

Nous n’essaierons pas de Axer, même approxi¬ 
mativement, le chiffre des croisés fournis par 
l’Italie, la France et l’Allemagne ; les éléments 
précis font défaut. Toutefois, quand il s’agit de 
former sous les murs de Constantinople les corps 
de bataille, nous remarquons qu’italiens et Alle¬ 
mands n’en forment qu’un seul, à eux tous réunis, 
contre six formés par nos Français. Villehardouin 
nous avertit, il est vrai, que ce septième corps du 


(1) Voir, sur les exploits de ce géant , qui inspirait une si 
grande terreur aux Grecs : Robert de Clari, dans les Chroni¬ 
ques gréco-romanes, p. 3; Villehardouin, par. 169, p. 94; et 
surtout Nicétas, dans les Historiens grecs des Croisades , t. I, 
p. 392. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


177 


marquis de Montferrat « mult fu grans (1). » Mais 
il était à coup sûr moins grand et moins fort que 
le seul corps de Baudouin, à qui fut donnée 
l’avant-garde « por ce qu’il avoit mult grant plenté 
de bones genz et d’archiers et d’arbalestiers, plus 
que nuis qui en l’ost fust (2). » 

Que l’on songe maintenant combien même nos 
barons ont peine à se faire obéir de leurs hommes, 
à leur imposer leur volonté, et l’on comprendra 
mieux encore combien devait être médiocre en 
somme l’influence du marquis. Soutiendra-t-on 
sérieusement qu’à Corfou, par exemple, ce sont 
les prières ou les promesses de Boniface qui ont 
eu raison de nos mutins français ? Ils n’ont cédé 
à la fin, à grand’peine, qu’en voyant « lor sei- 
gnors et lor parenz et lor amis chaoir à lor 
piez (3). » C’est pour ne pas abandonner leurs 
compatriotes et amis qu’ils consentent à pousser 
jusqu’à Constantinople. 

Sans ce bon mouvement de nos Français, on ne 
peut disconvenir que l’expédition de Grèce se 
trouvait gravement compromise, et avec elle le 
succès des soi-disant combinaisons allemandes du 
marquis de Montferrat. 

Boniface, jusqu’à la première prise de Constan¬ 
tinople, a joué, en somme, un rôle assez insigni¬ 
fiant ; il n’a réellement pu se prendre au sérieux 


(1) VUlehardouin, par. 453, p. 84. 

(2) Id., par. 147, p. 84. 

(3) Id., par. 417, p. 66. 

12 


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178 


LA. DIVERSION 


que pendant le court règne d’Isaac et d’Alexis. Là, 
pour les Grecs, façonnés à l’étiquette, il est, de 
par son titre, de chef des croisés, le vrai roi des 
Latins. Aux yeux des croisés eux-mêmes, il a grandi 
peut-être de tout le prestige, de toute l’autorité 
dont son pupille se trouve revêtu ; il est l’intermé¬ 
diaire naturel, obligé, entre les Latins et l’Empe¬ 
reur, et tous sentent qu’il faut compter avec lui. 

Mais Isaac et Alexis renversés, il redeviendra ce 
qu’il était naguère, à peine le primus inter pares . 
N’oublions pas que Baudouin a plus « de bones 
genz et d’archiers et d’arbalestiers que nuis qui 
en l’ost fust. » Voilà le vrai chef, le futur empe¬ 
reur. Rien ne prouvera mieux que l’élection 
impériale combien est mince l’influence allemande. 

Au mois de mars 1204, alors que se préparait le 
grand assaut contre l’usurpateur Murzufle, croisés 
et Vénitiens s’étaient entendus par avance sur le 
partage de l’empire et sur le mode d’élection du 
futur empereur. Six hommes devaient être choisis 
du côté des Vénitiens, six autres parmi les croisés 
français, allemands et italo-lombards : « et cil 
jureroient sor sains que il esliroient à empereor 
celui cui il cuideroient que fust plus à profit de la 
terre (1). » 


(1) Villehardouin, par. 234, p. 136. — Si l’on veut se con¬ 
vaincre combien sont sûres les informations de notre chro¬ 
niqueur, on n’a qu’à comparer tout ce qu’il dit ici de cette 
convention de mars 1201, avec le texte même de ladite 
convention, tel qu’il figure dans la Correspondance d’inno¬ 
cent III (Migne, t. II, pièce 205 du liv. VII, col. 517-519). 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 179 

Les trois seuls candidats possibles étaient sans 
contredit : le doge, le marquis Boniface et le 
comte Baudouin. Mais du simple énoncé de la 
clause ci-dessus il semble déjà ressortir que le 
doge avait dû décliner toute candidature. Autre¬ 
ment les croisés n’auraient pas été si maladroits 
d’attribuer à Venise seule la moitié du chiffre des 
électeurs. 

En réalité, il ne se trouva donc en présence, 
une fois la ville prise et le jour de l’élection 
arrivé, que le comte de Flandre et le marquis de 
Montferrat. 

On a expliqué, par les intrigues vénitiennes, 
l’échec de Boniface au moment de l’élection. Il 
est assez difficile de savoir au juste ce qui s’est 
passé dans le conseil des douze Électeurs. Il est 
pourtant permis de supposer que nos évêques 
français, tout en discutant les mérites respectifs 
des deux candidats, n’oublièrent pas de faire 
valoir les droits de la France. Nivelon, l’évêque de 
Soissons, qui nous paraît avoir joué dans le 
conseil le rôle principal, qui du moins fut de 
l’aveu de tous « par le créant de toz les autres (1) » 
le porte-paroles des électeurs auprès de l’armée, 
Nivelon n’avait pas manqué sans doute de placer 
ainsi la question sur son véritable terrain, le seul 
du reste où l’on eût chance de se trouver tous 
d’accord. 

Il ne dut pas lui être difficile de prouver que 

(1) Villehardouin, par. 260, p. 162. 


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180 


LA DIVERSION 


dans cette croisade, d’origine toute française, la 
France avait tenu la première place, fourni le plus 
fort contingent, qu’elle avait le plus contribué 
par conséquent à fonder le nouvel empire, qu’elle 
seule surtout serait en état de le maintenir et de 
le défendre. 

Nous ne voulons contester en aucune façon le 
grand rôle joué par Venise dans la quatrième 
croisade. Nous nous contentons d’affirmer qu’il 
n’existe pas un seul chroniqueur contemporain, 
la donnant comme une entreprise vénitienne, 
encore moins comme une entreprise allemande. 

Pour Gunther lui-même, la croisade est toute 
française; le véritable prédicateur en est Foulques 
et non l’abbé Martin : « Eo tempore, quo famosus 
predicator ille Francigena, Fulco nomme..., vir 

quidam, Martinus vocabulo.(1). » Quoi de plus 

significatif que le vir quidam, rapproché du 
famosus Francigena, sous la plume du moine de 
Pairis ? 

Les autres Allemands ne connaissent même 
pas l’abbé Martin ou ne lui font pas l’honneur 
de le citer. L 'Anonyme d’Halberstadt ne men¬ 
tionne que le nom de Foulques, comme il ne 
nommera, parmi les chefs croisés, que les prélats 
et les barons de France : « Dominas Nivelungus 
Suessionum et dominas Henricus Trecensis epis- 
copi, cornes quoque Theobaldus de Campaniâ, et 
cornes Lodewicus, cum fratre suo, Blesenses, 

(1) Exuviœ sacrœ Constantinopolitanœ, t. 1, p. 60. 


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SUR ZAZA ET CONSTANTINOPLE. 


181 


cornes etiam Baldwinus, et Henricus frater ejus 
de Flandria, cornes quoque de S. Paulo, et cornes 
de Perds, ceterique nobiles (1). » 

A la suite de cette longue énumération de noms 
français, le chroniqueur allemand ne citera pas 
un seul nom allemand, si ce n’est celui de son 
héros, l’évêque Conrad. 

Pour cinq ou six noms de comtes ou barons 
français, nous ne trouverons dans la Devastatio 
qu’un seul nom de seigneur allemand , le comte 
Bertold (2). 

En dehors de nos grands chefs français, le seul 
qui soit mentionné d’ordinaire, qui compte aux 
yeux des étrangers eux-mêmes, c’est le chef no¬ 
minal choisi par les Français, le marquis de 
Montferrat : « Ecce eorum nomina qui Francis 
præerant » (3), dit la Chronique de Novogorod ; 
et elle nomme au premier rang le marquis Boni- 
face : « Primus erat marchio (markosj Romanus, 
urbe oriundus Verona. » 

Le chroniqueur russe parle ici comme les his¬ 
toriens grecs, dont il n’est évidemment qu’un 
écho. Partout ailleurs, dans toutes les chroniques 
d’Occident, sauf bien entendu la Devastatio, le 
marquis italien, en dépit de son titre, ne vient 
qu’en seconde ligne, après les Français. 

L’Anonyme d’Halberstadt ne le cite qu’après 


(1) Exuviæ sacrœ Constantinopolitanœ, t. I, p. 10. 

(2) Chroniques gréco-romanes, p. 8G. 

(à) Ibid., p 97. 


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182 


LA DIVERSION 


l’énumération rapportée plus haut, à laquelle il 
ajoute : « Habito itaque consilio, nunctios suos 
cum Domino Bonifacio Montisferrati marchione, 
qui pariter cruce signatiis erat , Yenecias direxe- 
runt (1). » On voit que Boniface n’est même pas 
désigné ici par son titre de chef des croisés, preuve 
évidente du peu d’importance attachée à ce titre. 

L 'Historia Constantinopolitana ne nomme aussi 
l 'italien Boniface qu’après le français Baudouin : 
« Erant autem in exercitu signatorum famosi et 
potentcs viri quamplures, tam seculares quam 
ecclesiastici ; inter quos Baldioinus , cornes Flan- 
drensis et Bonifacius marchio de Monteferrato, 
auctoritate et viribus atque consilio præcipui 
habebantur (2). » 

Même les chroniques italiennes attribuent le 
premier rang, comme la plus large place aux 
Français. Sicardi de Crémone, tout dévoué au 
marquis de Montferrat, ne parlera pas autrement 
que Gunlher, quand il donnera la liste des grands 
chefs : « Inter quos fuere præcipui Baldioinus..., 
Ludovicus et Bonifacius (3). » Sur les trois noms 
qu’il juge à propos de rapporter, deux, et les deux 
premiers, appartiennent à la France. 

On remarquera que nous citons ici, comme à 
notre habitude d’ailleurs, les seuls chroniqueurs 
contemporains, témoins oculaires des évènements 


(1) Exuviœ sacrœ Constantinopolilanœ , 1.1, p. 11. 

(2) Ibid., t. I, p. 70. 

(3) Muratori, Scriptores rerum Ilalicarum , t. VII, p. 619. 


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SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 


183 


ou écrivant sous la dictée de témoins oculaires, 
et par suite seuls échos fidèles et sûrs des paroles, 
des pensées, des sentiments des croisés. 

Or, on a pu le voir, pour les Allemands comme 
pour les Italiens delà croisade, cette même croi¬ 
sade est et demeure par excellence une croisade 
française. En dépit de l'ingérence allemande, en 
dépit du grand rôle incontestablement joué par 
Venise dans l’expédition, nul parmi les compa¬ 
gnons du comte Baudouin, comme parmi ceux du 
comte Bertold ou du marquis Boniface, ne se 
serait avisé de considérer la conquête de Constan¬ 
tinople comme étant, au premier chef, une œuvre 
germanique ou vénitienne . 

Nous sommes en ceci de l’avis de nos vieux 
chroniqueurs, en particulier de Villehardouin, qui 
reste pour nous le plus illustre, le plus remar¬ 
quable de tous. A coup sûr, il est bon de contrôler, 
de compléter, de rectifier au besoin son témoi¬ 
gnage par le témoignage des autres. Sans doute il 
a pu se tromper parfois sur certains points de 
détail; il est certain en outre qu’il n'a pas tou¬ 
jours tout dit, ni tout voulu dire; mais il nous a 
paru être, de tous encore, le seul qui permît de 
saisir ou de deviner la vérité sur les origines, la 
marche et les résultats de la quatrième croisade. 

Nous sommes d’autant plus heureux de le cons¬ 
tater que, nous devons en faire l’aveu, notre con¬ 
fiance en Villehardouin avait été un moment 
ébranlée. Nous nous étions laissé, nous aussi, et 
comme à notre insu, séduire aux hypothèses ingé- 


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184 LA DIVERSION SUR ZARA ET CONSTANTINOPLE. 

nieuses et hardies d’érudits pour lesquels nous 
nous sentions plein d’estime et de respectueuse 
déférence (1). Il nous a fallu la lecture attentive et 
patiente, le contrôle rigoureux des sources origi¬ 
nales, pour nous obliger à reconnaître combien il 
serait imprudent d’exagérer les effets de l’in¬ 
fluence vénitienne ou allemande sur la fondation 
de l’empire français de Constantinople, combien 
il serait injuste surtout de méconnaître l’autorité 
vraiment supérieure de notre vieux chroniqueur 
champenois. 

(1) M. de Wailly est l’un des rares érudits français, peut- 
être le seul, qui se soit nettement prononcé contre les théories 
nouvelles que nous venons de combattre, et dont l’un des 
plus illustres représentants chez nous, avant M. Riant, a été 
M. de Mas-Latrie. 


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VOLTAIRE 


ET 

LE P R P T FYOT DE LA MARCHE. 


LA MARQUISE DU CHATELET. 

LE PRÉSIDENT DE BROSSES. LES CALAS. MARIE CORNEILLE. 

LES P. P. FYOT DE LA MARCHE PÈRE ET FILS. 

(i5 Lettres inédites.) 

Par M. Henri MOULIN 

Ancien magistrat, membre correspondant. 


Voltaire a beaucoup écrit en prose et en vers ; 
qui pourrait s’en plaindre? Le roi littéraire de son 
siècle a tenté à peu près tous les genres de com¬ 
position, et a réussi, dans presque tous, tour à tour 
tragique et historien, pamphlétaire et romancier, 
annaliste et épistolaire, critique et philosophe. 

Ses œuvres ne forment pas moins de soixante- 
dix, quatre-vingts ou même cent volumes, dont 
douze à quinze consacrés à la correspondance. Ses 
lettres sont nombreuses; mais on ne s'avise pas de 
les compter, car on ne se lasse pas de les lire ; 
beaucoup ont été retrouvées postérieurement aux 
premières éditions, et MM. Beuchot, de Cayrol, 
Ev. Bavoux et Alph. François, H, Beaune, Th. 


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186 


VOLTAIRE 


Foisset et Moland, auxquels nous en devons la 
publication, ont bien mérité de la reconnaissance 
des lettrés (1). 

C’est donc toujours une bonne fortune pour les 
chercheurs etpour les lecteurs que la découverte de 
lettres inédites de Voltaire. Or, c’est cette bonne 
fortune qui m’est advenue, et que je veux parta¬ 
ger avec les délicats, après toutefois en avoir offert 
la primeur à mes savants confrères de l’Académie 
de Caen, à qui elle est bien due d’ailleurs, car ils 
se souviennent, non sans orgueil, que leur Com¬ 
pagnie a compté Voltaire parmi ses membres cor¬ 
respondants. 

De pareilles bonnes fortunes deviennent aujour¬ 
d’hui de plus en plus rares, elles arrivent encore 


(1) Nous devons à M. Beuchot, le savant bibliographe, 
l’édition la plus complète et la plus correcte de Voltaire, 
1828-1834, 70 vol. in-8° ; 

A M. de Cayrol : Lettres inédites de Voltaire , avec une in¬ 
troduction de M. de Saint-Marc de Girardin,1857, 2 vol. in-8°; 

A MM. Bavoux et François: Voltaire à Ferney , 1865, in-8"; 

A M. H. Beaune: Voltaire au collège , 1867, in-8° ; 

A M. Th. Foisset: Voltaire et le Président de Brosses , 1858, 
in-8°; 

A M. Desnoiresterres : Voltaire et la société française au 
XVIII* siècle , 1867-1876, 8 vol. in-8°; 

A M. Moland: Les œuvres complètes de Voltaire , édit. Gar¬ 
nier, en cours de publication, conforme à l’édit. Beuchot, et 
qui s’est enrichie de tous les travaux antérieurs, et des dé¬ 
couvertes les plus récentes. 

Dans tous ces ouvrages on trouve des pièces nouvelles qui 
avaient échappé aux précédents éditeurs. 


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ET LE P. P. FYOT DE LA MARCHE. 


187 


néanmoins à ceux qui savent les préparer, ou qui 
ont la patience de les attendre. 

Celle que je dois à la bienveillance d’un ami a 
mis entre mes mains vingt-cinq lettres du sei¬ 
gneur de Ferney, dont quinze inédites , toutes, 
sauf une, adressées au même correspondant, le 
pr pt Fy 0 i d e L a Marche, toutes intéressantes, 
toutes se rattachant à des évènements qui ont 
marqué dans la vie de celui qui les a écrites. 

Elles rappellent le souvenir de l’accouchement 
et de la mort de M m6 la marquise du Châtelet*, — 
de la querelle avec le P* de Brosses, — du procès 
des Calas,— de l’adoption, de l’éducation et du 
mariage de la petite-nièce de Corneille, —du Com¬ 
mentaire du théâtre du grand-oncle, des travaux, 
des embarras, même des ennuis du commentateur, 
— des relations avec les deux P rs P ls Fyot de La 
Marche, père et fils. 

Voltaire était lié avec le père, son camarade du 
collège Louis-le-Grand, et n’avait connu le üls que 
parce qu’il était intervenu entr’eux, à l’occasion 
de débats de famille, pour les rapprocher. 

I. Claude-Philibert Fyot de La Marche, üls d’un 
président à mortier du Parlement de Dijon, était 
né dans cette ville, en 1694, la même année que 
Voltaire, et il fut envoyé pour ses études classi¬ 
ques chez les Jésuites de Paris, au collège de 
Clermont. Il y rencontra, comme condisciples, 
les Pont de Veyle, Cideville. Le Gouz-de-Gerland, 
d’Argentai, les d’Argenson, le jeune Arouet, et, 


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188 


VOLTAIRE 


pour professeurs de rhétorique, les Pères Paullou, 
Le Jay et Porée (1). 

A Pâques de 1711, CL de La Marche, rappelé à 
Dijon par sa famille, les quitta. 

Il venait à peine « de s’envoler du collège », que 
son camarade Arouet lui écrivait, le 8 mai de cette 
année. C’est la première lettre, celle qui com¬ 
mence entre eux des relations qui ne finiront que 
56 ans plus tard, en 1767. Elle montrait déjà le 
talent épistolaire naissant de Voltaire, à 16 ans, 
et elle est curieuse à étudier au point de vue du 
style et de l’orthographe, comparée à celles qui la 
suivirent. 

Voltaire exprime au condisciple éloigné tout le 
chagrin que lui cause son absence, à lui et à ses 
autres camarades, et continue ainsi : 

« Chacun se dispute en ce pays-ci et l’honneur 


(1) Le P. Polou, ou Poitou, ou Paullou, jésuite, professa la 
rhétorique à Louis-le-Grand, puis à Rennes, et peut-être à 
Caen. C’était un érudit fort versé dans la connaissance des 
angues orientales, et dont on a : a Réponse du P. Paullou , 
recteur du collège de Caen , à JW... sur un article des nou¬ 
velles ecclésiastiques du il mai 4737, in-4°, 15 pages. 

Les P. Porée et Lejay se partageaient la chaire de rhéto¬ 
rique de Louis-le-Grand, « l’un faisant le latin, l’autre le fran¬ 
çais. » 

Voltaire avait pour le P. Porée de l’affection, et pour le P. 
Lejay des railleries. 

N’est-ce pas ce dernier qui dit un jour à l’écolier qui s’était 
émancipé: « Malheureux enfant! vous serez le coryphée du 
déisme! » 


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ET LE P. P. FTOT DE LA MARCHE. 189 

« d’avoir perdu le plus, en vous perdant, et l’avantage 
« d’être le premier à vous écrire. 

« Je finirois en vers, mais le chagrin n’est point un 
« Apollon pour moi, et j’aime autant dire la vérité en 
« prose. Je vous asseure sans fiction que je m’aperçois 
« bien que vous n’êtes plus icy : toutes les fois que 
«je regarde par la fenestre, je vois votre chambre 
« vuide; je ne vous entends plus rire en classe; je 
« vous trouve de manque partout, et il ne reste plus 
« que le plaisir de vous écrire, et de m’entretenir de 
« vous avec le P. Polou et vos autres amis. 

« Cette lettre-cy n’est que la préface des autres, et 
« je prétends vous écrire toutes les semaines sur un 
« ton un peu plus guay que celui-cy. En attendant, je 
« suis et seray toujours, avec un profond respect et 
« toute l’amitié possible, votre très-humble et très- 
« obéissant serviteur. 

« Arouet. » 

Cette lettre-préface fut suivie d’une seconde du 
23 mai, dans laquelle il lui disait : 

« Que tout le collège avoit fait en luy une grande 
« perte; qu’il n’y avoit personne qui ne l’estimât et ne 
« l’aimât, enfin, que tout le monde étoit dans les 
« mêmes sentiments pour luy. 

« Je vous prie, ajoutait-il, que notre commerce de 
« lettres ne soit point interrompu, puisque l’amitié 
« dont vous m’honorez ne l’a jamais été. » 

D’une troisième et d’une quatrième des 3 juin 
et 23 juillet, je ne veux rappeler que ces phrases : 

« Si vous êtes épicurien, vous ne mettez la volupté 
« que dans la sagesse et la vertu. 


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190 


VOLTAIRE 


« N’est-il pas juste qu’une personne qui vous aime 
« autant que je le fais se plaigne d’avoir été 15 jours 
« sans recevoir de vos nouvelles; pardonnez-moi cette 
« plainte, et je vous pardonneray votre petite négli- 
« gence. » 

Dans la cinquième et dernière lettre de cette 
année, écrite le 5 ou le 6 août, au commencement 
des vacances, il lui rendait compte de la solennité 
annuelle de la distribution des prix, dans laquelle 
on avait joué, en présence du Nonce, la tragédie 
de Crésus, du P. Le Jay, et son ballet à'Apollon- 
Législateur. 

Là s’arrête la correspondance ébauchée entre les 
deux amis. 

Cl. de La Marche entra dans la magistrature, 
devant un jour succéder à son père, et Voltaire, 
qui n’avait nul attrait pour le notariat héréditaire, 
suivit la carrière des lettres. La diversité des car¬ 
rières , l’éloignement, l’absence, les études juri¬ 
diques de l’un et ses fonctions au Parlement de 
Bourgogne, la vie mondaine et aventureuse de 
l’autre, ses luttes avec le pouvoir, sa détention à 
la Bastille, ses voyages et son séjour à l’étranger 
avaient rendu plus rare, puis tout à fait suspendu 
la correspondance des deux camarades de collège, 
qui ne fut reprise qu’à cinquante ans de là, en 
1761, à l’occasion de la querelle du seigneur de 
Ferney avec le président de Brosses. 

Nous les retrouverons alors tous les deux, l’un, 
marquis de La Marche, comte de Bosjan, baron de 
Montpont, premier président honoraire du Parle- 


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ET LE P. P. FYOT DE LA MARCHE 


191 


ment de Bourgogne ; l’autre, gentilhomme de la 
chambre du roi, seigneur de Ferney, comte de 
Tournay, historiographe de France, l’un des qua¬ 
rante de l’Académie, et le roi littéraire du siècle. 


VOLTAIRE ET LA MARQUISE DU CHATELET. 

IL La liaison de Voltaire et de M me du Châtelet 
n’était dans le monde un secret pour personne ; 
n’était-elle pas d’ailleurs assez en rapport avec les 
mœurs du temps ? 

« Au XVIII 0 siècle, l’amour excusait tout; il 
était roi, il était dieu, et lorsqu’une femme con¬ 
servait le même amant pendant toute sa vie, on ne 
parlait d’elle qu’avec respect. Quant aux maris, ils 
ne demandaient à leurs femmes que de la décence 
dans leur conduite, de ne pas afficher leurs liai¬ 
sons et d’en changer le moins possible. Eux-mêmes 
avaient un trop grand besoin d’indulgence pour se 
montrer bien sévères (1). » 

M“° du Châtelet, en devenant la maîtresse de 
Voltaire, le marquis, son mari, en le tolérant par 
son silence, et acceptant ce ménage à trois, 
étaient donc bien l’un et l’autre de leur temps et 
dans leur rôle de l’époque. 

C’est à Cirey que Voltaire trouvait un port de 
refuge contre les orages qu’il avait soulevés, et 


(1) MM. Percy et Maugars, la Jeunesse de M m > d’Épinay. 
Ed. Meaume, la Mère du chevalier de Bouffiers. 


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192 


VOLTAIRE 


qu’il bravait la Bastille et ses ennemis. Là il fai¬ 
sait avec la belle Émilie de l’astronomie et des 
mathématiques ; pour elle, il écrivait des épîtres en 
vers ; avec elle, il allait à la petite cour de Sceaux, 
et y jouait la comédie ; avec elle encore, il faisait le 
voyage de Lunéville, où ils recevaient du bon roi 
Stanislas l’accueil le plus empressé. 

Ce fut là que, pour leur malheur commun, la 
marquise du Châtelet rencontra le jeune et bril¬ 
lant capitaine des gardes lorraines de Saint-Lam¬ 
bert, et ce fut là qu’elle accoucha le 4 septembre 
1749, et mourut le 10. 

A peine l’accouchement, auquel il avait assisté, 
était-il terminé, que Voltaire s’empressait d’en 
informer M me la duchesse du Maine, par l’intermé¬ 
diaire de l’une des dames de son entourage : 

Inédite. — « Madame du Châtelet, Madame, écrivait- 
« il de Lunéville, m’ordonne de vous mander sa petite 
« aventure. 

« Elle était à son secrétaire à deux heures après 
« minuit, selon sa louable coûtume. Elle dit, en grif- 
« fonnant du Newton : Mais je sens quelque chose ! 
« Ce quelque chose était une petite fille, qui vint au 
« monde beaucoup plus aisément qu’un problème. On 
« la reçut dans une serviette; on la déposa sur un 
« gros in-4°, et on fit coucher la mère pour la forme, et 
« pour la forme aussi elle ne vous écrit point. 

« Pour moi, Madame, qui ai accouché de Catilina, 
« je voudrais bien porter mon enfant à Son Altesse 
« Sérénissime, et la supplier d’être la marraine, mais 
« il n’est pas, je crois, digne encore d’être baptisé par 
« elle. 


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ET LE P. P. FYOT DE LA MARCHE. 


193 


« Je pourrai bien, à mon retour, avoir l’honneur de 
« lui montrer non seulement Catilina , mais encore 
« une Electre . Je veux sous ses auspices venger Ci- 
« céron et Sophocle. 

« M me Du Châtelet vous prie, Madame, de présenter 
« ses profonds respects à M mo la duchesse du Maine. 

« Je vous supplie de me mettre à ses pieds, moi, 

« Cicéron et Clytemnestre; tout cela ne vaudra que 
« quand j’aurai rafiné l’or des anciens dans le creuset 
« de Sceaux ou d’Anet. 

« Je vous supplie, Madame, de recevoir, avec votre 
« indulgence ordinaire, les nouvelles de mes rêveries, 

« et les protestations réelles de mon respectueux atta- 
« chement. 

« Voltaire. » 

Le même jour, presque à la même heure, et, 
à peu près dans les mêmes termes, le secrétaire 
de M me Du Châtelet annonçait au marquis d’Argen- 
son et à l’abbé de Voisenon le même évène¬ 
ment. 

Au premier : 

« M me Du Châtelet vous mande, M., que cette nuit, 
« étant à son secrétaire, et griffonnant quelque pan- 
« carte newtonnienne, elle a eu un petit besoin. Ce 
« petit besoin était une fille qui a paru sur le champ. 
« On l’a étendue sur un livre de géométrie in-4°. La 
« mère est allée se coucher, parce qu’il faut bien se 
« coucher; et, si elle ne dormait pas, elle vous écrirait. 

« Pour moi qui ai accouché d’une tragédie de Cati- 
« lina , je suis cent fois plus fatigué qu’elle. Elle n’a 
« mis au monde qu’une petite fille qui ne dit mot; et 

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194 


VOLTAIRE 


« moi, il m’a fallu faire un Cicéron, un César , et il est 
« plus difficile de faire parler ces gens-là que de faire 
« des enfants, surtout quand on ne veut pas faire un 
« second affront à l’ancienne Rome et au théâtre 
« français. 

« Gonservez-moi vos bontés ; aimez Cicéron de tout 
« votre cœur; il était bon citoyen comme vous, et 
« n’était point m.... de sa .fille, comme l’a dit Cré- 
« billon. Mille respects. » 

Au second : 

« Mon cher abbé Gréluchon saura que M mo Du 
« Châtelet, étant cette nuit à son secrétaire. 

« Moi, qui, dans les derniers temps de sa grossesse, 
« ne savais que faire, je me suis mis à faire un en- 
« fant tout seul ; j’ai accouché en huit jours de 
« Catilina. C’est une plaisanterie de la nature qui a 
« voulu que je fisse en une semaine ce que Crébillon 
« avait été trente ans à faire. Je suis émerveillé des 
« couches de M me Du Châtelet, et épouvanté des 
« miennes. 

« Je ne sais si M me Du Châtelet m’imitera, si elle 
« sera grosse encore; mais, pour moi, dès que j’ai été 
« délivré de Catilina , j’ai eu une nouvelle grossesse, 
« et j’ai fait sur le champ Èlectre. Me voilà avec la 
« charge de raccommodeur de moules dans la maison 
« de Crébillon. 

« Il y a vingt ans que je suis indigné de voir le 
« plus beau sujet de l’antiquité avili par un misérable 
« amour, par une partie carrée et par des vers ostro- 
« goths. L’injustice cruelle qu’on a faite à Cicéron ne 

m’a pas moins affligé. En un mot, j’ai cru que ma 


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ET LE P. P. FYOT DE LA. MARCHE. 


195 


« vocation m’appelait à venger Cicéron et Sophocle, 
« Rome et la Grèce des attentats d’un barbare. 

« Et vous, que faites-vous ? 

« Mille respects, je vous prie, à M me de Yoisenon. » 

Au ton de ces lettres de part, comment douter 
que Voltaire ne se crût de moitié dans l’œuvre de 
la marquise ? Entre elles, toutes trois charmantes, 
et dont la première seule était jusqu’ici restée 
inédite, les délicats choisiront. Ce ne sera pas 
chose sans intérêt pour eux que d’étudier et de 
comparer Voltaire avec lui-même, traitant presque 
à la même heure le même sujet. 

Six jours après, M mo Du Châtelet était morte, et 
Voltaire annonçait, en termes d’une douleur poi¬ 
gnante, à ses amis d’Argental, d’Argenson et de 
Voisenon, cette mort inattendue. 

« Ah ! mon cher ami, écrivait-il au premier, le 
« 10 septembre, je n’ai plus que vous sur la terre. 
« Quel coup épouvantable ! Je vous avais mandé le 
« plus heureux et le plus singulier accouchement; 
« une mort aftreuse l’a suivi I Et pour comble de dou- 
« leur, il faut encore rester un jour dans cet abomi- 
« nable Lunéville qui a causé sa mort. 

« Je vais à Cirey avec M. Du Châtelet; de là je 
« reviens pleurer entre vos bras, le reste de ma mal- 
« heureuse vie. 

« Conservez-nous M me d’Argental. Êcrivez-moi par 
« Vassi à Cirey. Ayez pitié de moi, mon cher et res- 
« pectable ami. Écrivez-moi à Cirey ; voilà la seule 
« consolation dont je sois capable. » 


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VOLTAIRE 


A M. le marquis d’Argenson, le lendemain 11 
septembre : 

« Hélas ! Monsieur, en vous mandant l’heureux et 
« singulier accouchement de M me Du Châtelet, j’étais 
« bien loin de soupçonner le moindre danger. Dans 
« l’évènement affreux qui me laisse sans consolation 
« sur la terre, et qui devrait avoir fini ma vie misé- 
« rable, je voudrais pouvoir au moins pleurer avec 
« vous une femme qui vous aimait véritablement, qui 
« sentait tout votre mérite, qui lui avait toujours rendu 
« justice, et qui pensait comme vous. Ayez pitié du 
« plus ancien de vos camarades et du plus^malheu- 
« reux des hommes. 

« Je vais à Cirey avec M. Du Châtelet ; tout ce qui 
« porte son nom m’est cher. Il est affreux d’aller voir 
« la maison que nous avions tant embellie et où je 
« comptais mourir dans ses bras ; mais il le faut (1). » 

Enfin, à l’abbé de Yoisenon, le 14 septembre : 

« Mon cher abbé, mon cher ami, que vous avais-je 
« écrit ! quelle joie malheureuse ! quelle suite funeste ! 
« quelle complication de malheurs, qui rendraient 
« encore mon état plus affreux, s’il pouvait l’être ! 

« Conservez-vous, vivez; et si je suis en vie, je 
« viendrai bientôt verser dans votre sein des larmes 
« qui ne tariront jamais.... 

« Ah ! cher abbé, quelle perte ! » 

Ces accents sont vrais et partent du cœur. 


(1) Ces deux lettres ont été publiées pour la première fois 
en 1857, par M de Cayrol. Lettres inédites de Voltaire. 


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ET LE P. P. FYOT DE LA MARCHE. 


197 


Voltaire pouvait-il ne pas être cruellement frappé 
par la perte d’une femme avec laquelle il avait 
vécu quinze ans, qui l’avait soutenu dans ses dé¬ 
faillances, défendu contre ses ennemis et contre 
lui-même, qui avait été son Égérie des bons et des 
mauvais jours ? 

Tout d’abord, son chagrin fut vif, sa douleur pro¬ 
fonde, mais ils s’adoucirent bientôt, et nous sommes 
obligé de reconnaître que le voyage à Postdam, 
l’intimité avec Frédéric, le souvenir de la passion 
de M" Du Châtelet pour Saint-Lambert, la décou¬ 
verte d’un chaton de bague d’où le portrait de ce 
nouvel amant avait chassé celui de son prédéces¬ 
seur, et de certaines lettres dans lesquelles l’amour 
de la marquise avait trop, et trop tôt sacrifié l’an¬ 
cienne idole à la nouvelle, les calmèrent assez vite, 
et séchèrent assez promptement des larmes qui 
devaient ne jamais tarir. 

L’amour-propre blessé pardonna moins facile¬ 
ment que l’amour délaissé. Il était, du reste, dans 
la destinée de Voltaire d’éprouver plus d’une dé¬ 
ception dans ses amours comme dans ses amitiés. 

VOLTAIRE ET LE PRÉSIDENT DE BROSSES. 

III. Depuis longtemps déjà en correspondance 
avec le roi de Prusse, et pressé par lui de venir à 
Berlin, Voltaire, aussi longtemps qu’avait vécu 
M“°Du Châtelet, avait résisté aux sollicitations du 
prince. « Je ne demande qu’à vivre enseveli dans 
« les montagnes de Cirey, » lui avait-il répondu ; 


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198 


VOLTAIRE 


mais, la marquise morte, il céda et se mit en route 
pour Postdam. 

Bien accueilli et fêté tout d’abord par son royal 
ami, il ne tarda pas à se brouiller avec lui. 
« L’Alexandre, le Salomon, le Marc-Aurèle du 
« Nord, >• à l’arrivée, n’était plus au départ « qu’un 
« despote brutal, un vandale, un ostrogoth, un 
« Denis-le-Tyran, » dont on ne pouvait s’éloigner 
ni assez tôt ni assez loin. Et de fait, ce ne fut ni 
sans peine ni sans avanies que Voltaire put fran¬ 
chir la frontière prussienne et rentrer en France. 

C’était, cette fois, avec l’intention d’y rester, et 
de s’y créer une retraite sûre, où il pût vieillir libre 
et indépendant, et mourir tranquille. 11 acheta donc, 
près de Genève, d’un parent de Tronchin, son 
médecin, les Délices , — ce fut sa résidence d’été (1), 
sur la frontière de France, le château de Ferney, 
— ce fut sa résidence d’hiver, — et à ces deux do¬ 
maines il eut l’ambition d’en joindre un troi¬ 
sième, celui de Tournay. 

A ce domaine seigneurial, qui appartenait au 
président de Brosses, étaient attachés le titre de 
comte, et des droits de haute et de basse justice, 


(1) Il y avait alors trois Tronchin, tous trois liés avec Vol¬ 
taire ; Tronchin, Théodore, médecin, le plus célèbre de tous; 
— Tronchin, François, conseiller d’État de Genève,— et 
Tronchin, X., banquier à Lyon, chargé des affaires d’argent 
de Voltaire, et son intermédiaire avec le cardinal de Tencin. 
Ce fut François qui vendit à Voltaire, en 1755, le château de 
St-Jean, que l’acquéreur appela les Délices, et qu’il lui racheta 
quelques années plus tard. 


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ET LE P. P. FYOT DE LA MARCHE. 


199 


qui avaient quelque peu séduit peut-être le sei¬ 
gneur de Ferney. Toujours est-il qu’il écrivit au 
propriétaire : « Voulez-vous me vendre votre terre 
à vie ? » et sur la réponse affirmative du prési¬ 
dent, intervint entre les deux parties, le 11 dé¬ 
cembre 1758, un acte de cession, contrat mixte 
tenant tout à la fois du bail et de la rente viagère. 

IV. Ce fut un motif des plus futiles qui donna 
naissance à une querelle entre l’acheteur et le 
vendeur. Il s’agissait de quatorze moules de bois, 
valant bien 250 à 300 livres, que Voltaire préten¬ 
dait obtenir gratuitement du président, pour se 
chauffer, et que le président refusait de lui aban¬ 
donner, les ayant vendus antérieurement à un 
autre. 

Y avait-il là de quoi se fâcher et menacer d’un 
procès? Voltaire n’était pas accoutumé à rencon¬ 
trer des résistances ; il eut le tort de s’emporter, 
de crier, de faire beaucoup trop de bruit pour pa¬ 
reille misère. « Qu’il tremble, écrivait-il à M. le 
« président de Ruffey, en parlant de son adver- 
« saire, il ne s’agit pas de le rendre ridicule, il 
« s’agit de le déshonorer ! » Et M. de Ruffey, qui 
connaissait son collègue, se contentait de répon¬ 
dre : « L’enchanteur qui écrira votre vie apprendra- 
« t-il à la postérité que vous avez plaidé pour des 
« moules de bois ? Vous êtes mécontent du pré- 
« sident ; vous savez de quel bois il se chauffe ; 
« payez-le et ne vous chauffez plus à son feu. ». 

Le président de Brosses, justement considéré 


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VOLTAIRE 


dans sa Compagnie, littérateur et jurisconsulte (1), 
n’était pas homme à trembler, et il ne trembla pas. 
11 garda son calme et son sang-froid, eut les avan¬ 
tages et les honneurs de la lutte, le beau rôle et 
le dernier mot (2). 

On ne plaida point, et l’affaire se termina pro¬ 
bablement par une transaction amiable et quel¬ 
ques concessions mutuelles. Mais Voltaire, irascible 
et rancunier, ne lui pardonna point sa résistance ; 
il ne lui ménagea ni les railleries ni même les 
injures, l’appela le Roi de la Bourgogne cis-jurane, 
— le Fétiche, par allusion à son ouvrage sur les 
Dieux fétiches, homme au visage de singe et au 
cœur de boue, etc., etc. » et il l’empêcha d’arriver 
à l’Académie, où son rang, son caractère, son ta¬ 
lent, ses ouvrages lui méritaient une place (3). Il 


(l) Charles de Brosses, né à Dijon, en 1709, mort à Paris en 
1777, fut d’abord pendant près de vingt ans président à mor¬ 
tier, puis, après la chute du chancelier Maupeou, premier 
président du parlement de Bourgogne. 

On lui doit: Lettres sur Vltalie, — Histoire des navigations 
aux terres australes. — Bu culte des Dieux-fétiches. — Traité 
de la formation mécanique des langues. — Histoire du VII e 
siècle de la République romaine , — beaucoup d’articles pour 
l’ Encyclopédie, et de Mémoires pour le Recueil de l’Académie 
des Inscriptions. 

(2> Th. Foisset, Voltaire et le président de Brosses. 

(3) Quand Voltaire crut que le président de Brosses, déjà 
membre correspondant de l’Académie des Inscriptions, avait 
des chances d’arriver à l’Académie française, il s’empressa 
d’écrire au doyen, le maréchal de Richelieu, dont il connais¬ 
sait l’influence sur les élections : « J’ai à peine le temps de 


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ET LE P. P. FYOT DE LÀ MARCHE. 


201 


ne put toutefois empêcher l’auteur du Traité de la 
formation des Langues et des Lettres sur T Italie, 
d’arriver à l’estime du monde lettré, ni le savant 
magistrat, à la première présidence du parlement 
de sa province. 

Y. N’est-ce pas cette misérable querelle qui re¬ 
noua, grâce à M. de Ruffey, entre le P. P. Fyot de La 
Marche et Voltaire, une correspondance interrom¬ 
pue depuis cinquante ans ? 

« M. de Ruffey, Monsieur, écrivait Voltaire à son 
ancien camarade de collège, m’a fait verser des larmes 
de joie en m’apprenant que vous vouliez bien vous 
ressouvenir de moi, et que vous vous rendiez à la 
société, dont vous avez toujours fait le charme. Mon 
cœur est encore tout ému en vous écrivant. Songez- 
vous bien qu’il y a près de 60 ans que je vous suis 
attaché? Mes cheveux ont blanchi, mes dents sont 
tombées, mais mon cœur est jeune; je suis tenté de 
franchir les monts et les neiges qui nous Séparent, et 
de venir vous embrasser. » 

Voltaire l’entretient ensuite beaucoup de sa per¬ 
sonne, au physique et au moral, de sa situation de 
fortune, de sa célébrité littéraire, et termine par : 

* vous dire, Monseigneur, que la plus grande grâce que vous 
« me puissiez faire est de ne point me donner pour confrère 
« un homme dont j’ai à me plaindre si cruellement.... 

« Jugez quelle douleur ce serait pour moi de me voir à 
« son côté, et s’il est digne d’être au vôtre ! » Lettre au ma - 
rèchal de Richelieu , du Î4 janvier ill i. 


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202 


VOLTAIRE. 


« Agréez le tendre respect et rattachement jusqu’à 
« la mort de votre vieux camarade. Voltaire. » 

A cette|lettre du 18 janvier 1761, M. de La Mar¬ 
che répondit presqu’immédiatement. Malheureu¬ 
sement, ni cette réponse, ni les lettres qui l’ont 
suivie n’ont été conservées, et il faut le regretter, 
car, au témoignage de Voltaire lui-même, le pré¬ 
sident était un aimable et spirituel correspon¬ 
dant (1). 

« Souffrez, lui écrit-il le 6 février, que je vous re¬ 
mercie de votre lettre; je la regarde comme un bienfait. 
Vous y peignez la plus belle âme du monde, elle mérite 
bien d’être la plus heureuse. 

« Nous sommes sur le soir d’une bien courte journée ; 
j’espère que cette soirée vous sera très-agréable. Si 
vous ne daignez pas franchir nos montagnes pour 
venir voir notre délicieux vallon entouré d’horreurs, je 
descendrai sûrement chez vous du haut du Mont-Jura, 
pourvu que je puisse jouir de vos bontés et de votre 
charmant commerce dans une de vos campagnes; car, 
sans haïr les hommes, je hais les villes. On n’y est 
point libre, on n’y jouit point de ses amis, ni de soi- 
même. C’est vous et non Dijon que je veux voir. Je 
suis à la porte de Genève, et je n’y entre jamais. 

« Mille tendres respects. 

« Votre contemporain, 

« Voltaire (2). » 

(1) « Mon contemporain, le président de La Marche, m’a 
oc écrit une lettre pleine d’esprit. » Lettre de Voltaire au 
comte d'Argentai, du 2 février HOi. 

(2) De ces deux lettres, la première a été publiée par 
MM. Beuchot et Moland, la seconde par M. Th. Foisset et par 


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ET LE P. P. FYOT DE LA MARCHE. 


203 


Voilà les relations rétablies et la correspondance 
reprise entre les deux anciens condisciples de 
Louis-le-Grand, devenus deux vieillards. 

Ils s’écriront désormais assez régulièrement, 
feront des vers l’un pour l’autre, se raconteront 
leurs affaires de famille, et iront se visiter dans 
leurs châteaux. Voltaire recevra à Ferney en sep¬ 
tembre 1761 son cher président, et écrira à d’Ar¬ 
gentai : 

« M. de La Marche, qui arrive, m’empêchera de tra¬ 
ct vailler. Je l’ai trouvé en très-bonne santé. Il est gai, 
« et il ne paraît pas qu’il ait jamais souffert. Nous 
« avons commencé par parler de vous, et j’interromps 
« le torrent de nos paroles pour vous le mander. » 

Et à quelques jours de là, probablement au 
moment du départ du visiteur : 

« M. de La Marche a été d’une humeur charmante. 
« C’est de plus une belle âme : c’est dommage qu’il 
« ait certains préjugés de bonne femme. » 

Rentré dans son domaine, le président, à son 
tour, presse Voltaire de venir l’y trouver. « Oui, 
o sans doute, lui répond celui-ci, j’irai à La Mar- 
« che, je verrai votre labyrinthe et je voudrais ne 
« point trouver de fil pour en sortir (1). 

M. Moland, qui, dernier éditeur de Voltaire, profite naturel¬ 
lement de toutes les éditions antérieures, et donne notam¬ 
ment un assez grand nombre de lettres jusqu’ici inédites. 

(1) Le château de La Marche était dans le village de ce 
nom, près de Chàlon-sur-Saône, où était né, en 1422, le 
poëte chroniqueur Olivier de La Marche. 


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204 


VOLTAIRE 


Et il y vint, en effet, et à plusieurs reprises. 

VI. Il n'était pas possible qu'il n’entretînt pas 
son ami, ancien premier président, auprès duquel 
avait siégé pendant de longues années le président 
de Brosses, de sa querelle avec Le Fétiche. Il lui 
en parla souvent et lui en écrivit plusieurs fois. 

Ainsi, dans une lettre du 20 octobre 1761, nous 
lisons : 

« Je vous rends grâce de l’arbitrage de M. votre 
frère que vous daignez me proposer. Il eût été bien 
doux et bien honorable pour moy d’avoir toutte votre 
famille pour arbitre, mais M. de Brosses n’en veut 
point. Il veut plaider parce qu’il croit que ce qu’on 
appelle la justice de Gex n’osera le condamner, et 
que je n’oseray en appeler au Parlement. C’est en 
quoy il se trompe, je respecte trop votre auguste com¬ 
pagnie pour la craindre. 

« Je lui ay écrit à luy-même une lettre très-ample 
dans laquelle je luy mets devant les yeux tous ses 
procédez et je finis par luy dire que s’il y a un seul 
homme dans Dijon qui l’approuve, je me condamne. 

« Ah ! Monsieur, vous riez de ce petit Fétiche ! Je ne 
ris pas. S’il a un visage de singe, il a un cœur de 
boue. 

« J’aurai l’honneur de vous envoyer copie de ma 
lettre. Elle répond à tout ce que vous me faittes 
l’honneur de me dire. Tout y est expliqué. C’est un 
factum adressé à luy-même. Vous me jugerez. 

« J’aimerais mieux vous envoyer ma tragédie 
(Olympie ), mais venez la voir sur mon teatre. Il est 
joly, nous y avons représenté Merope, nous avons fait 


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ET LE P. P. FYOT DE LA MARCHE. 205 

pleurer jusqu’à des Anglais. Oh que le cher Ruffey 
aurait dormi (1) ! 

Vous ne pouvez savoir à quel point je vous respecte 
et je vous aime. — Y. 

Dans une autre lettre de Ferney du 4 novembre 
1761 : 

Inédite . — « Je sors de la fièvre, mon respectable 
et digne appuy, mon maître dans le chemin de la 
vertu et des arts, mais mon sang n’est allumé que 
par le plaisir que me fait votre lettre du 30 octobre, 
je voudrais vous entendre dans ce beau jour où vous 
prononcerez, sans le savoir, votre éloge, en faisant 
celuy de votre prédécesseur. 

« Je vous remercie tendrement de la bonté que vous 
avez de permettre que vos graveurs travaillent pour 
Corneille. Quoy votre amitié va même jusqu’à souffrir 
que jaye l’honneur de vous envoier le portrait d’un 

(1) M. de Ruffey, premier président de la Cour des Mon¬ 
naies, assistant à Ferney, avec quelques invités, à une lecture 
de Zulime, eut le malheur de s’endormir, a comme s’il avait 
été au sermon ou à l’audience », disait Voltaire, en signalant 
à M. d’Argental ce sommeil intempestif. Lettre du i4 sep¬ 
tembre ilôi. 

Le même accident était arrivé au président de Montes¬ 
quieu à une représentation de Y Orphelin de la Chine , et 
comme un ronflement avait trahi le sommeil du président, 
Voltaire, moins tolérant pour lui que pour M. de Ruffey, lui 
avait jeté son bonnet à la tête, avec ces mots irrités : « Se 
croit-il donc à Vaudience? » 

Entre le cas des deux magistrats, il y avait la différence 
d’une simple lecture à une représentation. 


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206 


VOLTAIRE 


homme aussi médiocre que maigre ! Je l’enverrai par 
pure obéissance. J’y ferai travailler dès que je serai 
aux Délices. 

« C’est donc cette mauditte guerre qui empêche 
M me la marquise 'de Paulmi de venir vous voir (1) î 
Car son droit chemin serait par Berlin et non par le 
Mont-Crapac. Que cette guerre est triste, et que de 
maux de toutte espèce elle cause. 

« Pour ma guerre avec le Fétiche, elle n’est que ri¬ 
dicule. Si je veux de M. votre frère pour arbitre 1 oui, 
sans doute; en pouvez-vous douter? Et s’il avait voulu 
de vous, quel autre arbitre eussai-je pu prendre ! Mais 
il a refusé le père et le fils; acceptera-t-il le frère? Il a 
osé dire à M. votre fils, qui me l’a mandé, qu*il avait 
fait une vente réelle ; et moy je luy abandonne tout 
mon bien, si sa vente n’est pas simulée. L’objet est 
ridicule, j’en conviens, mais le procédé est infâme ; et 
si cette lâchèté est prouvée en justice, comme elle 
le sera, quelque crédit qu’il ait dans l’antre de Gex, 
comment peut-il rester dans le Parlement ? 

« Mon affaire ne doit pas contenir deux lignes. Si 
vous avez fait une vente réelle, je paye. Si vous m’avez 
trompé, faites vite une vraye vente, vendez votre 
charge. Voilà un plaisant premier président de Besançon! 


(1) M. le président de La Marche était le beau-frère de 
M. de CourteiUes, ambassadeur en Suisse, et le père : 1° de 
Jean-Philippe Fyot, marquis de La Marche , qui lui succéda 
dans sa charge de premier président (1757-1775; ; 2° de 
M mo MadeleineBarberie de CourteiUes; 3°de M m ® la marquise 
Suzanne de Paulmy, dont le mari, Antoine-René de Voyer- 
d’Argenson-de-Paulmy (1722-1787), était ambassadeur à Ve¬ 
nise, membre de trois académies, et créateur de la Biblio¬ 
thèque de l’Arsenal. 


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ET LE P. P. FÏOT DE LA MARCHE. 


207 


* Oui, Monsieur, je m’en rapporte à M. votre frère, 
et je suis très sûr qu’il sera indigné comme l’est toute 
la province et tout Genève. Pour moy, je ne sens 
que vos bontez, et c’est avec le plus tendre res¬ 
pect. — Y. (1). 

Probablement le président, qui dans l’intervalle 
avait visité les hôtes de Ferney, était revenu à 
Dijon, et avait, en novembre, à la rentrée du Par¬ 
lement, prononcé l’éloge de Jean de Berbisey, 
baron de Vantoux, son prédécesseur, car le 21 no¬ 
vembre suivant Yoltaire lui écrivait encore (2) : 

(1) J’ai dans ma collection d’autographes les originaux de 
la main de Voltaire de ces deux lettres, et la copie aussi de 
sa main, de celle, fort longue, qu’il adressa au président de 
Brosses. 

De ces deux lettres, celle du 4 novembre 1761 est com¬ 
plètement inédite; quant à celle du 20 octobre, M. Moland, 
qui en a eu communication, m’a devancé de vitesse et vient 
de la publier dans l’édition du Voltaire-Garnier, mais je la 
publie plus exactement que lui, en lui restituant l’orthographe, 
la ponctuation et jusqu’aux fautes du maître. 

Il prenait assez peu de souci de l’accentuation, de la ponc¬ 
tuation et même de l’orthographe. Ses fautes étaient assez 
nombreuses, fautes d’inattention, pour la plupart, mais cer¬ 
taines aussi d’habitude. Ainsi, il écrivait : teâtrc , terne , anti- 
crese , toutte, mauditte , failles , suitte , retraitiez etc., etc. 
C'était le tribut payé à la faillibilité humaine, mais quand 
Voltaire fait des fautes d’orthographe, ne sommes-nous pas 
bien excusables, nous, vulgum pecus, d’en commettre après lui? 

Je n’ai, du reste, reproduit ces deux lettres, telles que Vol¬ 
taire les a écrites, que comme spécimen de sa manière ordi¬ 
naire,conformant toutes les autres à l’orthographe de nosjours. 

(2) M. Th. Foisset, et M. Moland qui la lui a empruntée, 
n’ont donné de cette lettre que douze ou quinze lignes, et 


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208 


VOLTAIRE 


Inédite pour les 2j3 . — « Depuis l’apparition que 
vous avez daigné faire dans nos déserts, nous avons 
eu beaucoup de conseillers de Paris, et quelques 
membres du conseil, mais rien qui approche de vous. 

« Où trouve-t-on des âmes sensibles, justes et éclai¬ 
rées comme la vôtre? Il semble que vous m’ayez 
animé pour faire mon œuvre des six jours. Je tâchais 
d’exprimer tous vos sentiments (1). 

« Vous faites aussi des vers. 

« Pollio et ipse facit nova carmina , pascile taurum. 


ont passé sous silence la seule partie intéressante qui en 
forme environ les deux tiers, et que je suis heureux de 
pouvoir rétablir d’après l’original. 

(1) Quelle était cette œuvre des six jours? 

Voltaire nous l’apprend lui-même dans sa lettre àd’Argental 
du 20 octobre i761. Le diable, lui écrit-il, est entré dans 
« mon corps. Le diable? non pas ; c’était un ange de lumière, 
c’était vous. L’enthousiasme me saisit. Esdras n’a jamais 
dicté si vite.;Enfin, en six jours de temps j’ai fait ce que je 
vous envoie. Lisez, jugez, mais pleurez... 

« J’ai imaginé comme un éclair et j’ai écrit avec la rapidité 
de la foudre. Je tomberai peut-être comme la grêle. Lisez, 
vous dis-je, divins anges, et décidez... 

« Donnez la veuve d’Alexandre à Dumesnil, la fille 
d’Alexandre à Clairon, et allez. » 

L’œuvre des six jours était donc bien la tragédie d'Olympie. 

Elle fut jouée d’abord sur le petit théâtre de Ferney, le 
24 mars 1762; à la cour de l’Electeur-Palatin, les 30 septembre 
et 7 octobre suivants; à la Comédie-Française, le 30 sep¬ 
tembre 1764. 

Les deux actrices désignées par Voltaire y représentèrent : 
M lle Clairon, Olympie; M lle Dumesnil, Statira. 

La pièce fut imprimée d’abord à Francfort et à Leipsick, en 
1763, et à Paris, en 1764. 


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£î LE P. P. FYOT DE LA MARCHE. 209 

« Allez-vous à Paris ? Restez-vous à La Marche, 
séjournez-vous à Dijon? Aurez-vous la bonté de me 
faire part du discours que vous devez avoir prononcé? 
Vous vous immortalisez, en immortalisant votre pré¬ 
décesseur. Je ne sais si ma tendre amitié, jointe à 
Thonneur d’avoir été élevé avec vous, me fascine les 
yeux, mais je vous mets fort au-dessus de ce chance¬ 
lier Daguesseau que les Jansénistes nous prônent 
tant! Que votre cœur est au-dessus du sien! Il me 
semble que vous êtes éloquent par le cœur, et lui par 
des phrases. Il était jurisconsulte et rhéteur; vous êtes 
magistrat et philosophe. Il était homme de parti, avec 
de la faiblesse ; et vous , avec de la sensibilité, vous 
n’êtes d’aucun parti. Vous conserverez toujours la pre¬ 
mière place, quoique vous ayez résigné la première 
présidence. 

« J’ai chez moi un parent du Fétiche, encore plus 
petit que lui. C’est M. Fargès, maître des requêtes. Je 
crois qu’il n’approuve pas son Fétiche plus que vous, 
et qu’à la fin cette ridicule affaire sera abandonnée. 

« Adieu, Monsieur; M me Denis et M Ue Corneille sont 
remplies de sensibilité pour vous. M Ue Corneille vous 
regarde comme un de ses plus grands bienfaiteurs, 
et moi je suis pénétré pour vous du plus tendre res¬ 
pect. —* Y. 

L’affaire des quatorze moules de bois, « si elle 
ne fut pas abandonnée, » ne fut pas non plus 
poursuivie en justice, et Charles Baudy, auquel le 
président de Brosses les avait vendus, en prit li¬ 
vraison ou en reçut le prix. Quant à la réclama¬ 
tion principale, après la mort du Président et celle 
de Voltaire, qui arrivèrent à un an de distance 

14 


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210 


VOLTAIRE 


l’une de l'autre, les héritiers de celui-ci; pour 
éviter urte action jüdicîàiVe eh dommages-intérêts, 
qui ne semblait que trop fondée’, versèrent à là 
sùccessîoh de celüi-là une somme de 40,000 livres. 
Voltaire, possesseur viager du domaine de Vournay, 
en avait Joui, paraît-il, moins en usufruitier qu'en 
propriétaire absolu. 

VOLTAIRE ET LA FAMILLE CALAS. 

Vil. La querelle entre. Voltaire et le.président 
de Brosses n’était après tout qu’une affaire d’in¬ 
térêt privé, plus même d’amour-propre que d’ar¬ 
gent, en voici une plus grave, plus sérieuse, d’un 
intérêt plus élevé et plus général : c’est la cause 
de l’humanité, c’est celle des Calas qui và l’oc- 
cupéT, lüï, « ïè redresseur des torts*, le Don Qui¬ 
chotte des malheureux; » 'pehdànt plusieurs ‘in¬ 
nées de sà vie. , 

Qui ne connaît le nom, les malheurs et le procès 
dq la famille Calas ?... . , , 

Les gommes de palais les ont. appris dans les 
recueils de causes célèbres, dans les Mémoires de 
P. Mariette, d’Élie de Beaumont et de Loiseau de 
Mauléon ; les hommes du.monde, dans fa corres¬ 
pondance de Voltaire et dans les nombreux ré¬ 
cits qui, en,opt été faits. J’en ai moi-même autre¬ 
fois écrit l’histoire, et je neveux pas la recom¬ 
mencer (1). Qu’il me suffise de rappeler qu’en 1761 

’(!> 'E!lie de 'Beaumont, Loiseau de Mauléon et Pierre 
Mariette, défenseurs des Calas. 1888, in-8». Cette brochure, 


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ET LE P. P. FYOT DE LA MARCHE. 


211 


vivait à Toulouse, depuis longues années déjà*, 
une famille protestante de commerçants, entourée 
d’estime et de considération ; qu’elle se composait 
de six membres, le père et la mère, avancés en 
âge, deux fils et deux filles, et que cette famille 
était la famille Calas. 

Le fils aîné, Marc-Antoine, auquel sa religion 
avait fermé la carrière du barreau à laquelle il 
aspirait, et qui avait fait des pertes au jeu qu’il ne 
pouvait payer, s’était pendu. 

Au lieu d’admettre le suicide, si naturel dans 
de telles circonstances, le fanatisme religieux cria 
à l'assassinat. Le père fut accusé, de complicité 
avec sa‘femme, ses enfants, même une vieille ser¬ 
vante catholique à son service, et un ami que lè 
Ïiâsarà avait amené chez lui, de l’avoir étranglé, 
pour l'empêcher d’abjurer le protestantisme au 
profit du catholicisme. 

Le père condamné expira sur la roue, en appe¬ 
lant lè ciel à témoin dè sôn innocence ; le fils fut 
banni à perpétuité, et les deux filles renfermées 
dans un couvent. 

Après quelques mois de silence et de stupeur, la 
mère et le fils vinrent frapper à la porte dû châ- 

tirée à 100 exemplaires, n’a point été mise dans le commerce 
et à‘été réserVée ‘aux amis de l’auteur. 

Voir encore sur le procès des Calas Ath»« Coquerel, Jeân 
Calas et sa famille , 1869. — l’àbbé Salvan, Histoire du procès 
de Jêan Calas à Toulouse , 1863. — d’AIdéguier, Histoire de 
Toulouse. — de Bastard-d’Estang, Les Parlements de France, 
1857. 


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212 


voltaire 


teau de Femey, qui s’ouvrit toute grande devant 
leur infortune. Voltaire les accueillit, les écouta, 
et, quand leur innocence lui eut été démontrée, il 
se fit leur protecteur infatigable, mit à leur service 
sa plume, sa bourse et son crédit, fit appel à ses 
amis puissants, dénonça à l’opinion l’odieux arrêt 
des juges de Toulouse, et ne se donna de cesse 
et de repos qu’il ne l’eût fait casser, et n’eût 
obtenu la réhabilitation de la mémoire de Galas 
père. 

VIII. Le premier nom qui se présenta à sa pen¬ 
sée pour venir en aide à l’innocence, au milieu de 
ceux de d’Argenson, de Richelieu, de d’Argentai, 
de Damilaville, de d’Alembert et du cardinal de 
Bernis, fut celui de l’ancien P r P 1 de La Marche, 
et le 25 mars 1762 il lui écrit de Ferney : 

« Il y a longtemps que je n’ai eu l’honneur d’écrire 
à celui qui sera toujours mon premier président. J’ai 
bien des choses à lui dire. 

t Premièrement : Son Parlement m’afflige. Le roi se 
soucie fort peu qu’on juge ou non les procès auxquels 
je m’intéresse ; mais moi je m’en soucie. Voilà une 
plaisante vengeance d’écolier de dire, je ne ferai pas 
mon thème, parce que je suis mécontent de mon régent. 
C’est pour cela même, au contraire, qu’il faut bien faire 
son thème. J’apprends que vous faites tous vos efforts 
pour parvenir à une conciliation. Qui peut y réussir 
mieux que vous? Vous serez le bienfaiteur de votre Com¬ 
pagnie, c’est un rôle que vous êtes accoutumé à jouer. 

« Je vous demande pardon de donner des fêtes 


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ET LE P. P. PYOT DE LA MARCHE. 


213 


quand la province souffre; mais il est bon d’égayer 
les affligés. Il y en a de plus d’une sorte. 

« Il vient de se passer au Parlement de Toulouse 
une scène qui fait dresser les cheveux à la tête. On 
l’ignore peut-être à Paris; mais si on en est informé, 
je défie Paris, tout frivole, tout opéra-comique qu’il 
est, de n’être pas pénétré d’horreur. Il n’est pas vrai¬ 
semblable que vous n’ayez appris qu’un vieux hu¬ 
guenot de Toulouse nommé Calas , père de cinq enfants, 
ayant averti la justice que son fils aîné, garçon très- 
mélancolique , s’était pendu, a été accusé de l’avoir 
pendu lui-même, en haîne du papisme, pour lequel ce 
malheureux avait, dit-on, quelque penchant secret. 
Enfin le père a été roué, et le pendu, tout huguenot 
qu’il était, a été regardé comme un martyr, et le 
Parlement a assisté pieds nuds à des processions en 
l’honneur du nouveau saint. Trois juges ont protesté 
contre l’arrêt; le père a pris Dieu à témoin de son 
innocence en expirant, a cité ses juges au jugement 
de Dieu, et a pleuré son fils, sur la roue. 

« Il y a deux de ses enfants dans mon voisinage qui 
remplissent le pays de leurs cris. J’en suis hors de 
moi. Je m’y intéresse comme homme, un peu même 
comme philosophe. Je veux savoir de quel côté est 
l’horreur du fanatisme. 

« L’Intendant de Languedoc est à Paris. Je vous 
conjure de lui parler ou de lui faire parler. Il est au 
fait de cette aventure épouvantable. Ayez la bonté, je 
vous en supplie, de me faire savoir ce que j’en dois 
penser. Voilà un abominable siècle. Des Galas, de§ 
Malagrida, des Damien, la perte de toutes nos colo • 
nies, des billets de confession et l’opéra-comique. 

c Mon cher et respectable ami, ayez pitié de ma 
juste curiosité. Je soupçonne que c'est vous qui m’avez 


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214 


YQLTAütfS. 


écrit y y a environ deux mois, mais les écritures quel 
quefois ressemblent à d’auljrea. Quand vous auçe? la 
bonté de m’écrire., mettez un M au, bas, de la lettre, 
cela avertit Je devrais vous, reconnaître à votre style 
et à vos bontés. Mais mettez un M, car, quand je vous 
renouvelle mon tendre et respectueux attachement, 
je mets unV. » 

Dans le même temps, Voltaire écrit au comte 
d’Argental et à son ami Damilaville. 

Au comte d’Argental : 

« Je me suis trompé sur le nombre des juges, dans 
ma lettre à M. de La Marche. Il étaient treize : cinq 
ont constamment déclaré Galas innocent. S’il avait eu 
une voix de plus en sa faveur, il était absous. A quoi 
tient donc la vie des hommes ! A quoi tiennent les 
plus horribles supplices ? 9 

A Damilaville : 

« Il est avéré que les juges toulousains ont roué le 
plus innocent des hommes. Presque tout le Languedoc 
en gémit avec horreur. Les nations étrangères, qui 
nous haïssent et qui nous battent, sont saisies d’indi¬ 
gnation. Jamais, depuis le jour de la St-Barthélemy, 
rien n’a tant déshonoré la nature humaine. 

« Criez et qu’on crie. » 

• Pour Voltaire, le jugement qui avait condamné 
Galas était « un assassinat fait en robe et eu bonnet 
parré » ; aussi s'efforça-t-il d’ameuter la foule con tre 
les Capitouls toulqus^ns. 


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ET LE P. P. FYOT DÇ LA MARCHE. 215 

J1 pe se lassa p$s d’en écrire à iffçis §es aipis, et 
deu* fois, epçor# au P, Président de ta Marche. 

Inédite . — « Je vois bien, mon respectable et ver¬ 
tueux magistrat, lui disait-il le 30 juillet 176$, que la 
Bourgogne n’est pas une province de la Ç^iine. Çü 
Confucius et Mencius avaient fait vos lois, les pis 
liraient au moins les mémoires de leur père. Je veux 
croire que s’il n’a pas voulu voir vos raisons, c’est 
qu’il s’én rapporte à vous et aûx arbitres que' vous 
avez choisis l’un et l’autre. Autrement, il faudrait gémir 
sur la nature humaine (1). 

c Je pleure quelquefois sur elle, et vous verrez bien, 
par les nouveaux mémoires sur l’horrible aventure 
des Calas, qu’il y a de quoi pleurer. Il est malheureu¬ 
sement plus aisé d’être roué que d’obtenir une révision 
du Conseil. Mais que dites-vous des pénitents blancs 
et des deux trous de leur masque ? C’est pourtant cette 
mascarade qui a mis sur la roue un père de famille 
vertueux. J[’ai vu son pis qui a partagé ses fers, et 
je l’ai vu fondre en larmes. Les fanatiques et les parri¬ 
cides ne pfourent point. Si j.e voulais peindre finno- 
cence, je peindrais ce jeune homme. 

« Les tragédies de Corneille me consolent un peu de 
celle de Calas.... » 

Et le 25 auguste : 

« J’ai l’honneur de vous envoyer encore par M. de 
Villeneuve un mémoire sur les Calas. Cette affaire va 

(1) Cette première partie de la lettre est relative à des 
discussions d’intérêt entre le père et le fils, sur lesquelles il 
nous faudra revenir plus tard. 


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216 


VOLTAIRE 


être portée au conseil. C’est un grand préjugé en fa¬ 
veur de cette malheureuse famille, que vous ayez de 
la compassion pour elle (1). » 

Il serait difficile d’énumérer le nombre de let¬ 
tres écrites par Voltaire dans l’intérêt de la famille 
Calas, et les noms des personnages, depuis le 
financier La Popelinière jusqu’au duc de Richelieu, 
auxquels elles furent adressées ; mais le succès, 
après plusieurs années de luttes, couronna ses 
efforts; il put se rendre cette justice d’avoir bien 
servi la cause de l’humanité et de la tolérance, et 
écrire ce vers trop modeste : 

« J’ai fait un peu de bien, c’est mon meilleur ouvrage. » 


VOLTAIRE, PIERRE CORNEILLE ET SA PETITE NIÈCE. 

IX. Défenseur de la famille Calas, Voltaire va 
devenir le protecteur de la famille Corneille, et le 
commentateur, dans l’intérêt de la petite nièce, du 
théâtre du grand oncle. Défenseur des Calas par 
amour de l’humanité et par haine du fanatisme, il 
sera protecteur des Corneille par respect pour le 

(1) Cette lettre, dont je ne donne que les cinq ou six lignes 
qui ont trait au procès de Calas, est du 25 auguste 1762. J’en 
ai l’original entre les mains, mais il m’est arrivé pour elle, 
comme pour celles du 20 octobre 1761, du 25 mars 1^62, et 
pour dix autres, que le scrupuleux et savant éditeur M.Moland, 
auquel, d’ailleurs, je n’en fais pas un reproche, m’a devancé. 
Nous les retrouvons dans son excellente édition, non encore 
terminée. 


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ET LE P. P. FYOT DE LA MARCHE. 217 

nom, par reconnaissance pour le premier qui l’a 
illustré, par un sentiment de noble générosité. 

Dans un coin de Paris vivait, dans l’oubli et la 
misère, une petite nièce de Corneille. 

Titon-du-Tillet, riche alors, lui avait ouvert sa 
maison, et l’avait prise chez lui. Mais des revers 
de fortune l’ayant forcé de renoncer à ce paternel 
patronage, il sollicita pour elle celui de Voltaire, 
qui s'empressa de l’accepter. « C’est à un vieux 
soldat, lui répondit-il, à nourrir la fille de son 
général », et Marie Corneille fut reçue à Ferney (1). 

Elle y trouva, avec les soins et les tendresses de 
la famille, le maître de la maison et sa nièce, 
M®* Denis, pour diriger son éducation (2). « Nous 
« avons avec nous, écrivait Voltaire à M. Bagieux, 
« un cœur de dix-sept ans qui se forme : c’est l’hé- 
« ritière du nom du grand Corneille. » 

A M. d’Argentai : « Nous lui apprenons à lire, à 
« écrire, à chiffrer, et dans un an. nous lui ferons 
« lire le Cid. » 

A M. Dumolard : 

» Nous ne montrons encore que le français à Cor- 
nélie; si vous étiez ici, vous lui montreriez le grec... 

(1) J’ai déjà raconté cette adoption dans Titon-du-Tillet 
et son Parnasse, 1883, broch. in-8°, tirée à 100 exempt et 
non mise dans le commerce. 

(2) Dans son épitre sur l'Agriculture, Voltaire, faisant al¬ 
lusion aux soins donnés par M“* Denis à l’éducation de 
M lle Corneille, lui dit : 

• Le sang da grand Corneille, élevé sous vos yeux, 

• Apprend par vol leçons à mériter d’en être. > 


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YQtT^IfT 


« Nous la faisons écrire; tous les jours eljle m’envoie 
un pe^it billet et je le corrige : elle me rend compte 
de ses lectures. Il n’est pas encore ternes de lui donner 
des maîtres; elle n’en a point d’autres que ma nièce 
et moi. 

« Nous ne lui laissons passer ni mauvais termes, ni 
prononciations vicieuses : l’usage amène tout. 

« Nous n’oublions pas les petits ouvrages à la main. 
Il y a des heures pour la lecture, des heures pour la 
tapisserie de petit point. Je ne dois pas omettre que 
je la conduis moi-même à ia messe de paroisse. Nous 
devons l'exemple e.t nous Je donnons (\). » 


Après deux ans de cette éducation, Cornélie- 
chiffon ou Chimène-Marmotte, avait lu le Cid ; 
« elle commençait à réciter les vers comme son 
oncle en faisait, quand il était inspiré ; » elle se 
montrait sur le petit théâtre de Ferney, et y jouait, 
au milieu des applaudissements, Isjnénip de 
Mérope, Colette du Droit du Seigneur , et Chimène 
du Cid . « N’était-il pas juste qu’il y eût une actrice 
dans la maison de Corneille ? » 

Cependant elle approchait de ses vingt ans, et 

(1) Les lettres auxquelles sont empruntés ces extraits 
portent les dates des 11-15 janvier et 1 er mai 1761 : 

« La nécessité de remplir tous les devoirs de ta religion 
« chez moi m’est d’autant plus sévèrement imposée, que je 
a suis comptable de l’éducation que je donne à l\t ll « Çpr- 
« neille. » Lett. à Thieriot , Sijanv. H62 . 

a L’article du culte et des devoirs de la religion est essen¬ 
ce tiel. Je dois parler de ces devoirs, parce que je les ai rem- 
« plis, et que surtout j'en dois l’exemple à M u « Corneille que 
« j’élève. » Lett. à Damilaville , 2 fév . ilôi. 


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ET LE P. P. IfYO,T DE, LA. MARCHE. giQi 

Voltaire « qui l’avait élevée comme sa ^e », çqn- 
geait pour elle à un mari et à une dot. Il en tira 
le premier fond? de sa fortune personnelle, auquel 
il voulut ajouter les produits de son travail ; ce fut 
pour l’augmenter, qu’il entreprît la belle édition, 
avec commentaires, des œuvres de Corneille. 


X. En 1761, l’Académie avait eu la pensée, qui 
nç deyait se réaliser que de nos jours, de publier 
lé recueil des auteurs, français classiques, avec des 
notes destinées à fixer la langue et le goût, « deux 
choses assez inconstantes dans notre voyage pa¬ 
trie (1). » 

A peine instruit de çe projet, Voiture s’em¬ 
pressa d’écrire ^ Duclos, alors secrétaire perpé¬ 
tuel, lui demandant de lui réserver ÇiorneUle ; 

« ^1 me semble, lui disait-il, que M lle Corneille aurait 
droit de me bouder, si je ne retenais pas le grand 
Corneille pour ma part. Je demande donc à l’Academie 
la permission de prendre cette tâche, en cas que per¬ 
sonne ne s’en soit emparé. » 

(1) Lettre de Voltaire à Puclos, du iO avril En avril 
4762, il écrivait à l’abbé d’Olivet : « Conseillez, pressez ces 
« éditions de nos auteurs classiques. » 

Malgré tout son désir, et le bon vouloir de Voltaire, de 
l’abbé d’Olivet, de Duclos et de quelques autres membres, 
l’Académie ne put exécuter le projet qu’elle avait formé. C’est 
à la maison Hachette, et à 425 ans de là, que la réalisation en 
était réservée. La publication des Grands écrivains de France , 
acclamée par tous les amis des lettres, réponç) au vœu de 
l’Académie de 4761. 


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220 


VOLTAIRE 


Et à l’abbé d’Olivet : 

« Quel grand homme prenez-vous pour votre part ? 
Pour moi, j’ai l’impudence de demander Pierre Cor¬ 
neille... 

« La tragédie est un art que j’ai peut-être mal cul¬ 
tivé ; mais je suis de ces barbouilleurs qu’on appelle 
curieux, et qui, étant à peine capables d’égaler Person, 
connaissent très-bien la touche des grands maîtres. En 
un mot, si personne n’a retenu le lot de Corneille, je 
le demande, et j’en écris à M. Duclos. » 

Voltaire ne pouvait pas ne pas informer de son 
entreprise M. de*La Marche ; il le pouvait d’autant 
moins, qu’il allait prochainement réclamer son 
concours et celui des artistes dont le Président 
s’était entouré à Dijon. C’était lui qui y avait ap¬ 
pelé le peintre De Vosge et le graveur Le Monnier, 
qui n’étaient pas alors sans réputation dans leur 
province (1). 

XL Les deux présidents de La Marche, le fils 
comme le père, « grands seigneurs plutôt que 
« magistrats. Mécènes bourguignons, aussi supé- 
« rieurs par leur esprit que généreux dans l’em- 
« ploi de leur grande fortune, critiques érudits, 


(1) MM. De Yosge et Le Monnier, qui ont travaillé pour le 
Corneille-Voltaire, étaient deux artistes de mérite. François 
de Vosge, né à Gray, en 1732, mourut à Dijon, en 1811, et 
L.-G. Le Monnier, ou Monnier, né à Besançon en 1733,mourut 
aussi à Dijon en l’an Xll/ 


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ET LE P. P. PYOT DE LA MARCHE. 


221 


« hommes de lettres, auteurs, artistes mêmes, et 
« liés, le père surtout, avec toutes les célébrités 
« contemporaines, tenaient à Dijon et à La Marche 
« une sorte de petite cour, ouverte au monde des 
« lettres, des sciences et des arts (1). » 

Dès le 20 mai 1761, Voltaire annonçait donc à 
son cher président son projet de l’édition des 
œuvres de Corneille, appuyé par l’Académie, 
« au profit de l’héritière de ce grand nom, qui est 
dans la misère. » 

Le 26 juin, il lui écrivait de nouveau sur le 
même sujet : 

« Il faut, Monsieur, que je vous serve suivant votre 
goût. Il faut que je prenne la liberté de vous mettre 
à la tête d’une bonne action qui se fera dans votre 
Bourgogne. 

« J’étais à Londres, quand on apprit qu’il y avait 
une fille de Milton qui était dans la dernière pauvreté, 
et incontinent elle fut riche. J’ai mis dans ma tête de 
faire voir aux Anglais que nous savons comme eux 
honorer les beaux-arts et le sang des grands hommes. 
J’ai imaginé de faire une magnifique édition des tra¬ 
gédies de Pierre Corneille, avec des notes qui seront 
peut-être utiles aux étrangers et même aux Français. 
Je finirai ma carrière en élevant un monument à mon 
maître, et en procurant un établissement à sa petite 
fille. Le profit de l’édition sera pour elle et pour son 
père. 

t Je n’ai pas beaucoup de bien libre; mon malheu- 

(1) Le président de la Cuisine. Le Parlement de Bour¬ 
gogne, 1864,3 vol. in-8°. 


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222 


VOLTAIRE 


fceux château et mon église me ruinent, et Dieu seul 
me saura gré de cette église, car l’évêque Allobroge ne 
m’en sait aucun (1). 

« J’espère que la nation sera un peu plus contente 
de l’édition de Corneille. C’est presque le seul moyen 
de laisser à sa descendance une fortune digne d’elle. 

t Toute l’Académie concourt à cette entreprise, et 
je me flatte que le Roÿ sera à là tête des souscripteurs. .'. 

« Nos ‘confrères, les académiciens de Paris, qui dût 
à expier leur asservissement àu cardinal de Richelieu 
et leur censure du Cid, doivent prendre plus d’exehi- 
plaires que les autres. Je ne demande pas qtie Mes¬ 
sieurs de Dijon, qui ne sont point coupables, retien¬ 
nent un aussi grand nombre d’exemplaires, il suffira 
d’un ou deux pour chacun. Je voudrais que l’évêque 
fût du nombre ; l’auteur de Polyeucte le mérite. 

« Je vous recommande Corneille et son sang. Je 
finis, car Cinna et Cornélie m’appellent ; il faut faire 
oublier toutes nos médiocrités de ce siècle, en rendant 
justice aux chefs-d’œuvre du siècle de Louis XIV. 

« Permettez-moi la liberté de Vous embrasser et de 
vous assurer de mon tendre respect.— Voltaire (2). » 

(1) Le prélàt Allobroge était Mgr Biort, évêqüe de Genève, 
dont le P. Bigex fit l’oraison funèbre, imprimée à Annecy en 
1785; in-4®. 

(2) J’ai l’original de cette lettre, écrite par un secrétaire, 
mais signée de Voltaire. 

Elle a été publiée en 1858, par Th. Foisset, Voltaire et le 
président de Brosses, et est reproduite par M. Moland, Vol¬ 
taire-Garnier. 

La veillé, le 25 juin, Voltaire en avait écrit une autre 
presque dans les mêmes termes au président Hénault : 

« Mon cher et respectable confrère, lui disait-il, je crois 
« qu’il s’agit de l’honneur de l’Académie et de la France. Il 


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ET LE P. P. ÏYOT I)E LA MARCHE. 12&3 

Voltaire se nàet à son œuvre et coiûïûencè son 
Commentaire âvec juillet 1761, et îl eril'retîeht fré¬ 
quemment ses correspondants de ses travaux, de 
leur avancement, des joies qu’il éprouVè, des en¬ 
nuis et des obstacles qu’il rencontre. 

« Je suis bien aise, .dit-il à de Cideville, que l’in¬ 
différent Fontenelle m’ait laissé le soin de Pierre et 
de sa nièce; l’un et l’autre amusent beaucoup ma 
vieillesse. 

« Mon commentaire pourra être à la fois un art 
poétique et une grammaire au bas des pages de 
Corneille. 

« Il ne s’agit pas seulement de louer Corneille, écrit- 
« il à d’Alembert, il faut dire la vérité. Je la dirai à 
« genoux et l’encensoir à la main. » 

A Saurin : 

« Je la dirai hardiment, mais modestement. 

<< ïe l’ai dite sur Louis XIV, je ne la tairai pas sur 
Corneille. 

t . . , • » ) * .... •. -v . 

« faut fixer la langue que vingt mille brochures corrompent; 
« il‘faut imprimer, avec des notes utiles, les grands auteurs 
« dû siècle de Louis XlV, et ^u’on sache à Wtersbourg et en 
« Ukraine, en quoi Corneille fut grand et en quoi il est dé- 
« fectueux. Vous encouragez cette entreprise, qui ne réussira 
« pas, si vous ne permettez pas que je vous consulte sou- 
« vent. Je pense qu’il sera honorable pour la France de 
« relever le nom de uorrieilie &ans ses descendants.... 

« Nous travaillons donc pour le nom de Corneille, pour 
« l’Académie, pbur la France. C’est par là que je Veux finir 
« ma carrière, etc., etc. » 


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224 


VOLTAIRE 


« La vérité triomphe de tout. J’admirerai le beau, 
je distinguerai le médiocre, je noterai le mauvais. » 

Au comte d’Argentai : 

« Je travaille sur Pierre, je commente, je suis lourd. 
C’est une terrible entreprise de commenter trente- 
deux pièces, dont vingt deux ne sont pas supportables 
et ne méritent pas d’être lues. » 

Et à M"” Du DeiTand : 

• J’espère, en consultant l’Académie, faire un ou¬ 
vrage utile. Je me sens déjà toute la pesanteur d’un 
commentateur. > 

Des critiques de l’Académie Voltaire ne tenait 
toutefois compte que sous réserves, témoins ces 
quelques lignes d’une lettre du 29 novembre 1761 
à M. d’Argentai : « Quelles pauvres observations que 
ses observations sur mes observations concernant 
Polyeucte (1) ! » 

Voltaire, sa tâche commencée, la poursuit avec 
opiniâtreté, s’entourant de conseils, les demandant 
à ses anges, M. et M”' d’Argentai, au duc de Villars, 
« qui connaît le théâtre mieux que personne », à 
l'abbé d’Olivet, à Duclos, au cardinal de Bernis, à 
l’Académie en corps, lui envoyant ses cahiers au 
fur et à mesure qu’il les écrivait, et les corrigeant 
le plus souvent sur ses observations. 

(1) Cette lettre faisait partie de la collection Dubrunfault, et 
a été vendue le 22 décembre 1884. 


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ET 1E P. P. FŸOT DE IA MARCHE. 225 

Il avait accepté sa chaîne pour deux ans au 
moins, mais la sympathie publique soutenait son 
courage. « L’empressement pour son commen¬ 
taire était sans exemple. » Louis XV et l’Impéra¬ 
trice de Russie se faisaient inscrire en tête de la 
liste des souscripteurs pour 200 exemplaires, cha¬ 
cun ; l’Empereur et l’Impératrice d’Autriche, pour 
100, chacun ; la marquise de Pompadour en pre¬ 
nait 50, le duc de Parme 30, M. de Choiseul, 20, 
les ducs de Nivernois, de Richelieu et le cardinal 
de Bemis, 12 chacun ; M m “ Geoffrin 6 ; puis ve¬ 
naient les noms de Watelet, de Duclos, de d’Oli- 
vet, du P. Hénault, des de La Marche, de Ruffey, 
etc., etc. 

XII. Voltaire ambitionnait pour la gloire de 
Corneille et pour la fortune de la petite nièce, pour 
le succès de la souscription et pour l’honneur de 
son nom un monument digne du père de la tra¬ 
gédie en France. Il voulait pour son commentaire 
le concours de l’art du typographe et du talent du 
dessinateur, et personne dans cette tâche ne pou¬ 
vait lui être plus utile que son vieil ami, le prési¬ 
dent de La Marche, le Mécène des artistes de Dijon. 
C’est, en effet, à son goût et à son expérience qu’il 
fait appel, et la correspondance qui s’établit entre 
eux à ce sujet va nous révéler des détails curieux 
et peu connus. 

Déjà, le 14 septembre 1761, Voltaire lui avait 
écrit : 

i Si vous êtes dans votre royaume à la réception 

15 


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226 


VOLTAIRE. 


« de ma lettre, voulez-vous employer votre graveur 
« pour Corneille? Les Cramer lui payeront quatre 
« louis pour chaque planche in-8°. » 

Le 8 octobre : 

« Comptez que c’est un bienfait essentiel de per- 
« mettre que votre graveur travaille pour notre Cor- 
« neille. 

« Ce n’est pas pour lui, mais pour les souscrip- 
« teurs... Je vous avoue que, dans ces ornements, je 
« demande célérité plutôt que perfection; je n’ai ja- 
« mais trop aimé les estampes dans les livres. Que 
« m’importe une taille douce, quand je lis le second 
« livre de Virgile, et quel burin ajoutera quelque chose 
« à la description de la ruine de Troie? Mais les sous- 
« cripteurs aiment ces pompons, et il faut les con- 
« tenter... 

« Qu’il serait agréable de relire Corneille dans votre 
« beau château, avec vous et quelques adeptes ! Le 
« commentaire serait le résultat de nos conférences. » 

Le 4 novembre, il lui écrit de nouveau : 

Inédite . — « Mon corps est malade, Monsieur; mon 
« âme se porte bien, car elle est pleine de vous. Je ne 
« sais où vous êtes, et j’ignore si M lle votre Fille est 
« auprès de vous. 

« Je suis en peine d’un gros paquet que je vous ai 
« adressé concernant les Fétiches. Mais comptez que 
« le grand Corneille m’est encore plus précieux que 
« le petit président de Brosses. 

« Je vous avais supplié de me faire savoir si votre gra- 
« veur pouvait entreprendre une douzaine d’estampes; 


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ET LE P. P. FYOT DE LA MARCHE. 


227 


« la moitié du monument serait érigée sous vos aus- 
* « pices. Je vous demande en grâce de me dire si vous 
« avez approuvé ma témérité. 

« Il ne faut pas que vous vous contentiez de m’être 
« apparu dans ma retraite; vous avez réveillé mon 
« ancienne passion pour vous, et vous ne me laisserez 
« pas là après m’avoir tourné la tête. Quelque part 
« que vous soyez, daignez me donner vos ordres, et 
« agréez le tendre respect du malade. 

« Voltaire. » 


Le 19 décembre : 

t Vous m’avez bien échauffé l’âme par votre appari- 
« tion à Ferney. Et puis vous voilà de moitié avec 
* moi dans le monument que j’élève à Corneille. Vous 
« ne sauriez croire à quel point je suis enchanté de 
« tant de bontés. 

« Je suis bien homme à vous rendre mes hommages 
« les étés, à La Marche. Mais je ne prévois pas que je 
« puisse jouir de ce bonheur longtemps. Je pourrai 
« tout au plus m’échapper quelques jours. Ce ne 
« seront pas mes travaux champêtres, mon église et 
« mon théâtre qui me retiendront, ce sera Corneille. 
« Nous allons commencer l’édition, et il n’y aura pas 
« moyen de quitter. Je vous remercie encore une fois 
« de la bonté que vous avez de permettre que vos pro- 
« tégés embellissent cette édition... — V. » 

Le 19 mai 1762 : 

Inédite. — « J’ai été sur le point, Monsieur, d’aller 
t voir le Pierre que je commente ; car pour le Pierre 
t aux filets et aux deux clefs, il n’y a pas d’apparence 


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228 


VOLTAIRE 


« que je lui fasse jamais ma cour. J’aime bien mieux 
« celui qui a si bien peint les Romains, que celui au » 
« nom duquel un prêtre est le maître de Rome. 

« Je suis encore très-faible; M. Tronchin prétend 
« qu’il me tirera d’affaire, je le veux croire, car je serais 
« très-embarrassé si je mourais avant d’avoir fini mon 
« ouvrage. 

« J’ai reçu vos nouvelles bontés ; je n’ai que des re- 
« merciements à vous faire, à vous, Monsieur, et à 
« vos artistes. Les Cramer ajoutent à mes remercie- 
« ments une petite prière : c’est que votre dessinateur 
« et votre graveur aient la bonté de se conformer aux 
« dimensions qu’on a dû leur faire parvenir par la 
« voie d’un libraire de Dijon. Je trouve les dessins 
« fort beaux, et surtout celui de Sophonisbe m’a beau- 
« coup plu. Mais encore une fois, ne vous privez pas 
« de vos plaisirs pour les miens. Je me contenterai 
« bien d’être honoré de six estampes, que je devrai à 
« votre complaisance et à votre bonté. 

« Je doute fort que Dieu se mêle des jésuites, attendu 
« qu’ils ne se sont jamais mêlés de lui, et que, s’il se 
« mêlait de pareilles affaires, il nous délivrerait de 
« tous les moines ; d’ailleurs, la Providence particu- 
« lière est, entre nous, une chimère absurde. La chaîne 
« des évènements est immense, éternelle ; les accep- 
« tions de personnes, les faveurs et les disgrâces par- 
« ticulières ne sont pas faites pour une cause infinie; 

« et dans la quantité prodigieuse de globes qui rou- 
« lent les uns autour des autres par des lois générales, 

« il serait trop ridicule que l’élernel architecte chan- 
« geât et rechangeât continuellement les petits évène- 
« nements de notre petit globule. Il ne s’occupe ni de 
« nos souris, ni de nos chats, ni de nos jésuites, ni 
« de nos flottes, ni même des tracasseries de votre 


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ET LE P. P. FYOT DE LA MARCHE. 


229 


« Parlement. Vous me feriez grand plaisir de me 
« mander si vous espérez qu’elles finiront. 

« Je me flatte que M. Tronchin aura fini de rape- 
« tasser ma détestable machine quand il faudra venir 
« vous faire ma cour au mois de juillet; mais si les 
« lois éternelles de ce monde dérangent toujours ma 
« poitrine et mes entrailles, si je ne peux me trans- 
« planter, vous ne feriez pas mal de passer par Ferney 
« en allant à Lyon. J’ai un des plus jolis théâtres, 
« d’assez bons acteurs, et une mauvaise pièce nou- 
« velle, qui forme, toute mauvaise qu’elle est, le spec- 
« tacle le plus pittoresque et le plus beau que vous 
« ayez jamais vu, Bouchez-vous les oreilles si vous 
« voulez, mais ouvrez les yeux, et vous aurez beau- 
« coup de plaisir. Il y a même par ci par là des mor- 
'< ceaux qui ne vous déplairont pas. 

« J’espère encore venir à La Marche, et de là vous 
« conduire à Ferney; laissez-moi me bercer de mes 
« chimères. Qu’avons-nous autre chose de bon dans 
« cette vie? 

« Mon cher et illustre magistrat, je vous respecte 
« et je vous aime bien tendrement. — Y. » 


Dans sa lettre du 30 juillet, Voltaire, après avoir 
entretenu son correspondant de l’affaire Calas, 
arrive à celle de Corneille : l’une et l’autre se par¬ 
tagent ses veilles et ses préoccupations. 

Inédite . — « Les tragédies de Corneille, dit-il, me 
« consolent un peu de celle de Calas. Elles sont pour- 
« tant bien remplies de boure. Je plains surtout votre 
« dessinateur s’il est obligé de lire les pièces sur les- 
« quelles il travaille. C’est un cruel emploi de lire 


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230 


VOLTAIRE 


« Attila, Agésilas, Pulchérie, O thon , Don Sanche- 
« d’Arragon, Andromède, La Toison-d’Or, Pertharite, 
« Théodore, Tite-et-Bérénice. Danchet et l’abbé Pel- 
« legrin n’ont rien fait de si mauvais. 

« Gomment peut-on tomber ainsi de la nue dans la 
« fange ? Gela doit faire trembler quiconque a sa pe- 
« tite portion d’une étincelle de génie. Il est plus sûr 
« de s’en tenir à cultiver son champ ; mais quand 
« j’ai serré mon blé, je sens qu’il faut encore autre 
« chose. Les plaisirs de la campagne ne suffisent pas 
« à l’esprit humain. 

« Vous manquez bien davantage à mon cœur. Je 
« demanderai à Corneille la permission de venir vous 
« faire ma cour pendant les vendanges. — Y. » 

Dans presque toutes ses lettres à son président, 
Voltaire a quelques lignes pour les gravures desti¬ 
nées à son édition de Corneille, et pour les artistes 
qui les exécutent. 

Ainsi, le 25 auguste 1762, il écrit : 

« Vous voilà donc, mon illustre magistrat, le pro- 
« tecteur de Pertharite, d’Agésilas, d’Attila, de Suréna, 
« de Pulchérie, etc. Vous étiez fait pour ne protéger 
« que les Ginna et les Polyeucte. 

« La meilleure part n’est pas tombée à votre dessi- 
« nateur. Je lui sais bon gré de mettre du génie dans 
« ses dessins, puisque ce Corneille en a mis si peu 
« dans la moitié de ses pièces. Il eût fallu plutôt les 
« supprimer que les décorer par des estampes. Mais 
« le public, qui n’a jamais entendu ses intérêts, veut 
« avoir toutes les sottises d’un grand homme. » 


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ET LE P. P. FYOT DE LA MARCHE 


23i 


Le 8 septembre : 

« Je suis fort content, malgré les critiques, de l’es- 
« tampe d’Othon que M. Lemonnier m’envoie. » 

Le 18 décembre : 

« Il y a une terrible tracasserie à l’Académie de 
« peinture de Paris au sujet de votre dessinateur. Je 
« lui avais bien dit qu’il fallait que toutes les estampes 
« fussent de la môme dimension. On ne veut point de 
« cette bigarrure. On a soulevé des souscripteurs; 
« on prétend que les figures de M. Vosge sont trop 
« grandes, qu’elles doivent être de la môme proportion 
« que celles de Paris. Enfin c’est un schisme. Vous 
« sentez bien que je suis pour la tolérance. Je crois 
« qu’il importe peu que les Attila, les Pertharite, les 
« Pulchéries, les Suréna, les Agésilas, les Don Sanche- 
« d’Arragon soient grands ou petits. Mais j’ai affaire à 
« des gens têtus, et me voilà, si parva fas est com- 
« ponere magnis , comme le Roy entre les Jansénistes 
« et les Molinistes (1). » 

XIII. Tandis que Voltaire, attaché à son labeur, 
commentait Corneille, que De Vosge et Lemonnier 
l'illustraient, que les Cramer l’imprimaient, un 

(1) De toutes les lettres citées jusqu’ici, et dont les origi¬ 
naux font partie de ma collection d’autographes, les unes, 
celles des 9 juin, 46 et 30 juillet, 25 auguste et 18 décembre 
1762, sont tout entières de la main de Voltaire, et signées de 
son initiale V ; les autres, celles des 19 mai et 8 septembre 
de la même année, sont écrites par un secrétaire, et signées 
par Voltaire, l’une, de son initiale, l’autre, de son nom. 


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232 


VOLTAIRE 


jeune et brillant cornette de dragons, du nom de 
Dupuits, se présentait au château de Ferney, y 
demandait et obtenait la main de M ,le Corneille. Le 
mari trouvé, il fallait songer à la réalisation de la 
dot. Elle se composait du produit des souscriptions 
au commentaire du théâtre du grand-oncle, et de 
20,000livres que Voltaire y ajoutait de ses deniers; 
mais ces 20,000 livres, il les avait prêtées à M. de 
La Marche, et il fallait en obtenir la restitution. 

A. cette époque, des intérêts d’argent et la liqui¬ 
dation d’une succession, à la mort de M me la prési¬ 
dente de La Marche, avaient divisé MM. de La 
Marche père et fils. Ils étaient à la veille de plaider 
l’un contre l’autre, sinon devant la justice ordi¬ 
naire, au moins devant un tribunal arbitral, et ils 
commençaient les hostilités par des mémoires dans 
lesquels ils se ménageaient peu. 

Voltaire, ami des deux parties, s’efforçait de les 
calmer et de les rapprocher, et il est probable que 
ses conseils, ses supplications ne contribuèrent 
pas peu à les réconcilier, et à étouffer un procès 
qui, entre ses deux Premiers Présidents, eût été, 
pour la Bourgogne, un affligeant scandale. 

XIV. VOLTAIRE ET MM. DE LA MARCHE PÈRE ET FILS. 

Voltaire, le 18 décembre 1762, annonce à son 
vieil ami et à son débiteur, M. de La Marche, le 
mariage de M"' Corneille, et son désir d’obtenir, 
pour la constitution de la dot, le remboursement 
de la somme qu’il lui a prêtée, ou du moins une 


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au Premier Président Fyot de La Marche. 
ge 233.) 


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ET LE P. P. FÏOT DE LA MARCHE. 


233 


garantie, comme une hypothèque, pour la sécurité 
de ce prêt. 

« Je suis sur le point, lui écrit-il, de marier la nièce 
« de ce Corneille dont je suis le commentateur, et je 
« ne la marie pas àvec la raison sans dot. Outre ce 
« que je lui ai assuré, il faut lui donner 20,000 fr., et 
« je n’ai presque point de bien libre. J’ai compté que 
« ces 20,000 fr. seraient hypothéqués sur la terre de 
« La Marche ; vous deviendrez avec moi le bienfaiteur 
« de M lle Corneille. Vous me ferez donc un plaisir 
« extrême, mon digne magistrat, de m’envoyer une 
« procuration en blanc par laquelle vous donnerez 
« commission et pouvoir de stipuler en votre nom la 
« reconnaissance d’une somme de 20,000 fr. à vous 
« prêtée par moi au pays de Gex, le 13 septembre 
« 1761, portant intérêt de 1,000 livres, et hypothéquée 
« sur la terre libre de La Marche. 

« C’est dommage qu’on ne puisse marier des filles 
« sans passer par ces tristes formalités. 

« Hymen qui marchait seul, 

« Mène à présent à sa suite un notaire. 

« Les uns disent ici que M. votre Fils vous fait de 
« nouvelles difficultés, d’autres disent que tout est 
« applani. Voilà qui s’éloigne encore plus de l’âge d’or 
« que les contrats de mariage. Il me semble que si 
« quelqu’un était fait pour ramener ce bel âge sur la 
« terre, c’était vous. 

« Je l’ai trouvé jusqu’à présent dans ma retraite, 
« mais la mauvaise santé m’en ferait un siècle de fer 
« sans un peu de philosophie. 

* Votre amitié est un heaume plus souverain pour 


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234 


V0WA1RE 


« mes maux que tous les philosophes présents et 
« passés. Quand pourrai-je vous dire chez vous com- 
« bien je vous aime et à quel point je vous res- 
« pecte ? — Y. » 

XY. Les difficultés entre M. de La Marche père 
et son fils remontaient à plusieurs mois déjà, car, 
dès le 9 juin, Voltaire lui écrivait des Délices. 

Inédite. — « Vous m’affligez sensiblement, mon res- 
« pectable ami, en m’apprenant que M. votre Fils 
« prend d’autres arbitres que vous-même. Il ne m’ap- 
« partient pas de faire des réflexions, je me borne à 
« respecter en lui le fils du plus digne magistrat et du 
« plus honnête homme qu’ait la France, et je ne puis 
« douter que son cœur, n’ait les sentiments du vôtre. 
« S’il y a quelque malentendu, je me flatte qu’il le 
« fera cesser, en s’en rapportant uniquement à vous. 
« Mais en attendant, le cœur me saigne. Je vous suis 
« très-obligé de vouloir bien m’envoyer votre mé- 
« moire. Mais prenez garde que je ne pleure en le 
« lisant. 

« Au reste, vous devez être averti que Messieurs des 
« postes ont décacheté plusieurs paquets adressés à 
« M. d’Argentai, sous l’enveloppe de M. de Gourteille. 

« Si vous m’adressez quelque chose par cette voie, ne 
« mettez point de cachet au paquet qui m’est destiné. 

« C’est le cachet senti par les mains funestes des 
« commis qui autorise leur insolence. Il faut donc 
« passer sa vie à se précautionner contre des ennemis ! 

«.Terras Astræa reliquit. 

« Je vois toujours avec la même douleur cette fer- 


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ET LE P. P. FYOT DE LA MARCHE. 


235 


« meté de votre Parlement, qu’on appelle sans doute 
« opiniâtreté à la cour. Je ne vois pas pourquoi des 
« juges refusent de juger mon procès sur le prétexte 
« qu’ils en ont perdu un au conseil. Un régiment re- 
« fuse-t-il de servir parce qu’il croira avoir à se plaindre 
« de la Cour? Gomment une telle réflexion est-elle 
« sans aucun poids dans des têtes sages ? Je vous dis 
« ma pensée avec une naïveté que vos bontés auto- 
« risent. 

& Vivent La Marche et les Délices. Pour moi, qui 
« n’ai été heureux que dans ma retraite, je vous crois 
a encore plus heureux dans la vôtre, parce que vous 
« méritez mieux de l’être, et que votre retraite est plus 
« belle; mais, vous excepté, je ne troquerais pas mon 
« sort contre aucun autre. 

« Je ferai l’impossible pour venir vous faire ma 
« cour à La Marche. Il faudra demander permission 
« à Tronchin et à Corneille, et la permission est diffi- 
« cile à obtenir. 

« Permettez que je mette ici ce petit billet pour 
« M. de Vosge. Adieu, Monsieur, je vous aimerai, je 
« vous révérerai jusqu’au dernier moment de ma 
« vie. — V. » 


Le 16 juillet, autre lettre, toute relative aux dis¬ 
cussions d’intérieur de la famille de La Marche : 

Inédite . — « J’ai reçu, mon respectable magistrat, 
« le mémoire que vous avez bien voulu me confier. Je 
« ne veux pas douter que vos arbitres ne fassent 
« rendre ce qui est dû à un père et à un bienfaiteur. 
« Il me paraît qu’entre un père et un fils summum 
« jus , summa injuria . 

« Vous avez pris tous deux le parti de la concilia- 


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236 


VOLTAIRE 


« tion. Je serais bien étonné si cette affaire ne finissait 
« pas par une soumission de M. votre Fils à vos vo- 
« lontés et par une transaction amiable entre vous et 
« lui. 

« Il me paraît que la restitution des fruits de l’année 
« 1761, le prix de la coupe des bois vous appartien- 
« nent. J’ignore si M. votre Fils n’a rien à redemander 
« de ses biens maternels. Votre mémoire n’éclaircit 
« pas cette difficulté, et sans doute vous ne laisserez 
« pas subsister cette source de procès, qui pourraient 
« un jour troubler votre famille. Les autres objets de 
« discussion sont peu de chose, et doivent être aban- 
« donnés à votre générosité et à la résignation noble 
« et respectueuse de M. votre Fils. 

« Je me flatte que votre arrangement sera bientôt 
« fait, puisqu’il est entre les mains des arbitres les 
« plus éclairés et les plus intègres. 

« Je prévois bien que M. votre Fils n’ayant pas 
« d’argent comptant à vous donner, vous souffrirez 
« des délais. Que ne puis-je venir à présent avec l’ar- 
« gent à la main entre le père et le fils ! Des deniers 
« comptants sont les premiers des arbitres. Peut-être 
« serai-je assez heureux, au mois de septembre, pour 
« venir vous offrir mes services. Je n’en désespère pas; 
« ce serait pour moi le comble du bonheur de pouvoir 
« vous prouver alors, dans les derniers jours de ma 
« vie, combien je vous respecte et je vous aime. 

« Vos médailles sont très-joliment gravées, les lé- 
« gendes simples et nobles, l’institution utile et digne 
« de vous. Je vous remercie avec tendresse de ce mo- 
« nument de votre cœur et de votre esprit. 

« Je me flatte que vous avez toujours auprès de 
« vous M me la marquise de Paulmy. Elle doit vous 
« donner autant de consolation que vous avez éprouvé 


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ET LE P. P. FYOT DE LA MARCHE. 


237 


« de chagrin. Je partage l’un et l’autre du fond de 
« mon cœur. Comptez, je vous en conjure, sur mon 
« respect, sur mon zèle, sur une amitié inviola- 
« ble. — Y. » 


XYI. 3 janvier 1763, longue épître de 12 pages 
in-4°, l’une des plus longues et des plus curieuses 
que Voltaire ait écrites, qui prouve qu’il était 
homme d’affaires non moins qu’homme de lettres, 
qu’il savait sauvegarder ses intérêts et allier la 
science du juriste au talent de l’écrivain. Nous 
voyons presque l’homme de lettres donner une 
leçon de droit et de pratique à l’homme de palais, 
à un premier président de cour souveraine. 

Inédite . — « Mon illustre magistrat, mon respec- 
« table ami, j’ai le cœur serré de la lecture de votre 
« second mémoire. Que je vous plains ! Que les der- 
« niers pas de votre belle carrière sont pénibles ! Mais 
« enfin vous êtes sage. Tâchez de finir cette affaire à 
« quelque prix que ce soit, et ménagez-vous des heures 
« heureuses sur la fin de ce jour d’orages qu’on ap- 
« pelle la vie. 

« Je voudrais voir le mémoire de votre adverse 
« partie; et quand je songe que cette adverse partie 
« est un fils, un premier président qui vous doit ce 
« qu’il a et ce qu’il est, je suis bien affligé. 

« Je vous promets de venir vous voir l’année pro- 
« chaine, si je suis en vie. Vous savez que jusqu’ici je 
« n’ai pas eu un moment dont je pusse disposer. 

« Je me flatte que votre procès contre M. votre Fils 
« vaut mieux que celui que vous entreprenez pour 
« votre dessinateur. Yous en appeliez à M. de Caylus. 


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238 


VOLTAIRE 


« c’est précisément, à ce qu’on me mande, M. de 
« Caylus qui l’a condamné. Pour moi, je ne le côn- 
« damne point ; il m’est très-indifférent que des figures 
« soient grandes ou petites, et même qu’elles soient 
« bien ou mal faites. On n’examine point les estampes 
« des tragédies qu’on ne peut lire, et les souscripteurs 
« n’ont que trop d’estampes et de papier pour leur 
« argent. 

« Beaucoup même de souscripteurs n’ont rien donné, 
« selon la louable coutume des Français, qui sont 
« riches en paroles et généreux en promesses', tandis 
« que les Anglais sont ordinairement l’un et l’autre 
« en effet. 

« Venons à présent à notre petite affaire. 

« Le billet que vous m’avez fait à Lyon entre les 
« mains de MM. Tronchin et Camp ne vaut rien en 
« justice réglée et déréglée, parce que c’est une quit- 
« tance plutôt qu’un billet, et que certainement M. votre 
« Fils ne le payerait pas, et que Mesdames vos Filles 
« seraient en droit de ne le pas payer à M Uo Corneille 
« ou à mes hoirs, après que notre corps serait rendu 
« aux quatre éléments. 

« La procuration que vous avez eu la bonté de 
« m’envoyer ne peut suffire, parce qu’elle ne spécifie 
« point le temps où je vous ai prêté la somme de 
« 20,000 livres, et qu’elle ne dit pas même que cet 
« argent vous a été prêté. 

« De plus, vous marquez par un petit billet séparé 
« que la date du prêt est omise pour éviter le contrôle. 
« Mais vous savez que les fermiers du domaine exigent 
« toujours les droits de contrôle en province, soit 
« que le contrat soit en règle, soit qu’il paraisse 
« défectueux, et l’acte est nul quand il n’a pas été 
« contrôlé. 


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ET LE P. P. FYOT DE LA MARCHE. 


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« Observons encore que la date du prêt étant omise, 
« l’intérêt de la somme hypothéquée ne pourrait courir 
« que du jour du contrat; et que, s’il arrivait ce qu’on 
« appelle un malheur, par courtoisie, à vous et à moi, 
« ce qui peut très-bien arriver, quinze ou seize mois 
« d’arrérages seraient infailliblement perdus pour 
« M n ° Corneille ou pour mes héritiers, lesquels ne 
« seront pas riches, attendu que je n’ai presque que 
« du viager, et ma terre de Ferney, qui est plus agréable 
« qu’utile. 

« Je soumets toutes ces raisons à votre prudence et 
« à votre amitié, et je vous supplie de vouloir bien 
« faire un acte légal à Paris, où l’on ne paye point de 
« droits de contrôle. Je vous envoie le modèle de cet 
« acte qui peut être dressé entre vous et le notaire, 
« sans qu’il soit besoin de ma procuration. Et si on 
« en voulait absolument une, je l’enverrais sur le 
« champ, à la réception de vos ordres. 

« Il faut que je vous dise tout, pardonnez-le moi, 
« mon respectable ami. Il me revient de plusieurs en- 
« droits que votre terre de La Marche ne suffit pas 
« pour remplir les droits prétendus ou à prétendre de 
« M. votre Fils et de Mesdames vos Filles. On affecte 
« de répandre que vous vous êtes fait un peu d’illu- 
« sion dans vos espérances, et qu’on peut abuser de 
« votre facilité. Je ne peux croire qu’ayant si long- 
« temps et si bien décidé des affaires des autres, vous 
« n’ayez pas mis dans les vôtres propres toute la 
« clarté et toute la sûreté qui doivent y être. 

« Je m’en rapporte, mon digne magistrat, à votre 
« sagesse, à la connaissance parfaite que vous devez 
« avoir des affaires, à votre intégrité et à votre com- 
« passion pour l’héritière de Corneille, qui n’a de 
« fortune que ces 20,000 livres et l’espérance vague du 


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240 


VOLTAIRE 


« produit d’une souscription. Pardonnez-moi, je vous 
« en conjure, la liberté que je prends de vous donner 
« avis des bruits publics, et n’imputez cette liberté 
« qu’à mon tendre attachement. 

« Je ne peux vous exprimer ma surprise et ma dou- 
« leur de la conduite de M. votre Fils envers vous. N’y 
« a-t-il nul accomodement à faire? Le malheureux 
« billet que vous lui avez donné, portant approbation 
« et quittance de toute sa gestion, ne vous condam- 
« nerait-il pas dans la rigueur de la justice, qui n’exa- 
« mine pas si vous avez été surpris ou non, si vous 
« avez signé ou non votre ruine, si vous avez fait cette 
« reconnaissance à la hâte ou avec mûre délibération ? 
« Quel recours pourrait avoir un homme de votre âge 
« et de votre rang ? Je n’en vois aucun. Legem tibi 
« dixisti . 

« Vous mettez en évidence les procédés cruels qu’on 
« a eus avec vous, mais irez-vous plaider contre votre 
« signature ? Encore une fois il ne m’appartient pas 
« de m’ingérer dans vos affaires et d’oser vous donner 
« un conseil. Je me borne à des souhaits, au vif intérêt 
« que je prends à tout ce qui vous touche, et au tendre 
« et respectueux dévouement que je conserverai pour 
« vous toute ma vie. 

« Je vous proteste que je ne crois aucun des bruits 
« qu’on sème malignement à Dijon. Mais encore une 
« fois j’ai cru qu’il était du devoir de ma respectueuse 
« et tendre amitié de vous en donner avis. On dit que 
« vous avez mis La Marche en vente, et que ces fausses 
« rumeurs ont été répandues exprès pour empêcher 
« l’acquisition. 

« Votre ville de Dijon ne vaut pas grand’chose, à 
« ce que les bonnes gens assurent; mais vous n’êtes 
« que plus respectable pour moi, qui vous adore. — V. » 


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ET LE P. P. FYOT DE LA MARCHE. 


241 


« Le diable est dans les Parlements d’Aix et de 
« Dijon; mais où n’est-il pas? » 

XVII. A quelques jours de cette lettre, les arbi¬ 
tres choisis par MM. de La Marche, pour statuer 
sur leur différend, rendaient leur sentence, et Vol¬ 
taire, presque immédiatement, le 21 janvier, écri¬ 
vait à l’ancien premier président pour le prier, 
dans l’intérêt de son repos, de l'accepter. 

Il revenait en même temps sur le prêt de 20,000 
livres pour lequel il demandait une reconnaissance 
régulière, et se plaint de l’inaction du parlement 
de Dijon, qui laisse, au grand détriment des plai¬ 
deurs, dormir les procès soumis à sa juridiction. 

Inédite . — « Mon cher et respectable magistrat, lui 
« dit-il, j’ai été instruit en détail du jugement de vos 
« arbitres. Bien des gens trouvent qu’ils ont passé 
« leur pouvoir, en stipulant l’emploi que vous devez 
« faire de l’argent qu’ils ont décidé vous appartenir. 
« Aussi, je ne regarde point cette sentence arbitrale 
« comme un jugement, je la regarde seulement comme 
« une médiation amicale. On vous adjuge 15,000 livres 
« réversibles à M. votre Fils. C’est un mince objet, et 
« c’est à vous à voir si vous voulez vous assujétir 
« vous-même à cette condition. 

« Si vous permettiez à ma tendre et respectueuse 
« amitié de vous dire mon avis, je vous conjurerais 
« de ne faire aucune difficulté de signer, parce que, 
« d’un trait de plume, vous mettez fin à l’affaire la 
« plus désagréable; parce que vous montrez par là 
« une magnanimité supérieure au mauvais procédé 
« qu’on a eu avec vous ; parce que vous ne laissez 

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242 


VOLTAIRE 


«t voir aucune envie de vous ressentir de ce procédé; 
« parce que vous restez le maître absolu de disposer 
« de votre bien, et qu’enfin onze cents louis sont peu 
« de chose. 

« J’ajouterais que c’est le sentiment de toutes les 
« personnes qui vous sont attachées. Vous aurez, en 
« différant un peu, fait voir aux arbitres qu’ils ont 
« passé leurs pouvoirs, et, en signant, vous signerez 
« votre repos. Si vous avez déjà terminé, je vous en 
« félicite, sinon j’ose vous en prier, et je vous prie 
« surtout de me pardonner ma liberté. 

« Quant à la bagatelle dont il s’agit entre nous, 
« permettez-moi de vous dire que M. Tronchin dicta 
<\ votre billet comme un mémorandum. C’est l’usage 
« des négociants ; souvent même ils se contentent de 
« porter les sommes sur leurs registres. Cela n’a rien 
« de commun avec les formes judiciaires. C’est ensuite 
« aux parties qui ont déposé l’argent chez eux, ou qui 
« l’ont reçu, à faire entre eux les arrangements dont 
« ils conviennent. Votre billet, dont un double est 
« entre mes mains, et dont l’autre est probablement 
« resté, à Lyon, entre celles de M. Camp, associé de 
« M. Tronchin, porte : J* ai reçu, par les mains et 
« des deniers de M . Tronchin, 20,000 livres de 
« M. de Voltaire, dont je lui tiendrai compte . Fait 
« double , ne servant que d’un seul et même acquit, 
« 13 septembre 1761. 

« Ce billet est proprement une quittance : le mot 
« d’acquit le dit expressément, les deniers de M. Tron¬ 
ic chin le confirment encore, et il est sûr que vos héri- 
« tiers pourraient contester le paiement aux miens. 

« Je vous ai déjà mandé que la procuration pour 
« Gex n’obviait point au paiement du contrôle; que, 
« d’ailleurs, la date de l’emprunt était omise ; ainsi, 
* vous avez trouvé bon que je vous proposasse un 


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ET LE P. P. FYOT DE LA MARCHE. 


243 


« acte à Paris, attendu que le contrôle n’y est pas en 
« usage. J’aurai l’honneur de vous renvoyer la procu 
« ration de Gex, non remplie, et le double de votre 
« billet, avec annulation motivée au bas, et je rede- 
« manderai l’autre double à M. Camp, que je vous 
« adresserai à l’instant que je l’aurai reçu. Vous pou- 
« vez, en attendant, pour plus grande sûreté, rappeler 
« le billet et l’annuler dans le contrat. 

« Je suis toujours émerveillé du long loisir de votre 
« Parlement. J’avais en main la cause de six frères 
« auxquels on a ravi leur bien par une antichrèse 
« odieuse? J’avais obtenu pour eux une sentence dans 
« la caverne de Gex nommée bailliage ; l’oisiveté du 
« Parlement ôte ainsi le pain à six orphelins. Il y a 
« peut-être cent familles dans le même cas. Vous 
« m’avouerez que cela n’est pas juste, et que ce n’est 
« pas la peine d’avoir fait serment de rendre la justice 
« pour ne la pas rendre. Ce délai m’afflige extrême- 
« ment. La plupart des choses que je vois n’ont point 
« d’exemple ; il est vrai que ce ne sont que des épines, 
« des tracasseries plus ridicules que dangereuses, mais 
« elles sont désagréables et nous avilissent aux yeux 
« des étrangers. 

« J’ai lu le réquisitoire du procureur général de 
« Provence contre les Jésuites. Je trouve qu’on est 
« beaucoup plus éloquent en province qu’à Pari». La 
« capitale ne se signale que par l’opéra-comique. 

« Adieu, mon illustre magistrat, mon respectable 
« ami; continuez-moi des bontés qui me sont si 
« chères. — Y. 

« Je serais enchanté que M. de Gaylus voulût ap- 
« prouver votre dessinateur, et qu’il vous donnât une 
« attestation que je pusse montrer à Crammer. Pour 

moi, je suis très-content, quoique les figures ne 
\< soient pas toujours correctement dessinées, et je 


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244 


voltaire 


« trouve que Pertharite, Don Sanche, Théodore, 
« Attila, Pulchérie, Othon, Suréna, Bérénice, Sopho- 
« nisbe, La Toison-d’Or, Andromède, ne méritent pas 
« les dessins de votre protégé. Quel fatras ! Que de 
« pauvretés et que de préjugés I » 

XVIII. M. de La Marche se rendit aux raisons 
de Voltaire ; il lui donna toutes les garanties que 
la prudence du philosophe réclamait pour la sûreté 
des 20,000 livres prêtées, objet principal des deux 
lettres précédentes; il lui en servit exactement les 
intérêts jusqu’en 1764, année où il en effectua le 
remboursement, ainsi que nous l’apprend la lettre 
suivante, du 14 mars 1764, la dernière relative à 
ce prêt d’argent : 

Inédite . — « Mon respectable et digne magistrat, 
« mon vrai philosophe, je ne serais pas dans ma chau- 
« mière, je serais à présent dans votre palais de La 
« Marche, si j’avais de la santé et des yeux. 

« De quel neveu me parlez-vous, s’il vous plait, car 
« il me semble que vous en avez plusieurs? Tout ce 
« que je souhaite à vos neveux, à vos fils, à vos petits- 
« fils, c’est qu’ils vous ressemblent tous. 

« M. le Premier Président actuel du Parlement de 
'< Bourgogne parait imiter vos bontés pour moi; il 
« daigne prendre le parti de mon petit pays de Gex, 
« celui de M me Denis et le mien, contre la rapacité des 
« gens d’église. Il se prête aux vues de M. le duc de 
»' Praslin, qui veut bien soutenir nos droits; ainsi, je 
« suis fait pour avoir obligation à tout ce qui porte 
« votre nom. 

« Que je vous loue, mon respectable magistrat, de 
« passer vos jours à La Marche ! Est-ce dans votre 
« belle maison que se fera le mariage ? Vous faites 


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ET LE I>. I>. FYOT DE LA MARCHE. 


245 


« de si jolis vers pour le roi de Pologne, que sûrement 
« vous ferez l’épithalame (1). Vous n’aurez chez vous 
« que des occupations agréables, tandis que dans Paris 
« tout est en rumeur à l’occasion des jésuites. On 
« emprisonne, on exile ; c’est le revers de ce qui se 
« passait du temps de frère Le Tellier, confesseur de 
« Louis XIY. Ce maraud prodiguait les lettres de 
« cachet contre les ennemis des jésuites, et aujourd’hui 
« on les prodigue contre leurs partisans. 

« Je crois vous avoir dit plus d’une fois qu’on fini- 
« rait par lapider ces bons frères avec les décombres 
« de Port-Royal, le cas est arrivé. Il faut dans ce 
« monde que chacun ait son tour. On dit que M. le 
« duc de La Yauguyon est exilé; la cour n’a que des 
« orages; la paix et le bonheur sont chez vous. 

« Vous avez la bonté de me parler de cette petite 
« rente; je l’ai payée àM m0 Dupuits, et puisque vous 
« voulez me rembourser, je vous supplie de faire tenir 
« à votre loisir cette somme à M. Propiac, receveur 
« général du domaine à Dijon, pour la faire parvenir 

(1) Il s’agissait du mariage de l’un des neveux de M. de 
La Marche, qui fit certainement l’épithalame, car Voltaire 
lui écrivait le 4 mai suivant : « Je vous loue surtout de faire 
« des chansons, il est vrai qu’elles ne sont ni bachiques, ni 
« grivoises, mais elles sont pleines d’agréments, et je crois 
« que Cicéron en aurait fait de pareilles en mariant son 
« neveu; car,quoi qu’en dise Juvénal, Cicéron, votre devan- 
« cier, faisait fort bien des vers, et il était réellement le 
« meilleur poëte de son temps après Lucrèce. C’est de tous 
« les romains celui que j’aime le mieux avec ses défauts... • 

Dans cette lettre, on trouve cette phrase sur la mort ré¬ 
cente de M m * de Pompadour : « Savez-vous que M me de 
« Pompadour est morte en philosophe, sans aucun préjugé, 

« sans aucun trouble, pendant que tant de vieux barbons 
« meurent comme des sots. » 


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246 


VOLTAIRE 


« à M. Camp, mon banquier à Lyon, associé de 
« M. Tronchin. Je reconnais la bonté de votre cœur à 
« cette attention. Vous avez pitié d’un pauvre homme 
« qui bâtit dans un pays barbare, et qui s’est chargé 
« d’une famille assez considérable ; car j’ai chez moi 
« M. et M rac Dupuits et leur sœur, outre un cousin de 
« vingt-trois ans, paralytique pour le reste de sa vie. 
« J’ai de plus un aumônier jésuite, ou ex-jésuite, que 
« vous connaissez peut-être. Il a longtemps professé 
« à Dijon; ce n’est pas un P. Porée, mais aussi il n’en 
« a pas le fanatisme, car ce pauvre P. Porée, tout 
« homme d’esprit qu’il était, croyait, à toutes les 
« bêtises de la théologie, et, qui pis est, il avait le 
« malheur de s’en piquer. 

« Vous, mon vrai philosophe, qui avez de la vertu, 
« sans superstition, c’est auprès de vous que je vou- 
« drais vivre et mourir. Pardonnez si je vous assure 
« de mon tendre respect par une autre main que la 
« mienne, je ne suis pas encore en état d’écrire. —V. » 

La même année, il écrivait encore : 

« Mon Dieu que j’ai envie de venir philosopher à 
« La Marche î J’ai trois jours à vivre ; que j’en passe 
« un avec vous, et je suis content... » 

XIX. Mais les voyages étaient devenus pour lui 
une fatigue. Il touchait, comme M. de La Marche, 
à ses soixante-dix ans ; la vieillesse et les infir¬ 
mités qu’elle traîne à sa suite avaient ralenti entre 
les deux amis la correspondance, et c’est à peine 
si de 1764 au jour de la mort du président on trou¬ 
verait trois ou quatre lettres. La dernière est, 
croyons-nous, du 3 mars 1766, écrite de Ferney. 

« Mon cher et respectable magistrat, je ne vous 


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ET LE P. P. FYOT DE LA MARCHE. 


247 


« écris jamais, parce qu’ayant enterré ma vieillesse et 
« mes maladies dans une retraite profonde, je n’aurais 
« à vous parler que de mon tendre attachement, dont 
« vous ne doutez pas. Mais j’ai appris dans mes dé- 
« serts que vous aviez été malade il y a deux mois 
« dans votre beau château de La Marche. M. d’Ar- 
« gental ne m’en avait rien dit. Le danger que vous 
« avez couru rompt mon silence et me ranime. Je suis 
« tout étonné d’être en vie, mais je veux que vous 
« viviez. Je suis un peu votre aîné, et je n’ai pas 
« votre vigoureuse constitution. C’est à vous qu’il 
« appartient d’étendre votre belle carrière. Je sais que 
« votre philosophie vous fait regarder la fin de la vie 
« avec la résignation qui doit nous soumettre tous 
« aux lois de la nature, mais enfin vous ne pouvez 
« vous empêcher d’aimer une vie dans laquelle vous 
« n’avez donné que des exemples de vertu. 

« Pour moi, je crois, avec mon ami Pont-de-Veyle, 
« qu’il faut s’amuser jusqu’au dernier moment. 

« Avez-vous encore vos artistes auprès de vous, et 
« ce graveur dont j’ai oublié le nom et dont j’aimais 
« les dessins, malgré les dégoûtés de Paris qui n’en 
« ont pas voulu ? Je voudrais qu’à votre recomman- 
« dation il me dessinât et me gravât une planche 
« assez bizarre, destinée à un petit in-8°. Il s’agit de 
« représenter trois aveugles qui cherchent à tâtons 
« un âne qui s’enfuit : c’est l’emblème de tous les phi- 
« losophes qui courent après la vérité. Je me tiens un 
« des plus aveugles, et j’ai toujours couru après mon 
« âne. C’est donc mon portrait que je vous demande . 
« ne me refusez pas, et aimez toujours le plus vieux, 
« le plus tendre et le plus respectueux de vos anciens 
« camarades. —V. (1). » 

(1) Cette lettre faisait partie de la collection de feu M. La- 


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248 


VOLTAIRE 


A deux ans de là mourait, en 1768, plus que 
septuagénaire, le P. P. de La Marche, et Voltaire 
devait lui survivre encore dix ans, mais il avait, 
dès cette époque, accompli la tâche qu’il s’était 
volontairement imposée. 

Il avait fait triompher la cause des Galas, écrit son 
commentaire du théâtre de Corneille et publié la 
belle édition de 1764; il avait « élevé M Uo Rodo- 
gune»,lui avait constitué une dot, trouvé un mari, 
et il attendait, non sans impatience, « la naissance 
de petits Cornillons (1). » Il eût pu, dès lors, se 
reposer, mais sa nature ne lui permettait pas le 
repos ; les Sirven, la veuve Montbailly, le chevalier 
de La Barre, le comte de Lally, réclamaient encore 
son appui; Y Encyclopédie faisait appel à sa plume, 
et le théâtre attendait encore de lui les Scythes et 
Irène. 

XX. Moins infatigable et plus âgé que Voltaire, 
nous avions espéré de pouvoir nous arrêter ici ; 
mais, au milieu de ses lettres inédites, nous en 
trouvons encore une assez piquante, dont nous ne 

brouste, directeur de Ste-Barbe, qui avait bien voulu m’en 
laisser prendre copie, quand elle était encore inédite. 

Elle a été publiée pour la première fois par MM. Ev. Bavoux 
et Alph. François, en 1865, dans leur Voltaire à Femey, ré¬ 
pétée par M. H. Beaune, en 1867, dans son Voltaire au col¬ 
lège , et tout récemment par M. Moland, Voltaire-Garnier. 

(1) A l’époque du mariage de M lle Corneille : « que je vou¬ 
drais, avait écrit Voltaire à son ami Cideville, que le bon¬ 
homme Pierre revînt au monde pour être témoin de tout 
cela, et qu’il vît le bonhomme Voltaire menant à l’église la 
seule personne qui reste de son nom ! » Lettre du 26 jan - 
ier il63. 


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ET LE P. P. FY0T DE LA MARCHE. 


249 


voulons pas priver nos lecteurs. Elle n’a trait à 
aucun des personnages ou des évènements pré¬ 
cédents ; elle parle de Fréron, l’ennemi intime de 
l’écrivain, du Manuel des Inquisiteurs , de l’abbé 
Morellet, ou Mords-les , comme l’appelait Voltaire, 
de l’abbé de Cîteaux et de ses moines qu’il déteste 
et qu’il injurie. 

La voici, datée des Délices, le 26 janvier 1762. 

Inédite. — « Fréron ne sera pas fâché : j’ai la fièvre. 

« C’est ce qui fait, mon digne magistrat, mon res- 
« pectable ami, que je ne peux avoir l’honneur et la 
« consolation de vous remercier de ma main. 

« Je vous assure que je ne m’attendais pas à une si 
« belle pancarte; elle est trop belle, trop honorable; 
« vos bontés vont trop loin, et je suis confus. 

« Maître Clément disait à François I er : 

« Car depuis peu j’ai bâti à Clément, 
a Et à Marot, qui est un peu plus loin. 

« Je dirai donc, grâce à vos bontés : 

« Car depuis peu j’ai bâti à Voltaire. 

« Tout le mal est que Voltaire ne soit pas dans votre 
« censive. J’aimerais mieux vous avoir pour seigneur 
« Faramont qu’un autre La Marche, quoiqu’il des- 
« cende de Hugues-Capet. 

« Je vous exhorte à lire Le Manuel des Inqui - 
« siteurs , si vous ne l’avez pas lu, et, si vous l’avez 
« lu, je ne vous exhorte à rien. Vous sentez sans doute 
« combien les Anglais, les Écossais, les Suédois, les 
« Russes, les Grecs, la moitié de l’Allemagne, la Hol- 
« lande et la Suisse ont raison d’avoir en horreur une 
« secte qui a produit des inquisiteurs, des Châtels, 
« des Ravailîacs et des abbés de Caveyrac. 


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250 VOLTAIRE ET LE P. P. FYOT DE LA MARCHE. 

« Votre cochon d’abbé de Cîteaux, qui a l’insolence 
« d’entreprendre un bâtiment de 1,700,000 livres, ferait 
« bien mieux de donner au Roi deux vaisseaux, à con- 
« dition que ses moines y servissent de mousses, afin 
« qu’il fût dit que, depuis la fondation de la monar- 
« chie, les moines ont été bons à quelque chose. 

« Ils diront peut-être que je suis dans mon accès, 

« cela est vrai, mais je n’ai point de transport; et si 
« j’en ressens un, c’est celui du plus tendre et du 
« plus respectueux attachement que vous m’avez 
« inspiré. » 

Après cette dernière lettre, il m’est enfin permis 
de m’arrêter, arrivé au terme de mon Étude. 

J’avais espéré, en la commençant, pouvoir offrir 
aux lecteurs des Mémoires de notre Académie 
vingt-cinq lettres inédites de Voltaire ; je m’aper¬ 
çois, en la finissant, que je ne leur en ai offert que 
quinze. 

J’en trouve bien vingt-cinq dans ma collection, 
mais de complaisantes communications, faites 
avant ma possession, ont permis à d’autres de me 
devancer et de diminuer mon trésor. Quoi qu’il en 
soit, et tout diminué qu’il est, il a encore sa va¬ 
leur. Je regrette, sans doute, une publicité hâtée 
qui a enlevé à mes confrères de Caen la primeur, 
— vrai régal des délicats, qu’ils auraient si bien 
savouré,— de dix lettres du philosophe de Ferney. 
Je me console, toutefois, de ma déconvenue par 
l’espoir que leur bienveillance me tiendra compte 
de mon bon vouloir, et qu’ils sauront jouir d’une * 
bonne fortune que leur envierait encore plus d’une 
savante Compagnie. 


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VOCABULAIRE 


DE 

LA LANGUE TZOTZIL 

Par le comte de CHARENCEY, 

Membre correspondant. 


Le Tzotzil, parlé dans une partie du Chiapas, 
peut-être considéré comme un simple dialecte du 
Quelène, dont le Tzendale constituait l’autre dia¬ 
lecte! Les Indiens Tzotzils, litt. « Chauve-Souris » 
habitaient les environs de l’antique et célèbre 
Tula de la légende Yotanide, qui subsiste encore 
aujourd’hui sous le nom de Ciudad-réal de Chiapas. 
Leur métropole Zotzil-ha ou « maison des Chauve- 
Souris » n’est autre chose que le Cinacantan des 
géographes modernes. Les Tzotzils semblent avoir 
été vassaux de l’ancien royaume de Xibalba, dont 
la métropole pourrait bien être identique à la ville 
de Xicalanco, sise près de la lagune de Terminos. 

Rien ou à peu près, à noire connaissance, n’a 
encore été publié sur la langue et le vocabulaire 


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252 


Vocabulaire 


Tzolzil. Nous croyons donc être agréable au lecteur 
en lui donnant ici le fragment d’un dictionnaire 
Espagnol-Tzotzil. Il est tiré d’un manuscrit du 
Père Don Manuel Hidalgo, et nous en possédons 
une seconde copie que nous devons à l’obligeance 
de M. Téodbert Maler. Il la lit faire au Mexique 
même, en 1877, par les soins du Père Don José 
Maria Sanchez. Les deux exemplaires du même 
texte offrent quelques variantes provenant peut- 
être de ce que tous deux ont été extraits d’un 
même original, lequel, sans doute, ne sera pas 
parvenu en Europe. 


A. 


Abajo; voy. Humiliado. 
— Alla abajo; Ta olon. 
~ Muy abajo. Ipolonil 
lamal; Olonticlum . 

Abarcada (Cosa); Mopbil , 
michbiL 

Abarcador ; Mopoghel, 
michoglieU 

Abarcadura ; Micliogelal. 

Abarcar; Ghnop; ghnuch. 
— Otra cosa, que es 
traie n do; Ghghapiu( ac- 
tivo). 

Abatido (hombre); Olon- 
tezbil vuinic . 

Abatido ; GhitzintezbiL 


Abatir (à otro) ; Olontez . 
Abeja; Chab — Commun; 
Chanubchab — La me- 
jor ; Aghauchab — 
La que pica ; Ichvainic. 
Aberlura; Ghatbil. 
Abierta (cosa) ; Gliambil; 
Ghamà. 

Abierto ; Ghatal 
Ablandar (se); Cnnicjh 
(neutro); a otro (ac- 
tivo ) ; Cnnighiez , — 
algo entre los dedos; 
Picliulay (activo). 
Abogado; Ghcop. — Mi 
abog : Caghcop . — Tu 


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DE LA LANGUE 7Z0TZIL. 


253 


abog : Avuaghcop. — 
Abog : de aquel : Yagh- 
cop. 

Abrazado ( luchando ) ; 
Meybil, Petbil. — (Con 
fuego); Chicbil, cacbil. 

Abrazamiento; Petbil. 

Abrazar (amorosamente) ; 
Ghmey (activo) — lu¬ 
chando ; Ghpet (ac¬ 
tivo). 

Abrir; Gham (activo). — 
(Se.hendiendo como la 
raadera o la tierra ) ; 
Ghat. 

Abuela; Chichil — Mia 
ab. Ghchich —Tuya ab. 
Achich. — Suya ab. 
Zchich. 

Abuelo; Moltotil — Mi 
ab. Ghmoltot — Tu ab 
Amoltot — Su ab. 
Zmoltot. 

Acà, alli, allà ; Tey — 
Llega aqui; Laliy — 
Alla voy ; Tey Xibat. 

Acabamiento ; Laghem , 
Laghobil - Taz laghem 

Acabarse ; Lagh (neutro) 
— Acabar a otro; La- 
ghez (activo). 

Acabarse ; voy. Agotarse. 


Acabada (cosa); Laghel. 

Acarrear ; Ghquichai. — 
Acarrea mienlo; Ghqui- 
chtalel. 

Acechador ; Pacultavua- 
negh, Pacubtavuanegh. 

Acechar; Ghpacubtay. 

Acercado; Nopoghezbil. 

Acercarse; Nopogh; No- 
chogh. — Acercar a 
otro ; Ghnopoghpez , 
Ghnochoghez. 

Achicado ; Bictaghezbil. 

Achicarse; Bictagh (neu¬ 
tro) ; Bictaghez{ activo). 

Achiote; Hoox. 

Aclarar ( el dia en la ma- 
drugada ) ; Zacubotzil. 
— ( En tal tiempo ) ; 
Ta zacubotzil. 

Acompanâr ; Ghxupay. 
(Neutro o activo). 

Acordar (a otro); Ghna- 
vey.- Acord. se; Ghnà 
( activo ) ; Xultacolon- 
don; Ghnatacolondon. 

Acostado ; Tzeel ; Chotoh; 
Metzel. 

Acosado ( cansando a 
otro ) ; Lubiezbil. 

Acosar (cansando a otro) ; 
Ghnubez. (Activo). 


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254 


VOCABULAIRE 


Acoseado; Tecbil. 

Acosear; Ghtec. 

Acostarse; Metzey. (Neu¬ 
tre). 

Adelgazado ; Ghaynb - 
tezbil. 

Adelgazarse ; Ghayub 
( neutre ) ; Ghayubtez 
(activo). 

Adeudado ( esloy ) ; Be- 
taghbiloy hoon. 

Adeudarse ; Betegh (neu¬ 
tre). 

Adobado ; Pacambil; Pa- 
canbil. 

Adobar; Ghpacan (ac¬ 
tivo). 

Adobe; Xamit. 

Adobera ; Pacob Xamit. 

Adonde; Buy.— A. quiera; 
Buyuc. 

Adorado (Dios sea) ; Qaex 
biluc Dios. 

Adorar; Ghquex (activo). 

Afeitador; Ghoxoghel. 

Afeitar ( con navaja ) ; 
Ghox. 

Afljgirse; Ghcac vuocol— 
Interioramente; Ghcac 
icti colondon. 

Aflojado (Algo esta) ; Cho- 
poloy. 


Aflojar; Ghchop, Ghcho- 
poghez (activo). 
Afrenta; Quexlal. 
Afrentarse; Quexaa (neu¬ 
tre ). — A. (a otro) ; 
Quexlaltez. 

Agotarse; Tup; Lag (neu¬ 
tre); Tupez, Laghez 
(activo). 

Agraz; Tzutza. 

Agua; Boo — caliente; 
Quxin hoo. — Fria ; 
Ziquil hoo. — Bendita; 
Chul hoo. — Clara ; 
Zakal hoo. — Sucia; 
Papaz hoo. — Turbia ; 
Tutul hoo. 

Aguijar; Anilagh (neu¬ 
tre); Anilagham (im- 
perativo). 

Aguja ; Tzicobtaquin — 
de arrial ; Tziconcau — 
Al sastre ; Tziconvuinic. 
Ahijado; Ololtabil. 

Ahijar ( el hombre ) ; 
Ghaichnatay. (la mu- 
guer. ) ; Ololotay. 

Ahora ( poco se fue ) ; 
Ghtac tanà, Ybat — y 
mejor ; Tanà nox ybat. 
Ahorcado ; Milbil. 
Ahorcar ; Gmil (activo). 


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DE LA LANGEE TZ0TZ1L. 255 


Ahumado ; Chailtic. 

Ahumarse; Chailtib (neu- 
tro)—el humo ; Chayel. 

Airado (hombre); Ipcacal 
vuinic. 

Aire ; Hic, ich. — del 
Oriente; Anebalich.— 
del poniente; Alucbal 
ich. — del norte; Qui- 
nabal ich,quinubal ich. 

Ajuntado; voy. Junto. 

Ajuntamiento; Tzoblegh, 
tzoblagh. 

Ajuntarse; Tzobog (neu¬ 
tre) ) ; Tzoboghez (ac- 
tivo). 

Ala (de ave) ; Xicmut. 

Alabado; Utzilabil. 

Alabanza; Utzilal. 

Alabar; Vtzilaal. 

Alacran; Tzecchon. 

Alargarse; Natigh (neu¬ 
tre») ; Natighez (activo). 

Alboreada ; Zacubel ozil. 

Alborear (el dias); Za- 
cumozil. 

Alborotador ( Hombre ) ; 
Cuculmianegh. 

Alborolar ; Cululez ( ac¬ 
tivo ). 

Alboroto; Cnhil. 

Alcanzado ; Tabil. 


Alcanzar; Ghtoy; Ghtoyez 
(activo). 

Alegrarse ; Nichimag ; 
Muibag ( neutro ) — à 
otro; Gnichintaz;Gmui- 
baghez (activo). 
Alegremente; Nichimil. 
Alegria; Nichimaghel. 
Alisada (cosa) ; Chulul. 
Alisar ; Gchuhilay ( ac¬ 
tivo ). 

Allanar ; Gpacham ( ac¬ 
tivo) — allanarse; Xi- 
pachagh (neutro). 

Alli ; voy. Acà. 

Alma; Chulelil. 
Almohada; Tzanghol. 
Almuaza; Ghachomchigh. 
Almorzar ; Quinoghelxi- 
vuc. 

Almuerzo ; Quinoghel- 
vuclil. 

Allà, voy. Acà. 

Allegados, voy. Amigos. 
Allegarse ; Xitaltal. 
Alterarse; Xitoy colondon 

— el miembro, Xbal 
yat; Xlic y ai. 

Altura; Natil; Natiquil. 

— de monte; Bauitz; 
Natiluitz. 

Amanecer (el dia); Xpatàg 


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256 


VOCABULAIRE 


ozil; Zacubel ozil — Al 
amanecer; Iclum alozil. 

Amansado; Yamaghezbil. 

Amansarse; Yamag (neu- 
tro) — Yamagez (ac¬ 
tive) ). 

Amante; Ghalalel. 

Amargo; Chà. 

Amargura; Chaabil. 

Amargarse; Xichaub. 

Amenazador ; Xiutez- 
vuanegh. 

Amenazar; Gxiutez (ac¬ 
tive) ). 

Amiga; Aghmul— buena; 
Quixqaelmal. 

Amigos; Tacal; Tequel; 
Napal; Nochol. 

Amontonarse ; Butzuy ; 
Tzabui (neutre)). — A. 
(a otros) ; Ghtzuban. 

Amar; Ghalal, Ghalalin. 

Amparador; Magpatiegh. 

Amparar ( Poniendose en 
medio ) ; Gmacpati. — 
(defender o ayudar) ; 
Colday; Coldayez (ac¬ 
tive)). 

Amparo; Coldayel. 

Anadir; Ghchuc. Ghcha- 
qaez (activo). 

Ancho ; Muezpopol. 


Anciano (Viejo); Mool; 

Pooovuinic. 

Andanza ; Beel. 

Andar ; Gbeen ; Ghbe- 
hentez (activo). 

Angosto ; Chucul , — 
Lugar ang. Chuclel lu - 
mal , — tiamino ang. 
Chuculbeel. 

Ano; Abil. — A. pasado ; 
Batel abil.—A. futuro; 
Talel abil. 

Anillo; Ixtalal. 

Anteayer; Changhey. 
Antes ; Vay. 
Antiguamente ; Vuonei. 
Antiguo; Poco. 

Antojarse ( o desear ) ; 

Ghcupin. 

Apagado; Tupbil. 
Apagador; Tupoghel. 
Apresurada ( palabra ) ; 
Zobalcop. 

Apresurarse; Zobzobo. 
Apretado ; Michbil. 
Apretadura ; Micholal. 
Apretar ; Midi, michez 
(activo). 

Aquel; Alumè, alumeto. 
Aqui; Lito, liy. 

Arbol; Tee. 

Arboleda; Teetic. 


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DE LA LANGUE TZOTZIL. 


257 


Arder; Tzan, Til( activo). 

Ardor; Tzunel; Tilel. 

Ardido; Tilbil. 

Arena; Ghiy. 

Arenal; Ghitiquil. 

Argamasa; Captan; cap - 
tabiltan. 

Arrancar; Gbul. 

Arrasado ; Pitzbil; BalbiL 

Arrasar ; Pitz (activo). 

Arrebatado; Pogbil. 

Arrebatar; Gpog (activo). 

Arrepentirse ; Zutyolon- 
don (Es el modo de ex- 
plicar esto). 

Arriba; Acol. — Esta a... 
Oiyta acol. — Yoy a... 
Xi bat ta acol. 

Arrimado; Calabil. 

Arrimar&e; Xicàn (neu- 
tro ). — Ghcalandez 
(activo ). 

Arrodillado; Queghel. 

Arrodillarse ; Que g la y 
(neutro). — Queglayez 
(activo). 

Asaeta; Yalbayel . 

Asaeteado; Yalbaibil. 

Asaetear ; Yalbay ( ac¬ 
tivo ). 

Asi; â; ta (preposicion 
= asi). 


Asi ; Ech; Echine (adver- 
bio). — Asi quiza es ; 
Ehc vuan. — No se 
si es; Mugna me ech. 

Asiento ; Naclebal. 

Atado; Chucbil. 

Atadura; Chuquil. 

Atajada ; Cupenal, gho- 
zebal y emeue . 

Atar ; Gchuc ; gehuquez 
(activo). 

Atencion; Cailel. 

Atender; Gcay (activo); 
Xay. 

Atole ; HL — A. de pan ; 
Caxlan iil. 

Atropellado ; Netbil. 

Atropellar; Guet. 

Aunque ; Picil. —Aunque 
B.allas o no ballas ; Me 
xabat , me mu xabat 
picil. 

Avayicia; Tuhtilal. 

Avariento(Hombre); Tuh - 
tilvuinic. 

Ave (generico) ; Mat. 

Avergonzado ; Quexbil . 

Avergonzarse; Xiquexau , 
N. ghaquexalez ( ac - 
tivo). 

Avergonzarse ; Quexau 
(neutro). 

17 


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258 


V0CABULA1BE 


Avisada ( cosa ) ; Nacbil- 
vaa . 

Avisado ; NacaghibaL 

Avisai*; Ghnacay (activo). 

Ayer; Vnolghei. 

Ayuda; Coldayel . 

Ayudador ; Coldavua- 
negh.— Miayud; Cagh- 
coldavuanegh. — Tu 
ayud; Avualcoldavua- 
negh. 

Ayudar; Coldai (neutro); 
à oiro ; Coldayez. 

Ayudar ; voy. Amparar. 

Ayunar; Chabagh (neu¬ 


tro); Chabaghez (ac¬ 
tivo ). 

Ayuno; ChabaglieL 

Ayuntamiento; Tzobleg. 

Ayuntarse ; Tzobogh 
( neutro ) ; Tzoboghez 
(activo). 

Azotado ; MaghbiL 

Azotar; Ghmaz (activo). 

Azadon; Ghoblum; Bo- 
gholum. 

Azote; Maghel. 

Azuela (Instrumenta de 
carpinteria); Anayobte. 


B. 


Bacin; Tzanebal pim. 

Bailador; Acotvuaneg. 

Bailar ; Acolag, acotagez. 

Baile (hacer bailar...); 
Acot. 

Baja ( tierra ) ; Olontic 
lum, olontic otzil 

Bajarse; Y al , Yalez (ac¬ 
tivo). 

Bajo; Olon. 

Baldonar; Gcut (activo). 

Bambalearse ; Nie . — 
hacer bambalear, tem- 
blar; Niquez . 


Banâdo ; Tintezbil , 
Banarse ; Xatin, — B. a 
otro; Tintez. 

Banarse; Ghcatintez (ac¬ 
tivo); Xcantin. N. 
Banco; Naclebal . 

Banco ; Naclebaltè. 

Bano ; Puz . 

Barba ; Yzim — Mi barba, 
Quizim. 

Barbadura; Zotzilzim . 
Barbero, voy. Afeitador. 
Barredor (Hombre) ; Me - 

zogel vuinic. 


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DE LA LANGUE TZ0TZ1L. 


259 


Barrer; Mez (activo). 

Barrido ; Mezbil. 

Basta ; Anox. 

Batida (cosa) ; Pucbil; 
Butzbiloy. 

Bâtir ; Ghpuc (activo). — 
Xabutz. 

Beber ; Uch (activo). 

Bebida ; Uchulil — de a- 
gua ; Uchum hoo. 

Bendecir; Chulelay (ac¬ 
tivo). 

Bendicion; Chulel, Chu- 
yel. 

Bendito; Chulbil. 

Besar; Cutzi. — Besale 
los pies ; Butzo zyoc. 

Beso; Cutzilel; Butzil. 

Bien; Utz — Bien està; 
Utzucoy. 

Bienaventurado ; Utzun- 
tezbil. 

Bienhecho; Ulzpazbil. 

Bienhechor ; Utzucpazo- 
ghel. 

Blancura; Zaquilal. 

Blanco ; Zac — Hombre 
bl... Zaquilvuinic. 


Bobo ; Bol. 

Bola ; Bolbol. 

Bolza; Chuieb. 

Bondad; Utzilal. 

Bordon; Namtè. 
Borrachera; Yacubel. 
Borracho (hombre); Ya- 
cubvuinic. 

Borrado; Tupbil. 
Borrarse; Xüap (neutro). 
B. a otro ; Ghtupez 
(activo). 

Brevemente; Comzom. 
Brotar; Lup (activo). 
Brujeria; Gaallagel. 
Brujo ; Guallagh. 

Bueno; Utz. 

Buba; Xail. 

Buboso (hombre); Xuil 
vuinic. 

Bulto; Coghol. 

Burla; Taghimol. 

Burlar; Tagim (activo). 
Burlon ; Lolo, lolovui- 
nic. 

Buscada; Zacbil. 

Buscar; Ghzù (activo). 


C. 


Gabal; Tzacql. | Cabello; Tzotz. 


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260 


VOCABULAIRE 


Gabeza; GholiL 
Cada (ano); Taghughun 
abil. — C. (dia) ; Tag¬ 
hughun cacal. 

Caerse; Xiâl (neutro). 
Gaerse; voy. derribarse. 
Caida; Yalbil, Yalezbil. 
Gaido ; Chaibil. 

Calabaza (blanca); Mail. 
— Otra; Chum.— Otra; 
Tzol. — Otra; Caltan . 
Caldo; Yalel. 

Calentado; ZhquixintiL 
Galentar ; Glicatin ; 

Gliquixin. 

Caliente; Qaixin. 

Callado; Chegezbil. 
Gallarse ; Xicheg (neutro) 
Cheghez (activo). 
Galzar; Ghlapam (activo). 
Cama; Buayebal. 
Camara.evacuacion; Chu¬ 
tai , cliutzul . 

Camino; Beel. 

Campo; Aquiltic. 

Cana ; Vuale. — Agua (de 
Gana), Yalelvuale. 
Canasto; Moch. 

Cansado; Luben. 
Gansancio ; Label , Tubel 
Gansarse ; Xilub. 

Cantar; Gqueoghin . 


Cantaro ; Quib. 

Ganto; Ghqueogh, — de 
ave; Oquel mut . 
Garacol; Puy. 

Carbon; Acàl 
Gancel ; Oquel y eqael. 
Carcoma; Ghocholtè . 
Gardenar; Ghziugh (ac¬ 
tivo). 

Carga ; Icatzil. 

Gargar ; Ghcaghan ( ac¬ 
tivo). 

Garnal; BequetaL 
Carne; Bequet. 

Garnicero ; Chombequet . 
Carrera; Anil. 

Casa; Mail. 

Gasado; Ntipbil. 

Gasarse; Xinup (neutro). 
— a otro ; Ghnupundez 
(activo). 

Castigar; G ht zut z, Gtzutz. 
Castigo; Tzizel , tzitzel. 
— Dios nos ha casti- 
gado; Z tzitzbilotic Dios . 
Caudal; Polmal. 

Gaza ; Lebaghel. 

Gazador; Lebaig 9 le babil. 
Cazar; Gleban (activo). 
Cedro; Chuté . 

Gêna; Chab. 

Geniza; Tanec, Tatitez. 


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DE LA LANGUE TZOTZIL. 


261 


Géra; Chah. 

Gerça; Noch. 

Cercana (cosa); Napal; 
Nochol. 

Cercano; Nochbil. 

Cerco ; Mactè. 

Cerrado ; Macal. 

Gerrar; Gmac. 

Chico ; Biquit; Chincheuc. 
Chupada (cosa); Znpal. 
— Cana chup. Tzupil - 
vuanel 

Chupar; Gtznp (activo). 
Giego; Mazat . 
Giertamente ; Melel. ~ 
Muy ciert 10 Togmelel. 
Ciervo; Chig. 

Ciudad; Muctalumal 
Glaridad; Zacubel 
Clavar; Gbag ; Bagbil 
Godo ; XucubiL 
Codicia; Cupinel . 

Coger; Ghtam. 

Cogido ; Tambil. 

Cola; Nec. 

Coladera ; Chichimboch. 
Colar ; Chicliinam ( ac¬ 
tivo ). 

Golgar; Gliipam, Giican. 
Gomer; Xivuc . 
Comenzar; Xlic (neutro). 
Gliquez (activo). 


Comida ; Vaclil — de 
carne ; Viiclil bequet. 

Gomienzo, voy. Princi- 
pio. 

Como ; Cuzi. —Asi como; 
Cuzi chalibil. 

Companero; Chiyl. 

Companero (va conmigo 
de) ; Xbatghchmc. 

Companon; Tonil. 

Comprado ; ManbiL 

Gomprar; Ghman. 

Comprar; Polman. 

Con; Chine. — Con 'Juan; 
Zchnic Juan . 

Gondenado ( a azotes ) ; 
Chaquezbil ta maqhel. 

Gondenar ; Gchaquez (ac¬ 
tivo). 

Confiado; Cubambil. 

Gonüanza; Cubanel. 

Gonüar ; Ghcuban ( ac¬ 
tivo). 

Gongregacion ( de los fie- 
les); voy. Ayuntamiento. 

Contra; Naquel. 

Contrario; Nacmal. 

Gonvertirse (una cosa en 
otra, como el pan en el 
cuerpo del Ghristo); Ca- 
tag . — Gonvertirse ( a 
Dios ) ; Zut yodon taz 


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202 


VOCABULAIRE 


toghol dios ; Z cornez 
mulil yuun dios. 

Corazon; Olondonil. 

Correo ; Batinel 

Correr ; Ànilagam ( ac¬ 
tivo), — Animaghez. 

Correr; voy. Aguijar. 

Costumbre; Talel. 

Coser ; Gtziz — Chitez 
(activo). 

Coton ; Moquetè. 

Crecer; Xichih. 

Crecimiento; Chibel. 

Creencia; Chunel. 


Dadiva; Acbilal. 

Dado; Acbil. 

Dado (para Jugar); Bacbal. 
Danado; Colaghezbil. 
Danarse ; Colag (neutro). 
— D. a otro ; Colaghez 
(activo). 

Dano ; Colalil. 

Dar; Gcac (activo). 
Debiendo, voy. Adeu - 
dado. 

De donde; Buy . 

Dedos (en dos hombres) ; 
Chacavuo — (en mu- 
chos); Chachacot. 


Creer; Gchum (activo). 
Cruel; Chog, Chogvuinic; 
Cachai. 

Cuarenta ; Chavuinic. 
Cuatro; Chanim. 

Cuero; Nacul. 

Cuerno ; Xulal. 

Cuerpo; Tacupal. 

Culebra ; Chom ( gene- 
rico ). 

Curacion ; Poxil. 

Curar; Ghpoxday , Pox- 
dayez. 


Decir; CM (neutro) — 
Zhcal (activo). 
Defender; Colday;Coldez 
(activo). 

Defender; voy. Amparar. 
Defensa; Coldayel. 
Defensor; Coldavaanegh . 
Dejar; Quiquictay (activo) 
Delgado; Ghichil. 
Demanda; Canoghel. 
Dentro; Tayut. 

Derecho (Poner el Palo) ; 
Tecan (activo). — Voy 
d. Tue xibal. 

Derecho (cosa); Tulmc. 


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DE LA. ÏANGtTE TZOTZIL. 


203 


Derramado; Malbil. 
Derramarse; Ximal (neu- 
tro), — Ghmal (activo). 
Derribar; Gchay , Ghyalez 
(activo)—d.se; Chaij. 
Desatado, voy. Suelto. 
Desatar; Ghcolèz (activo). 
Deseado; Cupimbil. 
Desear; Ghcupin; Ghcan 
(activo). 

Desear, voy. Antojarse. 
Deseo; Cupinel. 
Desmotar ; voy . Gargar. 
Despacio; Cumcnm . 
Despues ; PatiL — D. 

(deindè); Teiliquel. 
Dias; Cacal. 

Diablo; Pucugh. 
Diabolico (hombre); Pn- 
cughil vuinic . 
Diferente; Yam. 

Diente; Guez. 

Difïicill; Zoz . 

Dinero; Taquin . 


Echado ; Metzanbil 
Echarse; Metzey (neutro); 
Gmezan ( activo ), E. 
fuera a otro; G loque z 
(activo). — Echarse con 
huevos; Laglillapacay . 


Dios(falso); PactayezDios 
—(de burla); Taghimol 

Disciplina; Cheghon. 

Doctrinar ; Gclianundaz 
(activo). 

Doncella ; Tzeum ; Bat - 
ziltzeum. 

Don de ; Buy. 

Doler; Ghcux. 

Dolor; Cuxlel. — D. in¬ 
terno; Cux colondon. 

Dormido; Buaibil. 

Dormir; Buay. 

Dormitorio ; Buayabal. 

Dueno ; Vuinquilel 

Dulce; Chi . 

Dulzura; ChihilaL 

Durar ( para siempre ) ; 
Mubaquin xlagh ; Taz- 
batelozil xcom. 

Dureza; Taquinai . 

Duro; Taquin . — Pan d. 
Taquin vuag. 


— Retono las plantas o 
flor, Xlocyabenal ; Xloc 
znich. 

Echarse (de espaldas); 
Chai tavualapat; Batez- 
ta vualapat 


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264 


VOCABULAIRE 


Eclipse (de sol) ; Charnel 
cacab (de Luna) ; Cha¬ 
rnel huu. 

Edificar; Tzaqitivuag ( ac- 
tivo). — Oûcial de edi¬ 
ficar; Tzaquivueg. 

Eleccion ; TecaneL 

Elegancia; Utzilal. 

Elégante (Platica); Ut- 
zilcop. 

Eleganlemente; Utzlec. 

Elegir (entre muchos); 
Gtecam (activo). 

Elegido; Tecambil. 

Elote ; Agham . 

Embarrado; Pacbil. 

Embarrador; Paquinegh . 

Erabarrar (lo caja) ; Ghpa- 
quig (activo). 

Emberrinchado ; Cacum- 
bil, Cacumbil vüinie. 

Emberrincharse ; Cacmn 
(neutro). 

Embiar; Bâtez (activo). 

Emborracharse ; Yacum 
(neutro). 

Embrocado ; Nughbil : 

Enano; nolnol ; Pecpec. 

Embrocar ; Ghnug ( ac- 
livo). 

Enaguas; Tzequil. 

Encantado ; Coplaltezbil . 


Encantador ; Coplaltez - 
vuanegh. 

Encantar; Coplaltez (ac¬ 
tivo). 

Encamar; bectaglu 

Encerrado ; Macbil 

Encerrar; Gmac , Tagnà 
ta caxa. 

Encima; Tazbà . 

Encontrar; Ghnup t Xinnp 
(neutro). 

Endiablado.uoy. diabolico 

Endurecido (Pan); Ta¬ 
quin vuaglu 

Endurecerse ; Ta g ni g 
(neutro). 

Enemigo ; Nacmal. 

Enemistad; voy. Odio. 

Enfadado (Hombre); voy. 
Enojado. 

Enfermarse; Cham (neu¬ 
tro). 

Enfermedad Charnel (de 
tiempo) ; Poco charnel . 

Enfriarse; Zicum (neu¬ 
tro). 

Enganador ; Loloy. 

Engano ; Loloyel. 

Engordado ; Ghipem . 

Engordarse ; Ghnpam 
(neutro) — Ghapaz (ac¬ 
tivo). 


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DE LA LANGUE TZOTZIL. 


Engaiiarse ; ( activo ) 

gzucumglitL 

Enojado (hombre); lit- 
nelbil vuinic. 

Enojarse;£ÿw*7m (activo). 

Enojo; Ilinel. 

Enojoso; IlimbiL 

Ensenado; Chanundazbil. 

Entrar; Och . (neutro); 
O chez (activo). 

Entender; Gcay, (activo); 
Gnà. 

Entender, voy. Atender. 

Entenùido; Noaghibal ca- 
yel; Nabil . 

Enterrar, Mtiquey , (acti¬ 
vo). 

Entranas ; Caret — ( Pro- 
prio) ; Bocab; Chntul; 
Chut . 

Envidiar ; Xitilagh ; Glie - 
xoghan, (activo). 

Envidioso(hombre); Ge- 
xoghmdnic . 

Envol ver ; G bol, Glotz, 
(activo). 


265 

Envuelto ; Bolbil, lotzbil, 
Unontapoc. 

Escalera ; tecobal 
Escasamente: tutil. — Go- 
mita corta; tutilvueL 
Escasés o miseria ; tu - 
dial. 

Escaso (o misero hombre); 

tutilalvidnic . 

Escafio ; naclebalnat . 
Escribano ; tzibaghem . 
Escribir ; tzibagh, ( ac¬ 
tivo), 

Escrita ; tzibabiL 
Escritura ; tzibaL 
Espalda ; patii 
Esperanza ; malayel 
Esperar ; gmalay . 

Espejo ; nem.- 
Espiadôr; pacumvuaneg. 
Espiadura ; pacumaL 
Espiar ; pacuiam ( ac¬ 
tivo). 

Estiercol ; Tzô, tzoal. 
Estivar ; g huit ( activo ). 
Evacuacion, voy. Gamara. 


F. 


Falceada ( cosa ) ; pacta - 
bit. 


Falcedad ; pactayel. 
Falcear ; pacay (activo). 


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266 


VOCABULAIRE 


Favor; ColdayeL 
Favorecedor ; Coldavua- 
negh. 

Favorecer ; Colday. 

Fée (o creencia) ; ChuneL 
Fé, voy. Creencia. 

Festivo ( dia ) ; Cacal - 
gain. 

Fiesta; quin. 

Flor ; Nichim. 


Gai go ; Bactzi. 

Gallina ; Mat. 

Gallo ; Quelenmut. — (De 
la tierra) ; tuluc. 

Garganta ; naquit. 

Guargüero; Zuceic. 

Garrapata; Cip . 

Gente; Vuinic. 

Gigante ; Natilvuinic. 

Gloria ; Nichimagel , mui- 
bagel. 

Gloriarse ; Nichimag., 
muibag. 

Glorificar ; Gnichintez . 
( activo). 

Golondrina; Ulich. 

Golpe ; tighel. 

Golpear ; Gtigh. 


Florecer ; nichimag ( acti¬ 
vo ) y por alegrarse. 
Florecido ; nichimbil. 
Fluido ; Yalel\ 

Fogoso ; Cacal. 

Frio ; Zic . 

Fructificar ; qlitzitin. 

(fruta). 

Fuego ; Cohoc. 

Fuera. Ta amac , 


Goma; Xuch. 

Gomitar ; Xixeem. N. 

Gomito ; Xeel. 

Gordo ; Ghupem . 

Gorgojo; Ghoch ixim . 

Gracia; Utzilal. 

Gracias (dar) vuocolxcal, 
como : vuocolxalbeotic 
Dios. 

Granizo ; Bot. 

Grano ( de semilla de 
mais ) ; Zbeel ixim ; 
Grande ; Mue. 

Gritador (hombre) avua- 
namvuinic. 

Gritar; N. Avuam. 

Grito f Avuanel. 

Guallava; poto. 


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DE LA LANGUE TZ0TZIL. 


267 


Guardador; ( de dinero ) 
Chavitaquin. 

Guardar; Gchavi (activo). 
Guirnalda; ( de flores ) 
Pocolnichim. 


Gula; Tziil vaeel. —Ham 
bre canina ; ipcupinel 
vuel. 

Gusano ; Tzucum. 


H. 


Habil (hombre) ; Pighil- 
vninic. — Ser; Ghpizh 
(activo). 

Habilidad ; Pighilal. 

Habilitado ; Piqhimbil. 

Habililar (a otro) ; Ghpig- 
hotez, Ghcaitez. 

Habito; Cuul, Pocal — 
Mi hab Clin qhpoc. 

Hablador; Coponel. 

Hablar; Copog (activo); 
— Palabra; Cop. 

Hablar (o decir) ; Aal (ac¬ 
tivo), chi. N. 

Hacedor; Pazvuaneg. 

Hacer; Ghpaz (activo). 

Hacer ir à otro ; Bâtez, 
Ghpoc (activo). 

Hàcia tras; Ta patil; — 
a dentro; t ai/ut il ; — 
a mi; tagtaghol. 

Hallado ; Tabil (verbal). 

Hablado; Abbil (verbal) 


Halagado ; Cutzinbil. 

Halagar ; Cutzin ( acti - 
vo). 

Halagüeno ; Cutzivua - 
tiegh. 

Hablar (bien o mal); se 
distingue : — bien, Ut- 
zilal; mal, Colal. 

Hallar lo que se busca; 
Gza. 

Hallar; Gtam, Gtà. 

Hambre; Meanal. 

Hambriento ( hombre ) ; 
Meonvuinic. 

Hartarse; Glmogh;chutil. 

Harto; Nogbil. 

Hartura; Noghelal;yuun- 
chutil. 

Hasta cuando; Baquin ? 
calai ? 

Hasta (preposicion) ; Ca¬ 
lai. 

Hasta ahora ; Calai tanà. 


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268 


VOCABULAIRE 


Huidor; ghatayel mu¬ 
nie. 

Haumado; Cliailbil; lu- 
gardehumo; Chailbal. 

Hechizado; Poxbil. Se le 
anade colal . 

Hechisar ; Poxam ( ac- 
tivo). 

Hechizo ; Poxil. 

Hecho; Pazbil. 

Hechos o obras ; Pagozel. 

Heder; Tuhubam{ activo). 
Cah. N. 

Heder; Tnh (activo). 

Hedienda (Cosa); Chinin 
— hediendo (Hombre); 
Chinin vuinic . 

Hedor; TuluU Caliib , po- 
drido o corrupto; Cah . 

Hembra (generico) ; Antz , 
—ahembrado; Antzila - 
Ivuinic puerca ; Ant~ 
zilalchitom. 

Herido; Magbil. 

Heridor; Magvuanegh. 

Herir; Gmag (activo). 

Hermana mayor; Avuix; 
menor, ixlel. 

Hermano mayor ; Ban- 
quil; (menor); Quitzin . 

Herrador ; Pazoxono - 
chigli . 


Herrar; Cotzez. — Xono- 
chigh. 

Herrar con fuego el ga- 
fiado; Ghvuinaghez 
tacot taquin vuacax , 
cavuallo. 

Herrero; Tentaquin . 

Hidalgo o noble; Aghau , 
— nobleza; AgliualeL 

Hiel ; Clia . 

Hierro ; Taquin . 

Hierro para herrar hes- 
tias ; Zvuinaghem ta¬ 
quin chigh. 

Higado; Cecub. 

Hilar; Ghazeg (activo). 

Hijo; Nichon. 

Hijos; Nichnab. 

Hijos de la hembra ; Olol; 
mi hijo : ghcol. 

Hilo o hilado ; Naghel. 

Hilo delgado Xicliil. 

Hinchado ; Citabil. 

Hincharse: Cit, citan. N. 

Hinchazon ; Citelal. 

Hipar; Hucagh. N. 

Hipo; Hucaghel 

Hocico ; Pekliolti. 

Hoja de arbol; yabenal té 
— Salir hojas al arbol ; 
taxloc yabenal . 

Hpja ; Haben. 


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DE LA LANGUE TZOTZIL. 


269 


Holgarse ; Muibagh , tagh 
bin. N. 

Holgura o huelga; tagi- 
mol . 

Hollin de fuego ; eboc , o 
boquil. 

Hollo; Chen. 

Hombre ; Nequem. 

Hombre amigo \Antzilmii- 
nic. — Casta de mur- 
ger : togholantz , chu - 
bantz. 

Honda ; Ghinich. 

Honestidad ; Utziltogho- 
lal. 

Honesto; Togholvumic. 

Honra ; Quexoghel 

Horma ; ZpizolxonobiL 


Horraiga ; Xinich. 

Horno ; Znaghibvuag. 
Huidor ; GhatayeL 
Huirse ; Ghatay. N. glia- 
tayez (activo). 

Huerta; Tzunubil lumal. 
Hueso ; Bac . 

Huevo ; Tonmut. 
Humareda ; ChailaL 
Humiliado ; Olon. 
Humiliar; Bietaghez (ac¬ 
tivo). 

Humo ; Ch ail. 

Hurtado; Elcaribil. 

Hurto ; Elcanel 
Hurtar ; Elcag. N. elcam 
(activo). 


I. 


Ida ; Batel. 

Ido ; Batbil 

Idolatria ; Chunelton , 
quexeltaté. 

Idolo; Vuinicton , vuinic 
tè . 

Iglesia ; Znà Bios. 

Igual ; Paghal. 

Igual peso ; Togholpiz. 
Igualdad; PaghabiL 
Imperio; Agualel. 


Incienso ; Pom. 

Inclinado ; Ntghil, tinhii 

Inclinarse con el cuerpo 
o cabeza ; Ghniglian 
(activo). 

Infernal (hombre); Ca- 
tinbaquilvuinic . 

Inüerno ; Catimbac> vuo- 
collumal. 

Infinidad ( o inmortali- 
dad); Batelozil cuxel. 


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270 


VOCABULAIRE 


lnfructifero (lugar, que 
no es de provecho ) ; 
Pughpughlumal , ta - 
quinlum. 

Inquietar; Baguez (ac- 
tivo). 

]nquieto; Baguezil. 

Inquietud; Baguel , ba- 
guelal. 

Instrumento (de alcan- 
zar) ; Taoghibal 


Interprelar ; Zutezcop 
(activo). 

Interprète; Accop, Zu - 
tezvuaneghcop. 

Irse ; N. Bat. 

Ir (hacer a otro) ; Bâtez, A . 

Ira; IlineL — Tener ira 
o enfado; ilim (activo), 
— airado ; ilimbil. 

Iris (El arco) ; Zeguillum . 


J. 


Jabon ; Chupac. 

Jaquima; Cliuguul , zghol 
caballo . 

Jardin ; Nicliimtic . 

Jarro; Quixnamlioo. 

Jaula ; Colaltè . 

Jerga; Tzotzpoc. 

Jornal o paga del que 
trabaja; Ztogholantel. 

Jubileo; ChayelmuliL 

Jornalero ; voy. Peon. 

Juego; BuL 

Juego de naipes; Bulin - 
hum. —de dados -fiacbul; 


- de bolas ;— CholbuL 
Juez y Juicio ; Chaguel. 
Jugosa o resbaladiza; 

cosa ; Bilil. 

Juntacosa; Tzobol. 
Junta(de muchos), voy. 

Ayuntamiento. 

Juntar; Tzob (activo). 
Junto ; Tzobol— elpueblo 
Tzobol teclum. 

Jarabe ; Chabulpox. 
Juzgado ; Chacbil. 

Juzgar ; Gchac, gcliaguez 
( activo ). 


L. 


Labio : Tiil. j Ladrido ; Vuovuo?iel. 

Ladrar; Vuovoy (activo). ! Ladrillo; Chicbil, xamit. 


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DE LA LANGUE TZOTZIL. 


Ladron ; Elec. 

Lagarto ; Ahin. 

Lagarlija ; Ocotz. 

Lagrima ; Yalelzatil. 
Laguna ; Nabil. 

Lamer ; Glilec (activo ). 
Largo ; Nat, Natil. 
Lanzeta; Ghulobal. 

Larga (Cosa )Nat. 
Latrocinio ; Vuelcanel. 
Laurel ; Tzitzuc. 

Lavar ; Zuc , zuquilan 
( activo ). 

Lavar ropa ; Gzacitm (ac¬ 
tivo). 

Laso; Chogon. 

Leal ; Togholvuinic, atzil. 
Lebrel ; Baczi. 

Leche; Chuil. — L. caldo; 
Yabel chuil. 

Lej os jiVom, ghatal.namal 
Lejos (de) ; Caghal nom; 

Caglial nomol. 

Lena ; Ci. 

Leon ; Chogh. 

Lerdura ; Chaghilal. 
Levantado ; Tequel. 
Levantado; Tayol; Toihil. 
Levantar; Ghloy, ghtoyez 
(activo). 

Levantar(locaido). Gteclà 
( activo). 


27i 

Le van tarse ; Ghtelamgbà. 
Ley ; Taquiegh. 

Libra ; piz libra —media ; 

Ololpiz libra. 

Libre ; Cuxul , ghochol, 
yaxal. 

Liendre; Tonucli. 

Ligar o atar ; Glichuc , 
glichuquez (activo). 
Ligereza; Cubai 
Ligero; Cobol. 

Limosna; Canoghel. 
Limpio; Gcuz. 

Llaga; Y a. 

Llagado; Yaghel. 

Llamar; Ich (activo), Gh- 
quicli vuinic, yich, etc. 
Llama de fuego ; Yatcoc. 
Llamar ; Icoo. 

Llamar; Xichuum. N. 
Llanto Oquel. 
Llana(tierra); Pachulum. 
Llegada, traida ; Talezbil. 
Llego ; Xicot, N. 

Llego (a la Cumbre del 
monte); Tazbà uitzycot. 
Llenar ; Nogh, nogliez 
(acl.). 

Lleno; Nog. 

Llevar; Gquixbatel, bâtez 
(activo). 

Llorar; Xioc. N. 


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VOCABULAIRE 


272 

Lloron (hombre) ; OqueU 
vitinic. 

Llover; Yalhoo . 

Llueve mucho ; Iptal hoo. 
Lobo o adive ; Oquil. 
Loco; Ovuilvuinic . 
Lodazar; Achetât. 

Lodo; Achel. 

Lombriz; lucum. 

Lomo; Telpat . 


Lu ego; Taliquel. 

Lugar; teclumal. 

Lugar de muertos; Cha - 
mehaly miiquenal. 
Lujuria; Chighilbectal. 
Luna; Hic. 

Luna llena ; Yighilhù. 
Luto; Chàbàbil. 

Luz ; Cacubel. 

Lucero ; Mucta canal . 


Madré ; MeliL 

Madriguera; Nacobal. 

Madura (futa) ; taghen- 
lobot. 

Madurarse ; tarjh. 

Maiz; ixim— Muy grande; 
togmuc. — Nuevo Ach- 
ixim. 

Majadero ; tenobil. — El 
Martillo de Majar. — 
Malol, colal. 

Majar ; ghten (activo). 

Maldicion; tzolcop. 

Malhombre ; Colalvui- 
nic . 

Manana ; Ocom. — ( Pa- 
sada) ; Chaegh. 

Maiïana (de) ; Icliimal. 


Manceba o Amiga ; Agh- 
mul . 

Mancebo ; Quelem. — 
Grande; ghchilquelem; 
—Ghico; unen quelem . 

Mancha; Quiquix . 

Mancbarse ; Quiquixum, 
N. 

Mala obra; Colalpazoghel. 

Manca ; Chuguielcom. 

Manco; Concon. 

Mandar ; taquian (activo). 

Mandato o Mandamiento; 
taquiegli. 

Manera; v. gr. : de esta 
manera lo hice; ech- 
ilagpaz. 

Manifestar a otro, a otra 


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DE LA LANGUE TZOTZIL. 


273 


cosa ; Vainagliez ( ac- 
tivo). 

Mano ; Com. 

Manifestarse ; gninag. 

Mansedumbre ; lahaniL 

Manso animal ; Alac - 
chigh. 

Manso hombre; lahan- 
vuinic . 

Manta; poc. —Delgada; 
ghichilpoc . — Pareja ; 
paghalpoc . 

Mantener; gmaclin (ac- 
tivo). 

Mar ; Muctanabil. 

Marchito; taquig. N . 

Marido ; Malal 

Mariposa; pepem. 

Marrano; Chitom . 

Mascara ; Cogh. 

Materia; poghon . 

Matrona (muger); xipi - 
lantz . 

Mayugado ; lepambil. 

Mayugarse ; glepam (ac- 
livo). 

Meador; Cabinel vninic. 

Meados ; Cabil 

Mear; Cabin (activo). 

Membrum virile ; atil 
Feminae ; antzileL 

Mecapal; pech , nacaL 


Mecate Colorado ; Tza - 
ghalac. 

Media comida; ta olol - 
vuelil. 

Media fanega; ololteL 
Media Noche; ololacabal. 
Media paga; ololtoghol. 
Medicina; pox,poxil. 
Medicinar; poxdaij (ac¬ 
tivo). 

Medico ; Poxdavuanegh . 
Medida ; piz, pizol 
Medida (cosa) ; pizbil 
Medidor ; pizvaneg . 
Medio ; olol . 

Medir ; (activo). 
Memoria; Naoghibal. 
Memorial enpapel; naogh- 
bilham. 

Menearse; N. xmic, gni - 
qnez (activo). 

Menester ; xtum . 
Menestermio; xtuncuum . 
Menester tuyo; xtumatuc . 
Menospreciado ; tiolbil. 
Menospreciar; tioltay (ac 
tivo). 

Menosprecio ; tfo/. 
Mentimiento; Lotil . 
Mentir; À7/o£. N. ghpac- 
tay (activo). 

Mentira ; /o/, pactayel • 

18 


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274 


VOCABULAIRE 


Merecer; Ghtogholai (ac- 
tivo). 

Merecimiento ; toghol.— 
Mez ; Ha, mesa; Vuelbal . 

Mesclar; g cap. N. 

Mesedor ; Nicalaghnegh. 

Meser ; Niculan (activo) ; 
— ghimulan (activo). 

Meter; Cotez (activo). 

Metido ; Cotezbil; — en 
Costal; gtic . 

Miedo ; xiel. 

Miel ; Chàb. 

Miel de Cana; yalelvaalè . 

Miel de rosa; Chabidrosa 
(et sic de aliis). 

Miembro del cuerpo ; Vin - 
quitel, tacupal . 

Mierda; tzo. 

Migajas de pan; Chucchi- 
luag. 

Milagro ; labaghel. 

Milagroso; labagh. , 

Milpa; Chom. 

Milperias; Chomiic. 

Mirado ; ibbil. 

Mirar ; iil ( activo ) ; — 
gquil. 

Miseria ; Meanal. 

Misericordia ; Abolagel 

Misericordia (tener); abo- 
lag (activo), undè dicit: 


abolagham cnm; tener 
misericordia de mi. 
Mocos ; zmil . 

Modestia; Utzilal, togho - 
lai. 

Mojado ; tuxul. 

Mojarse ; tux. N. 

Moler; ghucUum . N. 
Molido ; ghachumbil. 
Molino ; ghachomixim. 
Monte ; tetic, vuomoltic. 
Mouton; tzobol. 

Morada; maclebal,nacalil. 
Morador; nachegh . 

Morar ; gnacan (activo). 
Morder; gti (activo), xiti- 
vuan. N. 

Merir ; xicham y xilagh. N. 
Mortaja; pixoghbil. 
Mortalidad; Charnel. 
Mosca; hoob. 

Mosquito; uz. 

Moza; tzeb. 

Mozo ; quexem. 

Muchas veces ; ipliqnel . 
Muchedumbre ; ipal, epal. 
Mucho; ip . 

Muchos hombres; ipvui - 
nie, epehigh. 

Mudarse ; xilic. N. 

Mudar à otro ; xiliquez 
(activo). 


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DE LA LANGUE TZOTZIL. 


275 


Mudez; humaiL 
Mudo ; lmmây macalticy 
macop. 

Muela; chom. 

Muerte ; Leghel. 


Muger; Antz. 

Mundano ; valamilalvui- 
nic. 

Mundo ; valumil, balumil. 
xMurmullo; bulbiinel. 


N. 


Nacer ; Vuiniquilay . — 
El maiz ô plantas ; Xi- 
chxlocy loquel gchiel. 

Nacido ; vuiniqailabiL — 
Recien; Achunem. 

Nacimiento ; Vuiniqui- 
layel. 

Nada ; Munuzcuzi. 

Nadie ; voy. Ninguno. 

Naguas ; voy. Enaguas. 

Naipes ; Valinhum. 

Nano; voy . Enano. 

Nariz ; Ni. — Roma ; Pe- 
chini .—Larga ; Naiibni. 
Aquilena; Teezelni . 

Nave, navio ; Cazlan- 
ghucwn . 

Naveta ; Zyavuilpom. 

Necedad ; Tenquexcop . 

Necio; Pocolvuinic y Bol - 
vuinic ; Hontolvuinic. 

Negar ; Muxal ; Mux- 
gham; Mitzvirinaghez . 

Negligencia ; Chagilal. 


Negociar; voy. Gomprar, 
Vender. 

Negro (color y hombre); le. 
—lcaly lcalvuinicy Ical- 
poCy lealmnylcalacabal. 
Nervio; Chuxuil. 

Nevar; Xÿaltaib. 

. Nido (de aves) ; Ztaxmut. 
Niebla; Tocal. 

Nina (de ojo); XatilchuleL 
— Beczat , Veczat. 

Nino (de pecho; Unemo - 
loi 

Ninguno ; Munuzmuchiii. 
No ; Mu. 

Noble; Aghau. 

Nobleza; Aghaulel. 
Noche ; Acabal. 

Nodo (de Cana) ; Acan- 
ghelaly Yacanvualè. 
Nombre; Biyl. 

Norte; Quinobalhoo. 
Novedad ; Achcop. 
Noventa ; Valumgüinic. 


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276 


VOCABULAIRE 


Novillo; Achvuacax . 

Nube ; Toc . 

Nudo; Chucul , (subst.). 
Nudo; C%wc, Chuquil. 

O. 

Obedecer; Gchioncop. 
Obediencia;À7è/, Qaexel . 
Obediente; Quexelcop . 
Obligation ; Patan, Gcol -- 

Obligarse per otro; G7o- 
cam, gcolday (activo). 
Obra ; Antel — hecha ; 
Pazbil. 

Obrar ( algo j ; — Gcante - 
lan; Gpatanim. 

Ochenta ; Chanvainic . 

Ocho ; Vuaxaquin. 

Ocioso ; Ghochol. 

Ocupar; Gcacyantel 
Ocuparse; Oygcantel 
Odio ; Nacmalil. 

Ofender; Ghpazcolal — 
Colalgpaz. 

Oücio; Antel — Patan. 

Oido (Oreja) ; Chiquin. 

Ojos ; Zatily Xatil 
Oler; GhcutzL 

P. 

Pacer; Lobagh , (neutro). 

— Lobagliez , (Activo). 


Nuevamente; Achto . 
Nuevo ; 

Nuez; Tombée . . 

Nunca; Mubaquin . 

011a; P/m. 

Olor (hechar mal) ; Ghbut- 
zan . 

Olvidada (Cosa) ; Chay- 
tacolondon , Chaitayo- 
london. 

Olvidarse ; Xichai — 
Chaiolondon . 

Ombligo ; /V&rtï. 

Once ; Buluchim. 
Oponerse ; Ghnac. 
Oposicion (hacer) ; 
que z. 

Grilla (de rio) ; Ztilhucum. 
Orina; Cifcr, C«A//. 

Oro ; Canal taquin . 

Otra vez ; ZanliqueL 
Otro ; Tarn. 

Osado; Moyucxiel. 

Oveja ; Antzilchig . 

Ovillo (dehilo); Colbilno 
— Ojala ; Pizbilnaghel. 


Patiente ; Cuchivuocol, — 
Colzvuinic . 


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DE LA LANGUE TZOTZIL. 


277 


Padraslo ; Chultotil 

Padre ; Totil — Bueno ; 
Utziltotil. 

Paga; Togholil , toghol. 

Pagado ; Toghbil. 

Pagadop ; Togholvuinic. 

Pagar ; Ghtogh. 

Paja ; Ac; ghovel . — para 
casas ; chic ac ; zagh ac. 

Palisada; Tetic . 

Palito ; Bictaltè . 

Palma ; Xam , nap. 

Palmito; Ztonxam, Yo- 
london-xam. 

Palo ; Tee, teel. 

Paloma; Ucutzmut. 

Pan; Vnag, Vnagh. — 
De trigo ; Caxlanvuag. 
— De maiz ; Iximvuag. 

Pano ; Poe. 

Panuelo ; Biquitpoç , cu- 
cobilpac . 

Pafiales (de Nino) ; Pixi- 
lolol. 

Papel ; Hum — blanco ; 
Üaquilhum , Zaquil- 
ham. — Escrito; Ziba - 
quilhum. 

Parte (de la otra) ; Ta - 
ghech . 

Partes (Pudendas de la 
Muguer) ; CM, Aquex . 


Pastar ; voy. Pacer. 

Pajaro (generico); Mut. 

Pacificar ; Lantèz, La - 
Jiantex (activo). 

Paciüco ; voy. Paso. 

Paraque, porque ; Cu- 
ziyam. 

Para siempre : Taz batel- 
ozil. È 

Parados; lequel. 

Parar; Ghtecam (activo). 

Pared; Pac. 

Parentela; Chogholal. 

Parentesco; Tagh. 

Pariente ; Molol. 

Parir; Ololag. 

Parlar; Copogh (activo). 

Parpado (del ojoj; Zu- 
zatil; Zpaczat. 

Parti do ; Pucbil. 

Partir ; Gcap. —Hondien- 
do; Gham (activo), 

Partirse (de un lugar); 
Xilic batel. 

Parva ( cosa ) ; Paghal. 

Pasagero; Caxalbè vuinic . 

Pasar; Gcax. 

Pasmado ; Tupalpich vui¬ 
nic. 

Pasmo ; Tupelic. 

Paso, paciüco ; Lohom , 
laman. 


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278 


VOCABULAIRE 


Patio; Amac , pech , 
umum . 

Pecado ; Mulil. — Grande, 
ZmemuliL 

Pecador; MulaviL 

Pecar; Ximulau. 

Pechuguera ; Oè#/, 

Pecho; Zniolondon. 

Pedernal ; Zuiton. 

Pedir; (activo). 

Pedo ; Tzitz. 

Pegar ; Ghnop, gnoch. 

Peinar ; Ghacliomtay (ac¬ 
tivo). 

Peine; Ghachobil. 

Pelea ; Icaiaghel; Yco- 
y agit (activo). 

Pellizcar ; Xntau (neutro). 
— Ghxat (activo). 

Pellejo; Niiciil. 

Pelo ; Tzotz. — Delgado ; 
Cuniltzotz. 

Pena; Meanaghel, Mea- 
nagh. —Dada por culpa. 
Penitencia en la con^- 
fesion ; Ztogholmulil. 

Pena; Tonmuc , tonchen. 

Pensamiento ; Natza - 
ghel. 

Peon ; Antelvuinic. 

Pequeno (en edad); Bi- 
qnit; Unem. 


Pederse ; Xichai (neutro) ; 

Chayez (activo). 
Perdida; Chayal. 
Perdimiento ; voy. Per¬ 
dida. 

Perdon; Chayelmulil. 
Perdonar; ChaimuliL 
Perecer ; XilagJi, Xichay. 
Pereza ; Cliaghil , Cha- 
ghilal. 

Perro; Tzi. 

Perseguido ; N ntzbil. 
Perseguir ; Gnutz ( ac¬ 
tivo). 

Pertenecer ; Taghtoghol. 
Pescado ; ühoy ( Gene- 
rico ). 

Pescuezo ; Nue. 

Pezar ; Ghpiz . 

Pezon ( de Teta ) ; Zghol - 
chul. 

Picadura ( de Alacran ) ; 
Ztighebtzec. 

Pié ; Oc y oquil. — Mi pié ; 
Gcoc. 

Piedra; Ton (Genérico) ; 
tonil. 

Pina; Paxac. 

Piojo; U ch» 

Pisar; Ghec (activo). 
Placer; Nichimaghel . 
Plata; Zaquil taquin. 


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DE LA LANGUE TZOTZIL. 


279 


Plaza ; Xiquit. 

Plegar; Pux. 

Pluma ; Cncum. 

Pobre ; Mean . 

Pobreza ; Meanal. 

Poco ; Ghutuc; ( Jo solo ) 
—mas; Ghutuxoc, ghu- 
tuxan — a poco ; Cum - 
cwi. — De agua ; Che - 
nalho. 

Poder ; Xuu ( neutro ). 

Poderoso, voy. Potente. 

Podre ; Pocoghil 

Podrirse; Xichab. 

Power; Gcac (activo). — 
Se el sol ; XmalicacaL 

Por don de; Bay. 

Porque; Cuziynum. 

Potente; Ghuezel, ghue - 
zeglu 

Potroso ; Tzutonil, Xu - 
lumtonil. 

Precio; Toghol. 

Preguntar ( a otro ) ; 
Ghacbey (activo). 

Premio; TogholiL 


Quai ; Muchui. 
Qualquiera ; Muchiiyiic. 
— Gosa ; Cuziuc. 


Prender; Gchuc, 
Presentar ; Ghmotonêz 
(activo). 

Présente ; Moton. 

Preso; Chucbil 
Prestar; Chamon. 

Presto (adverbio); Zom - 
zom. 

Presumir; Ghtoibagh (slc- 
tivo). 

Presuncion, voy. Soberbia 
Priesas (darse), voy . Apre- 
surarse. 

Prieto ; Ical. 

Principio; Liquil. 
Prohijado , voy . Ahijado. 
Proximo; Napal,Nochol. 
Pueblo; Techim. 

Puerca; Antzilal chitom. 
Puerco; Chitom. 

Puerta; Tinà . 

Pulga; Chac. 

Punta; Ni, niai . 

Purga; Pox . 

Purgado; Poxbil. 

Puta ; Mulabilantz . 


Quando ; Baqain. 
Quantas (veces) ; Ghaim 
liqitel 


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280 


VOCABULAIRE. 


Quanto ( vale) ? Ghaimz - 
toghol? 

Quantos ( hombres ) ? 
Ghaim vuinic ? 

Quarenta; Chavuinic. 

Quaresma; Chavaghelot - 
zil. 

Quatro; Chanim. 

Quebrado ; VuocbiL 

Quebraru; Gvoquez ( ac- 
tivo ). — Xivuoc ( pas- 
si vo). 

Quedarse; Xicom (neu¬ 
tre) ) ; Gcomez ( acti¬ 
ve)). 


Quemada (cosa) ; Chicbil , 
cacbiL 

Quemarsej Xicac,Xichic , 
(neutro) —'Ghchiquez , 
(activo). 

Querer; Ghcam, ghean ; 
(activo). 

Quien ; MuchuL 

Quieto; Nacalyolondon. 

Quijada; Calabil. 

Quince ; Honlaghunem, 
holaghunem. 

Quinientos; Zchaboc . 

Quitar, Gliloquez , ( ac¬ 
tivo). 


R. 


Rabo de animal ; nee— de 

hombre ; chac. 

Raer; ghyoz (activo). 

Raido ; ghozbil 

Raiz de arbol ; yibeltè. 

Rajar; gtox y gham; toto- 
xel , abirlo rajando. 

Ralea o genealogia ; 
ta» cil » 

Rala cosa ; caciil. 

Rana ; luielpococ , zanna 
chinin. 

Rascar ; ghot ( activo ). — 
Gotbil (verba). 


Rasgado; ghatbil . 

Rasgar; ghat (activo). 
RasgarconCuchillo; Guip 
ta cuchillo. 

Raton; cho; — grande : 

Cocolcho, tagpezat. 
Ratonera ; Petz, hobilziz . 
Raya; PoloL 

Rayo del sol; Xoghovia- 
nel. 

Rayodetormenta; Charte . 
Razon; CoghoL 
Real, dinero ; Taquin . 
Recordador ; NaoghibaL 


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DE LA LANGUE TZOTZIL. 


281 


Reino ; Aghualel. 

Rebatar ; ghpogh. 

Rebusnarel burro ; Xghi- 
glunet burro. 

Recibir; ghquich (activo). 

Recibir al que viene ; 
gnup ( activo). 

Reclamo (para beneflcios) ; 
iquimchigh. — Para 
aves ; ghicmut. 

Recoger; gtzob (activo). 

Recompensar ; ghzutez . 
( activo ). 

Recordar al que duerme ; 
ghulandaz (activo). 

Red ; NutL 

Redon do; bolbol. 

Refregar; ghcup , (activo). 

Regalar; ghmaclin , (ac¬ 
tivo), 

Regalo ; Batezmoton ; 
Ghcacbeymoton cuum. 

Reganar; Xhailin, chi - 
vuivuet (activo). 

Reirse ; Gtzen . — Hombre 
risueno ; tzechgvuinic . 

Relampagear; lemlaghe t 
(activo). 

Rempujar ; ghtacoltay 
(activo). 

Remudarse ; ghgheltay 
(activo). 


Renir; xicut N. 

Repartir; ghpuc , ghpucbil. 
Reprender; ghtzitz (ac¬ 
tivo ). 

Resfriarse ; gzicubdez (ac¬ 
tivo). 

Resistir; ghaac (activo). 
Résina; Xuch. 

Respectar ; gquex . 
Resplandecer; xoghovian 
(activo). 

Resplandor; xoghovianel. 
Responder ; voy. Bal- 
don ar. 

Resucitar; xicux. N. 
Resurreccion ; CuxeL 
Retonar ; glup . 

Retono; lupel. 

Retorcer; gtotz. 

Retozar; taghin . 

Retozo ; taghimol. 
Reverenciar, voy. Adorar. 
Reventar; xituc, xighat. N. 
Revolcar; gbalelan , ba- 
lalip. 

Revolver; ghuy , gcapu - 
lan. N. 

Rey; Aghau , Rey. 

Rico ; Culegh. 

Rio; ucum. 

Ripio; ChachuL —Astilla 
— chiichultè. 


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282 


VOCABULAIRE 


Riqueza; Culeghel. 
Rodilla; Cacà. 

Roer; ghmil. 

Rogar ; xicopog, ghcopog 
(activo). 

Romadizo ; Zimal. 
Roraper ; ghat. 

Roncar; ghalghonet. 
Rppa; Poe — Mi ropa; 
Ghpoc. 


Roto o rompido ; ghatbil, 
ghatal. 

Rudeza ; hotolil. 

Rudo ; liontol. 

Rueda; Zetzet. — La de 
molino ; ghunom. 

Rugir las tripas; Chocet 
chut. 

Ruido dé gente ; tunel 
aghilvuinic. 


S. 


Saber; Grui (activo). — 
No saber ; Mugnà, 
Murcuzigna. 

Saber et manjar ; Gbutzan 
(activo). 

Saber tordo ; Zcotolgna. 

Sabiduria ; Naghilab, y 
lo mismo la memoria. 

Sabio ; Naghel. 

Sabrosa comida ; buizil- 
buel, chiilvuel. 

Sacate; voy. Paja, Zacate. 

Sacado ; loquezbil. 

Sacar ; gloguez (activo). 

Sacar agna ; g lu à , ghi- 
lihôo. 

Sacrificar degollando ; 
gcup (aelivo). 


Sacriflcador o degollador; 

cupelvainic. 

Sacudido (Hombre) ; tete- 
vuinic , tetecop. 

Sacudir ; glilin, gtitin 
(activo). 

Saeta ; yalbayel. 

Saetear ; yalbay, N. 

Sal; atzam. 

Salada ; atzambil. 

Salar ; atzamdez (activo). 
Salario ; togholil. 

Salida; loquet. 

Salido; loquem. 

Salir ; xiloc. N. 

Salitre ; atzamlum. 

Saliva ; tubal. 

Sallante ; lutvaneg. 


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DE LA LANGUE TZOTZIL. 


283 


Saltar ; ghtilpng. 

Saltar ; xilnt N. 

Salto ; Intel. 

Salud ; Cuxel, utzilal. 
Saludar ; g chaudez ( ac- 
tivo). 

Salutacim ; Chaudezil. 
Salvacion ; Coldayel. 
Salvar; Colez , gcolday. 
Sangrador ; ghulogelvua- 
ueg. 

Sangrar ; ghul. 

Sangre ; Chichel. 

Sangria ; ghulogel. 

Santa cosa, Chul % utz . 
Santidad ; utzilal . 
Santiguarse ; gpizazat . 
Sapo ; pococ. 

Sastre ; tzizom. 

Sastreria; tzicomoghel . 
Sauce ; yocoL 
Sahumar; Chailtez (ac- 
tivo). 

Sahumerio ; ChaiyeL 
Sazon ; zoqueL 
Secreto ; Macalcop. 
Segador; lucoghel. 

Seca cosa; taquiu; ghobin , 
hutuL 

Secarse ; Xtaquigh. N. 
Segar ; gluc. 

Seguimiento zacpatil . 


Seguir ; tzacpati. 

Sequedad ; taquimal ozil , 
(tiempo seco), 

Seis ; vuaquim . 

Sellar ; guetaldez ( ac - 
tivo). 

Sello o senal ; uetaliL 

Semblante ; zeltil coghoL 

Sembrador ; Tzumbag - 
hou. 

Sembrar; gtzuu (activo). 

Sementera; Tzunubil . 

Sena o milestra; vuiua- 
ghem , vuiuag. 

Senalar (o mostar) ; vui- 
naghez (activo). 

Senor: Aghau. 

Senorio; Aghaulel. 

Sentado; uacal, nacbil. 

Sentarse ; Macay,gnaqui . 

Sentencia ; Chaquelcop . 
— il que sentencia ; 
chaquelvuinic. 

Sentenciar; Gchaquix . 

Sepultura ; muqueual 

Sereno (tiempo); quepe - 
lozil. 

Sermon; tzitzocop chnlcop 

Serpiente (Especie de); 
teute pococ. 

Sesenta; Oxvuiuic . 

Sesos; Chinam . 


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284 


VOCABULAIRE 


Setenta ; Olagliunenox 
vuinic. 

Sexto; Vnaquival. 

Si ; (adverbio) Haa; (con- 
dicional) ; amati. 

Si, o asi es; Abî. —Si hay; 
amatioy, amatinacal. 

Si, como : mira si es bneno 
o malo ; ilo me utz, me 
mo utzuc. Si, tambien; 
coichiuc. 

Siempre; batelozil. 

Sienes ; chinil. 

Sierpe ; muctachon. 

Significacion ; vuinagem. 

Significar; ghvuinaguez. 

Silbar ; gxuxubi (activo). 

Silbo ; xuxiobil. 

Silencio ; Chighianel. 

Si.lla (hugar de sentar) ; 
Nactebal. 

Simia o mono ; Max. 

Siniestra;(mano) tzegcom . 

Sobaco; lotzopil. 

Soberbia ; toilbail. 

Soberbio ; toilbailvainic. 

Sobra de aigo ; yelal. 

Sobre; usan, ta. 

Sobrenombre ; gholbil, 
latzbil. 

Socorrer; gcolday, col- 
dayel. 


Soga ; chogham. — Sol ; 
Cacal. 

Sola (cosa) ; ztuquel. 

Solemnidad; labanel. 

Solemnizar; glaban. (Ac¬ 
tivo). 

Solicitar ; ghzaban, ghza- 
batez. (Activo). 

Solo ; g lue, atuc, ztuc. 

Soltar; Ghtilpug , Titui 
(activo). 

Soltero ; ghochol. 

Sombra ; quevuagh, axi- 
nal. 

Sombra del hombre o 
arbos: nequetal, axinal. 

Sombrero ; pixghol. 

Soplar ; ghub. 

Soplo; ghubil. 

Sordera; coquilal. 

Sordo, hombre; coquil- 
vuinic. 

Sosegado ; Nacalyolon- 
don. 

Sosegar a otro ; gnacan- 
beiyolondon. 

Sosiego ; Nacanelyolon- 
don. 

Sospecha ; nalival. 

Sospechar; ghnali. 

Sospechoso ; nalivua — 
neg. 


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DE LA LANGUE TZOTZIL. 


2S5 


Suave (al gusto) ; butzan 
tagti. 

Suavidad; butzanib. — al 
olfato; butzan yutziel 
Subida; muyeL 
Subir ; ximui. — hacer 
subir; gmuyez (activo). 
Suciedad ; papazil. 

Sucio; papaz. 

Sudar ; chican. 


Tabla ; tenatè. 

Tacha ypaghenal. 

Tachar; pagh (activo). 
Tajar; gcup, ghghoz (ac¬ 
tivo). 

Talega; Chut. 

Tambien ; icho laleL 
Taner instrumenta; ghtig. 
Tan solamente ; tuquelnox 
Tapar; gmac (activo). 
Tardauza; aleghel. 
Tardarse ; xialeg. N. 
Tarde del dia; tibiltic, 
tatibiltic. 

Tartamudo; chonti. Tea; 

togh , zaghal togh. 

Taza ; bock. 

Tejer ; ghalam . 

Tela de araha ; znom . 


Sudor; chiquil. 

Suelto ; Colezbil. 

Sueno buageL 
Sufrimienlo ; cuchlicli. 
Sufrir ; <cuchvuocol 
Suegro o suegra ; niai. 
Suelto ; tilpughem . 
Sueno ; vuayel. 

Suerte ; chulel. 


Tela de manta ; oloniL 
Temblar ; glinic. 

Temblor ; niquel , Uni- 
nel. 

Teraer; ghxi . 

Temor; xiel. 

Templo ; zna Bios. 
Tendero; Chompolmal. 
Tendré; Oyto cutn . 

Tener ; ghapuy , ghquich . 
Tenerse para no caer ; 
Xipagh (N.); Ghpagham 
( activo ). 

Tengo; Oy cum . 

Teniente de Alcalde ; 

Zlocom Alcalde . 
Termino o fin ; laghem . 
Ternura; CuniL 
Teta ; chuuL 


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286 


VOCABULAIRE 


Tibieza; Chaghil , chag- 
liilal. 

Tiempo ; Ozil, quinal. 

Tiempo acabado; Chuco- 
loziL 

Tiempo tanto; Chulozil, 
chulquinal. 

Tiempo vendra en que yo 
obre ; Ghpazto baqain . 

Tienda donde se vende; 
Clionobalpolmal. 

Tiene oücio ; oy amtel. 

Tierra; lum.— Llana; pu- 
chuliim. 

Tinta; Zibac. 

Tintero ; Yabuilzibac . 

Tirar saetas ; Gyabay. 

Tocar algo ; Ghpic, ghtig 
(A.). 

Tocino ; patchitom. 

Todo ; Zcotol. 

Todos los anos \Zcotol avil 

Todos los dias ; Zcotol 
cacal. 

Todo tiempo; Zcotol ozil . j 

Tomado de vino; yacubeL 

Tomar ; Ghquich (activo). 

Tomarse las aves; Z te - 
canzbà. 

Tomarse o Cargarse los 
burros, perros o toros ; 
Xiuchzba. 


Tonto; hontoL 
Toparse o encontrarse ; 

Znupezbà. 

Torcer ; Ghiitez. 

Torcido; betzel. 

Tordo; bacmut. 
Tormento; vuocol. 
Tornado ; zutbiL 
Tornar o volver ; zutez. 
Torpe ; bol, bolbil. 

Torpeza ; bolbilal, tozco - 
bal. 

Tostar; gliviigh , ghcanum> 
ghbacamtes . 

Trabajar; Xiamtè . N. 
Trabajo ; amtel. 
Traduccion ; zntezbilal 
Traducido ; zutezbil. 
Traducir ; Nopez, zutez. 
Traer; talez (activo). 
Traerper fuerza; 

Tragar ; gbic. 

Tragar agna ; gchucli. 
Traidor ; ghotzcop. 
Trastornar ; ghvualcum. 
Trasera ; pat , patil. 
Travesura ; ovil. 

Travieso ; ovilvuinic. 
Traza; nopel 
Trazar en el entendi- 
miento ; glinop. 
Trazegar; ghiitez. 


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DE LA LANGUE TZOTZIL. 


287 


Treinta ; laghunemzcha - 
vuinic. 

Trementina ; xuch. 

Très ; oxim . 

Tributario ; patanighel 
vuinic . 

Tributo ; palan . 

Trigo; caxlanixim. 

Trillar; tecixim . 

Tripas; biquil. 

Tristeza ; meanalaghel . 

Trocar; ghghelan (activo). 

Troje de maiz ; tewa/ mm. 

Trompeta; oquez — to- 
carla; coque zam. 


Tronido ; chanc. 

Tropezon ; tzuculinel, po » 
zinel 

Tropezar ; ghtzuculin, 
ghpozin (activo). 

Trueque ; gheloL 

Tuerto ; tzetzezat , m«c- 
zal. 

Tuetano ; chinbac . 

Tupir la tela ; ghzec . 

Turbar ; ghzoc. 

Turbacion; baquet. 

Turbia (agua); totol hoo. 

Turma ( de animal ) ; 
tonil 


U. 


Una cosa; ghuntèc,ghun- 
ycpaL 

Una vez ; ghunliquel, 
ghimtec, ghimyepal. 

Una vez sola ; liquel nox . 
— Dos ; chalïqueL 

Uncion ; ghuel , 

Unguento ; bompox. 

Uno; ghum. 

Un par; ghuchop Dos; 
chachop . — Très > 

oxchop . 

Un poco ; ghutuc. 


Un poco mas ; ghutucxam . 

Unlar; ghbon. 

Urdir ; ghteomagh. 

Urdiembre ; temalholo - 
nil. 

Usada (Cosa); picbil.— 
No la uses ; muxapic. 

Usar ; gpic . 

Usura ; zgholtaquin. 

U va (ver de) ; Tzehel Tzu- 
tzu . — U va de montes ; 
vuomol tzutzu . 


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238 


VOCABULAIRE 


Yaciar; ghochon. — De 
uno a otro ; ghlilin. 

Vaciar; ghghochontez. 

Valencia ; gholchanil. 

Valiente ; gholchanilviii- 
nic . 

Valle ; opolozil , hama- 
lozil. 

Vara ; Mantel xuL 

Vara (para medir); pu 
zoltè. 

Varanda; chiquintè . 

Varon; Xinchoc. 

Vaso de plata; bochilta- 
quin. — de barro ; bo- 
chilum. 

Veces; vuonelotzil . 

Veinte ; tob. 

Yena; chaxuil. 

Ven ado; chigh. 

Vellaco; lavâtvuinic. 

Vencer ; ghcaxum. 

Vendedor (Hombre); cho - 
nel vuinic, chombelal - 
veta. 

Vender; gchon . 

Vender; thon (activo). 

Vender ; PolnagheL 

Vendido ; chombiL 


Vengnaza; pacal, pacalil. 

Vengar ; ghpac. 

Venta ; choneL 

Venida; talel. 

Venir ; xital. N. talez 
(activo). 

Veneno ; chamelal pox , 
colalpoxil. 

Ver o mirar ; xiil. N. 
ghqnel (activo). 

Verano ; cacaloziL 

Veraz; batzil. 

Vergüenza; quexlal. 

Veslido o vestidura ; and, 
pocoL 

Vestir; ghcun ; — à otro; 
ghcnumtez. 

Via o camino ; veel. 

Viador; veel munie f caxal- 
vè vuinic . 

Vicio; Colaltalel. 

Vida ; Cuxel, Cuxelal 

Vidrio ; rient . 

Vieja ; meel. 

Viejo ; mool. 

Viejo; voy . Anciano. 

Viento; ic. — Suave ; eu - 
mil ic. 

Virgen ; batziltzeum. 


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VOCABULAIRE DE LA LANGUE TZOTZIL. 


Virginidad; tzeubal . 

Virtud ; utziibal. 

Virtuoso ; utziibil . 

Viscocho ; Coxaxvuagh. 

Voluntaria cosa; Cano- 
ghel, CanoghibaL 

Voluntad; canoghel. 

Vol verse; Xizat; (neutro) 
— Gzutez, (activo). — 
Volverla de dentro 
afuera ; Gbot — V. las 


289 

espaldas ; Ghvualac 
pati. 

Vomitar ; Xehen , ( ac¬ 
tivo). 

Vomito ; Xeliel. 

Yoto ; apcop, ghaccop 
(vover). 

Vuelta ; tel. 

Vuestro; Avum , avunic. 
Vuelta (cosa) ; Tzuibil 
Zulezgezbilcop . 


Y. 


Y r a (preposicion), ya vie- 
ne ; taxtal. 

Ya va; taxbat . 


Zacate, voy. Paja. 


Ya quiere obras bien 
tazcan lecpa. 

Yelo ; tail. 

Z. 

Zancudo o moscardon ; 
xenem . 


19 


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PORTRAITS D’ARTISTES 


JULES BRETON 

Par M. GHAUMELIN 

Directeur des Douanes, Membre correspondant. 


i. 


Messieurs , 

Les travaux agricoles,—les plus utiles de tous, 
les seuls qui aient pour but de satisfaire à des 
besoins imposés par la nature,—sont aussi les plus 
dignes et les plus nobles. Accomplis en plein so¬ 
leil, au milieu des splendeurs de la création , ils 
ont quelque chose de sacré. 

Ces occupations saintes, sortes de rites d’une 
religion universelle, se transmettent sans s’altérer, 
à travers les âges, à travers les révolutions : l’hu¬ 
manité y puise une jeunesse immortelle. 

La civilisation,—œuvre des politiques, — a eu 
beau renverser le primitif ordre social, le travail¬ 
leur rustique, descendu du sommet où la Justice 
avait marqué sa place, a conservé du moins les 


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JULES BRETON. 


291 


prérogatives de la dignité morale , de la vigueur 
physique et de la pureté de race ; par lui se 
régénèrent les classes étiolées dans l’oisiveté et 
l’opulence. 

C’est aux champs aussi qu’est la source de 
beauté où l’Art, affadi par les mièvreries mon¬ 
daines , épuisé par des productions difformes, 
vient se retremper et se renouveler. 

Au point de vue purement pittoresque, les gens 
livrés aux travaux de la campagne ont des expres¬ 
sions , des attitudes et des allures d’un caractère 
simple et fort, grave et presque majestueux, qui 
lient à la nature même de leurs occupations. 

Le berger qui, un bâton à la main , rassemble 
son troupeau et lui commande de la voix et du 
geste ; le laboureur qui creuse un sillon profond 
dans la terre rebelle ; le semeur qui, les yeux 
fixés sur le sol entr’ouvert, y lance les germes 
de la moisson prochaine ; le moissonneur, armé 
d'une faucille, qui s’incline vers les épis dorés ; 
le faucheur qui, d'un bras agile, fait tournoyer 
sa faux ; le bûcheron qui brandit sa hache contre 
les colosses de la forêt ; la vanneuse qui crible le 
grain ; la jeune fille qui porte sur sa tète une 
gerbe blonde comme sa chevelure, et celle qui 
revient de la fontaine avec un vase sur l’épaule , 
ont une noblesse de mouvement, une fierté et 
une grandeur d’attitude qui en imposent et qui 
charment. 

Ces figures-là ne cherchent pas à nous séduire 
par une élégance conventionnelle et apprêtée ; 


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292 


PORTRAITS D ARTISTES. 


elles sont belles d’une beauté supérieure et per- 
durable, essentiellement vraie et simple. 

Les maîtres de la peinture et de la sculpture 
ont possédé, à un degré plus ou moins éminent, 
le sentiment de cette beauté agreste et s’en sont 
fréquemment inspirés; mais, par une singulière 
contradiction, la représentation des scènes mêmes 
de la vie rurale a été presque toujours considérée 
comme indigne de la noblesse de l’art. 

Si quelques peintres de mérite, hollandais ou 
flamands, ont pris la liberté de mettre en scène 
des paysans, il semble qu’ils aient voulu se faire 
pardonner, en insistant, comme à plaisir, sur les 
côtés misérables de leurs modèles, sur leurs ridi¬ 
cules , leurs travers et leurs vices. 

Je ne parle pas des pastorales sentimentales et 
coquettes de notre école française du dix-huitième 
siècle : chacun sait que les bergers enrubannés 
et les bergères vêtues de satin, qui folâtrent dans 
les compositions de Boucher, n’ont jamais connu 
d'autres champs que les pelouses royales de Marly 
etdeTrianon. Les vrais paysans de ce temps-là 
ont été peints par La Bruyère : 

a L’on voit certains animaux farouches , des 
mâles et des femelles, répandus par la campagne, 
noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à 
la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une 
opiniâtreté invincible ; ils ont comme une voix 
articulée et, quand ils se lèvent sur leurs pieds, 
ils montrent une face humaine, et en effet ils 
sont hommes. Ils se retirent, la nuit, dans des 


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JULES BRETON. 


293 


tanières où ils vivent de pain noir, d’eau et de 
racines ; ils épargnent aux autres hommes la peine 
de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, 
et méritent aussi de ne pas manquer de ce pain 
qu’ils ont semé. » 

Ce sombre tableau a cessé d’être vrai depuis la 
Révolution française : nos paysans, devenus les 
égaux de ceux pour qui ils sèment et labourent, 
ont perdu les habitudes farouches des temps d’op¬ 
pression; ils n’inspirent plus le dégoût, et il est 
enfin permis de les peindre. 

Parmi les nombreux artistes que cette « nou¬ 
veauté » a attirés , il en est trois qui se sont fait, 
en les traitant, une réputation hors ligne : ce sont 
MM. Courbet, François Millet et Jules Breton. 

Courbet a peint les paysans avec une sincérité 
brutale 5 Millet, avec une sorte de mélancolie 
sauvage et d’âpreté farouche; Breton, avec une 
grâce sérieuse, une tendresse émue, une poésie 
grave, recueillie, presque solennelle. 


II. 


Misère et Désespoir , — La Faim, — tels sont 
les titres des deux premiers tableaux exposés par 
Jules Breton, l’un en 1849, l’autre en 1850. Je 
n’ai pas vu ces peintures, mais je suppose qu’elles 
représentaient de petits drames intimes dans le 
genre des œuvres de Tassaert qui, à la même 
époque, obtenait un assez grand succès de larmes 
avec sa Famille malheureuse . 


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294 


PORTRAITS D’ARTISTES. 


Breton avait vingt-deux ans en 1849. En débu¬ 
tant par des scènes de désespérance, il ne faisait 
sans doute qu’obéir à cette tristesse inconsciente, 
à cette vague inquiétude, à cette mélancolie di¬ 
vine, à cette soif du beau et du bon, à cette 
nostalgie de l’idéal qui tourmentent les jeunes 
âmes, qui emplissent le cœur des amoureux, des 
poètes et des artistes. 

Au Salon de 1853, il exposa le Retour des mois - 
sonneurs . C’était un premier essai dans le genre 
rustique. Ce tableau, d’un sentiment juste, d'une 
exécution un peu timide, mais pleine de délica¬ 
tesse , ne fut guère remarquée que d'un petit 
nombre de gens de goût. — Cette année-là, Courbet 
violentait l’opinion publique par des paysanneries 
d’un tout autre caractère : les Lutteurs , la Fileuse 
endormie et les Baigneuses . 

L’exposition universelle de 1855 fut favorable à 
Breton ; les trois tableaux qu’il y fit admettre lui 
valurent une médaille et eurent les honneurs 
de la critique. Dans le Lendemain de la Saint- 
Sébastien, sorte de mascarade du moyen âge, on 
loua l’accentuation comique des physionomies et 
le pittoresque des costumes. Mais les deux autres 
compositions plurent tout particulièrement : les 
Petites paysannes consultant des épis furent ad¬ 
mirées pour leur grâce naïve; les Glaneuses , pour 
leur élégance rustique et pour la belle lumière 
dorée dont les enveloppait le soleil couchant. 

Le succès qu’obtinrent ces fidèles et poétiques 
reproductions de la nature indiquait à l’auteur la 


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jut.es breton. 


296 


voie qu’il devait suivre. Jules Breton se voua, dès 
lors, à peu près exclusivement, à la peinture des 
scènes villageoises. Toutefois, il hésita quelque 
temps encore dans la manière de les interpréter : 
il se demanda s’il devait en élaguer soigneuse¬ 
ment tous les détails vulgaires et n’en reproduire 
que les côtés nobles et poétiques, ou bien s’il 
valait mieux pousser la sincérité jusqu’au bout, 
et copier la réalité telle quelle, sans autre réserve 
que de la choisir intéressante et pittoresque. 

Il inclina d’abord vers ce dernier système et 
peignit, en s’y conformant, la Bénédiction des 
blés qui, du Salon de 1857, est passé au musée 
du Luxembourg. 


III. 

C’est en Artois, dans sa province natale, que 
Jules Breton nous fait assister à la Bénédiction 
des blés : mais la scène se passe à peu près de la 
même façon dans toutes nos campagnes, et chacun 
de nous peut contrôler l’exactitude du tableau. 

La procession se déroule en pleins champs, dans 
un sentier qui serpente à travers les moissons 
jaunissantes. 

En tête, les jeunes filles, parées de la robe 
blanche et du voile des congréganistes, portent 
les unes des bannières, les autres des brancards 
surmontés de statues vénérées. 

On voit venir ensuite des chantres en surplis 
sans manches, des diacres en dalmatiques, et des 


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296 


PORTRAITS D’ARTISTES. 


enfants de ehœur blonds et roses, jetant devant 
eux des fleurs qu’ils prennent dans de petites 
corbeilles suspendues à leur cou par des rubans. 

Ces chérubins embellissent la route par où va 
passer le « Bon Dieu », que porte dans un osten¬ 
soir d’or le vieux curé, dont les mains tremblantes 
ont peine à soutenir ce fardeau sacré. 

Les marguilliers, gantés de coton blanc, tout 
confits en béatitude et tout fiers de leur dignité, 
tiennent les supports du dais de velours rouge 
sous lequel est abrité le Saint des Saints. 

Par derrière s’avancent, graves et majestueux ; 
Monsieur le maire, ceint de son écharpe, les 
conseillers municipaux, et les autres notables du 
pays, engoncés dans leurs habits des dimanches 
et plus roides que les cierges qu’ils ont à la main. 

Placé à distance respectueuse des « autorités », 
le garde champêtre, tricorne en tête et sabre au 
poing, ainsi qu’il sied au représentant de la Force 
armée, écarte de la main gauche les enfants tur¬ 
bulents et le menu peuple qui suit sans ordre, 
comme un troupeau. 

Le long du chemin, sur le passage du Bon Dieu, 
les femmes se prosternent en joignant les mains, 
les hommes mettent un genou en terre et baissent 
la tête. Seuls, les petits-enfants restent debout, 
comme si leur innocence leur en donnait le droit; 
ils lèvent les yeux vers le Saint-Sacrement, lui 
tendent les bras et lui sourient. 

Un soleil splendide éclaire cette solennité rus¬ 
tique et dore le paysage au fond duquel on aper- 


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JULES BRETON. 


297 


çoit, au milieu des arbres, les premières maisons 
et le clocher du village. 


IV. 


La Bénédiction des blés est loin d’être une pein¬ 
ture irréprochable : la touche a quelque séche¬ 
resse et la couleur quelque monotonie , par suite 
sans doute de l’extrême diffusion de la lumière ; 
les têtes ne se modèlent pas toutes avec une fer¬ 
meté suffisante et ne se détachent pas assez du 
fond ; le dessin, expressif et juste , manque de ce 
qu’on est convenu d’appeler le style. 

Mais, cette part faite au feu de la critique, com¬ 
ment ne pas admirer l’ingénieuse et pittoresque 
distribution de la scène, l’extraordinaire variété 
des types, le caractère profondément individuel 
de chacun des nombreux personnages, et, par¬ 
dessus tout, la justesse des mouvements et la 
vérité pour ainsi dire parlante des physionomies? 
On n’est sérieux, on n’est dévot, on ne s’age¬ 
nouille , on ne s'incline, on ne se redresse, on ne 
marche de cette façon-là qu’au village. 

C’est la nature même que l’artiste a prise pour 
modèle, et il l’a transportée sur la toile, sans 
songer le moins du monde à l’arranger et à 
l’idéaliser ; il a copié tout simplement ce qu’il a 
vu ; mais on remarque dans cette simplicité une 
telle force, une telle sincérité et une telle candeur 
d’observation, qu’on est ému et charmé comme 
par tout ce qui est naïf et honnête. 


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298 


PORTRAITS D’ARTISTES. 


Des critiques ont signalé, comme des conces¬ 
sions au réalisme, certains détails et certains 
types de la Bénédiction des blés, —les figures des 
notables et du garde-champêtre par exemple ; 
mais s'il est vrai que la gravité empesée de ces 
braves gens et leurs habits étriqués provoquent 
un léger sourire, ils n’ont assurément rien de 
trivial. Le peintre n’a fait qu’effleurer le gro¬ 
tesque ; il a glissé, il n’a pas appuyé. 

Le môme sentiment du pittoresque villageois, 
la même variété de types, d’attitudes et d’expres¬ 
sions , la même naïveté d’observation et la même 
pointe de finesse comique, se retrouvent dans la 
Plantation d’un calvaire, qui parut au Salon de 
1859 et qui est aujourd’hui au musée de Lille. 
Il y a, de plus, une recherche de la beauté, une 
préoccupation du style, qu’on remarque particu¬ 
lièrement dans la jeune femme, coiffée d’un fichu 
rouge , qui tient par la main deux petits enfants, 
et dans les vierges vêtues de blanc qui, les che¬ 
veux tombants, les yeux baissés, portent sur des 
coussins de velours les instruments de la Passion. 

Le Rappel des Glaneuses , exposé la même 
année que la Plantation du Calvaire, accuse plus 
nettement encore ces tendances nouvelles. Cette 
œuvre capitale fut le point de départ d’une évo¬ 
lution définitive du talent de l’auteur. 

Désormais, sans cesser d’être vrai, Jules Breton 
s’efforcera de dégager la poésie de la réalité ; il ne 
se contentera plus de satisfaire la raison et de 
réjouir les yeux : il aspirera à charmer les plus 


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JULES BRETON. 


299 


délicats et les plus nobles instincts de l’âme ; il 
visera, sans préméditation classique, à la beauté 
pure ; il s'élèvera insensiblement vers les sommets 
de l’Art. 


Y. 

Le Rappel des Glaneuses est une des compo¬ 
sitions les plus vraies et les plus poétiques de 
Jules Breton. 

C’est le soir : le soleil vient de disparaître der¬ 
rière les arbres d’un grand bois ; une bande d’or 
marque sa trace lumineuse au-dessus de l’horizon 
et des lueurs roses, tendres et fugitives, embel¬ 
lissent d’un dernier éclat le ciel où apparaît le 
disque argenté de la lune. 

L’heure est venue pour les pauvres glaneuses 
de suspendre leur maigre récolte. Le garde-cham¬ 
pêtre , adossé à une borne de séparation, se fait 
un porte-voix de ses deux mains et hèle les 
retardataires. Les plus diligentes se mettent en 
route pour regagner leur chaumière, heureuses 
du chétif butin de la journée. En avant, se pré¬ 
sente une belle fille , à l’air pensif, à la démarche 
lente et grave, portant une gerbe sur sa tête : les 
canéphores antiques n’étaient ni plus élégantes, 
ni plus fières. 

Les figures de Breton n’ont, assurément, aucune 
prétention à rappeler les chefs-d’œuvre de l’art 
ancien; elles sont d’une réalité toute moderne, 
quant aux costumes et quant aux types ; mais elles 


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300 


PORTRAITS D'ARTISTES. 


ont une simplicité, une ampleur de geste et d’al¬ 
lure, qui sont de tous les pays et de tous les ^ 
temps, et qui constituent, par cela même, la 
véritable beauté. 

Ces glaneuses, aux vêtements rapiécés, au visage 
hâlé, aux mains épaisses, aux cheveux relevés 
négligemment, sont bien telles que l’artiste a 
dû les voir dispersées dans un champ de l’Artois. 
Leurs attitudes sont prises sur nature, la manière 
dont elles se présentent ne sent en rien l’apprêt; 
ce sont de vraies paysannes, en un mot; mais, 
dans leur rusticité même, dans leur forte et austère 
réalité, elles prennent un caractère solennel et 
presque héroïque. 

L’harmonie de la couleur, la magie de l’effet 
lumineux, ajoutent encore au charme de cette 
poétique composition. Le crépuscule baigne les 
figures de lueurs chaudes et flottantes, accentue 
les contours, simplifie les milieux et agrandit ainsi 
l’aspect général. 


YI. 


Tel est le premier feuillet, tel est le premier 
chant du poëme dans lequel Breton a célébré, 
avec une émotion presque religieuse, les travaux 
des champs. A fort peu d'exceptions près, les ta¬ 
bleaux qu’il a exposés depuis sont conçus dans le 
même sentiment grave et recueilli. A la noblesse 
de style des Géorqiques, ils joignent le caractère 


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JULES BRETON. 


301 


tendre, mystérieux et profondément humain de la 
Mare au Diable et de la Petite Fadette . 

La femme joue le principal rôle dans ces com¬ 
positions qui, généralement, tendent plus à ex¬ 
primer la grâce que la force. 

Ce sont d’humbles villageoises qui sont les 
héroïnes de cette épopée de la vie rurale. Elles 
accomplissent leur labeur quotidien avec une 
rigidité silencieuse et pensive, avec une placidité 
mélancolique. Elles ont la chasteté, la santé et la 
sérénité. Elles sont gracieuses sans mièvrerie et 
portent leurs pauvres vêtements, leurs robes rac¬ 
commodées, leurs fichus étroits et leurs capelines 
d’indienne avec une sorte de dignité naïve qui 
n’est dépourvue ni d’élégance, ni de grandeur. 

Dans toutes les actions où l’artiste nous les 
représente,, elles ont le geste si vrai, l’attitude si 
simple, le type si rustique et si local, qu’elles 
semblent fixées sur la toile sans le secours du 
pinceau et qu’on croit assister à la scène même. 

Et telle est la poésie répandue par Breton dans 
ces peintures champêtres, qu’il nous intéresse aux 
actions les plus humbles et les plus vulgaires. 

Il nous intéresse aux Sarcleuses (salon de 1861), 
qui se courbent vers le champ pour en arracher 
les mauvaises herbes ; à la jeune fille qui met en 
gerbe les tiges de Colza (1861) et à celle qui en 
crible la graine; — à la robuste paysanne, en 
cotillon simple et grosse chemise de toile blanche, 
qui ramasse les épis de la Moisson ( 1867) ; — aux 
faneuses qui, à la Fin de la Journée (1865), se 


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302 


PORTRAITS D'ARTISTES. 


reposent, les unes couchées sur l’herbe, les autres 
debout et appuyées sur leurs longs râteaux ; — aux 
vendangeuses qui emportent dans des seaux de 
bois les raisins que les vignerons versent ensuite 
sur un char attelé de bœufs (les Vendanges à 
Château-Lagrange , salon de 1864). 

Il nous intéresse à la Gardeuse de dindons (1864) 
et à la Fileuse (1870), qui rêvent, assises sur un 
rocher, au milieu de la campagne solitaire ; — 
aux paysannes qui, la journée finie, reviennent 
en devisant à leur chaumière, par le chemin tracé 
entre les blés et les colzas ( le Retour des champs, 
1867 ) ; — aux Femmes récoltant les pommes de 
terre (1869), groupe plein de noblesse dans sa 
rusticité, s’enlevant puissamment sur un fond de 
paysage plat et nu et sur un ciel moelleux où 
flottent de légers nuages teints en rose par le 
crépuscule ; — aux villageoises bretonnes qui, 
par un escalier creusé dans le roc, descendent 
vers une Source, au bord de la mer (1877), et 
à celles qui lavent et jasent, accroupies autour du 
bassin de cette même source (les Lavandières, 
Salon de 1870). 

Il n’est pas une de ces compositions où l’on ne 
trouve quelque figure traitée par l’artiste avec un 
soin amoureux , quelque robuste paysanne plus 
belle que ses compagnes, et qui, sans affectation 
d’ailleurs, a, dans son attitude et son geste, 
quelque chose de sculptural. 

Nous citerons,, par exemple, la vanneuse de la 
Récolte du colza ; la jeune fille qui, dans le ta- 


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JULES BRETON, 


303 


bleau de la Source , soutient, d’une main, une 
cruche sur sa tête et appuie l’autre main sur sa 
hanche ; la faneuse qui, dans la Fin de la journée , 
s’appuie sur son râteau , et eejje des Sarcleuses , 
qui est debout, la main derrière la taille, les yeux 
fixés vers le couchant, « semblable », a dit Maxime 
Du Camp, à une prêtresse du travail, disant sa 
prière intérieure au soleil, père de toute fécon¬ 
dité. » 

Il faut signaler encore, pour l’austère fierté de 
la pose, la Gardeuse de dindons et la Pileuse , et 
aussi le paysan qui, dans le tableau intitulé les 
Mauvaises herbes (1869), soulève, au bout d’une 
fourche, un paquet d’herbes sèches auxquelles il a 
mis le feu. 


VII. 

Breton n’a pas seulement traduit les côtés graves 
et solennels de l’existence agricole. Si, dans ses 
derniers ouvrages, il a évité les types comiques 
qu’il avait introduits dans la Bénédiction des blés 
et dans la Plantation d'un Calvaire , il a pris 
plaisir plus d’une fois à rendre l’animation joyeuse 
de certains scènes champêtres : les Vendanges à 
Château-Lagrange 9 la Source et les Lavandières 
peuvent être citées, sous ce rapport, pour le mou¬ 
vement et la gaîté de la composition. 

11 s’est essayé aussi à retracer des épisodes dra¬ 
matiques : Y Incendie, du Salon de 1861, est peint 
avec beaucoup d’énergie. L’empressement, l’acti- 


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304 


PORTRAITS D’ARTISTES. 


vité des villageois accourus pour éteindre les 
flammes qui dévorent une chaumière, l’effarement 
des bestiaux qu’on fait sortir malgré eux de 
l’étable, sont exprimés d’une façon très-pittoresque 
et très-vraie. 

Mais le talent de l’artiste est surtout à l’aise 
dans les scènes d’une sentimentalité mélancolique 
et douce. Il y a une grâce délicate et touchante 
dans le tableau du .Sob% où une jeune fille rêve, 
assise à l’écart, tandis que ses compagnes forment 
sur l’herbe une ronde joyeuse, et dans le tableau 
de Y Héliotrope (1878), où une petite servante, 
pauvrement vêtue, attire timidement à elle la 
plante dont la fleur ne se tourne que vers le soleil. 

Les calmes et pures jouissances de la vie de 
famille ont trouvé en Jules Breton un interprète 
aussi habile que convaincu. La Lecture, du salon 
de 1865, est un chef-d’œuvre d’exécution et de 
sentiment. Dans la grande salle d’une ferme, près 
d’une haute cheminée où flambent quelques ti¬ 
sons, une jeune fille tient un gros livre posé sur 
ses genoux ; elle fait la lecture à son aïeul, qui 
écoute attentivement, assis dans un vieux fauteuil 
vert, les yeux presque fermés, les deux mains 
appuyées sur son bâton. Comme toute la personne 
de ce vieillard respire l’honnêteté ! m Et quelle grâce, 
quelle gentillesse, quelle candeur dans l’attitude 
de cette jeune fille, dans l’expression de son déli¬ 
cieux visage ! 

Le Grand-Pardon breton, exposé au salon de 
1869, est une composition originale et savante. 


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JULES BRETON. 


305 


Les diverses nuances de dévotion villageoise ont 
été saisies par l’artiste avec une rare finesse d’ob¬ 
servation. La première fois que je vis cette peinture 
je traduisis en ces termes l’impression qu’elle me 
causa : 

« Les paysans qui, nu-tête, un cierge d’une 
main, un chapelet de l'autre, défilent procession- 
nellement entre deux haies compactes de villa¬ 
geoises en coiffes blanches, ont des airs de 
componction, des attitudes de recueillement 
admirablement rendus. On croirait assister à une 
fête du Moyen-Age, tant il y a de foi naïve et de 
ferveur chez ces braves gens. Il semble aussi que 
pour l’exécution de cette peinture, M. Breton se 
soit inspiré des tableaux que M. Leys , le célèbre 
artiste belge, a faits des mœurs et des types du 
XV 0 siècle. Le dessin a beaucoup de fermeté ; la 
couleur est claire, tranquille, quelque peu mo¬ 
notone et grisâtre, surtout dans le fond, qui 
manque de profondeur. Les physionomies ont un 
caractère bien individuel, les vieillards qui ouvrent 
la marche ont une sorte de majesté patriarcale. 
Çà et là on aperçoit de charmants visages de 
femmes et des têtes d’enfants très-naïves. » 

VIII. 

Ainsi, sans s’écarter de la réalité, sans abstraire 
ses idées dans de vagues généralisations, Jules 
Breton est parvenu, à force de volonté, à force 
d’esprit droit et ferme, à traduire l’austère poésie 

20 


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306 


PORTRAITS D'ARTISTES. 


de la vie rurale. Sans prétendre idéaliser les 
humbles figures adonnées au travail des champs, 
il a su les ennoblir, il leur a donné de la gran¬ 
deur et du style. Sans chercher enfin à nous sé¬ 
duire par des effets imprévus, il a réussi à nous 
émouvoir et à nous faire songer. 

Ce sont là, sans doute , des qualités assez rares, 
assez élevées pour justifier la haute distinction 
que Breton a obtenue au salon de 1872. Cepen¬ 
dant, je me suis laissé dire qu’en lui accordant la 
grande médaille d’honneur, le jury avait entendu 
le récompenser de ce que, dans'ses deux tableaux 
de cette annéela Fontaine et la Jeune fille gar¬ 
dant des vaches ,—il avait abordé pour la première 
fois les figures de grandeur naturelle. 

Aux yeux de certaines gens, la première condi¬ 
tion du grand art est de s’affirmer sur de grandes 
toiles. 

A ce compte*, la peinture de M. Meissonier 
serait un bien petit art, et j’imagine que ce minia¬ 
turiste célèbre , qui faisait partie du jury de 1872, 
a admiré, dans les tableaux de Breton, autre 
chose que leur taille inaccoutumée. 

Examinons donc en quoi ces compositions se 
distinguent de celles qui les ont précédées. 

IX. 

Deux jeunes villageoises sont venues, de grand 
matin, puiser de l’eau à la Fontaine qui jaillit au 
milieu des prés et qu’entourent de grosses pierres. 


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JULES BRETON. 


307 


L’une d’elles, accroupie dans une attitude très- 
vraie , sinon très-académique, incline sa cruche 
de grès sous l’eau qui tombe. Ses mains, crispées 
par un mouvement d’une grande justesse, n’ont 
aucuue prétention classique. Sa chevelure dispa¬ 
raît sous un serre-tête blanc. Son profil, à la fois 
malicieux et naïf, se renverse en arrière. Elle lève 
les yeux vers sa compagne et semble lui adresser 
la parole. 

Celle-ci est debout et se présente de face, le 
bras gauche appuyé sur le harut de la tête, la 
main saisissant l’anse d’une cruche que le bras 
gauche replié soutient en équilibre sur l’épaule. 
Elle incline légèrement son visage doux et pensif; 
elle écoute. Une coiffe blanche, d’où s’échappent 
de petites boucles de cheveux châtains, un fichu 
jaunâtre, un corsage noir emprisonnant une taille 
svelte et chaste, une jupe bleue, d’étoffe grossière, 
ramassée autour des jambes, — tel est le costume 
de cette vierge bretonne, belle de sa jeunesse et 
de sa candeur, gracieuse sans afféterie, agreste 
sans trivialité I Elle a les bras et les pieds nus ; 
les formes en sont fermes et robustes, et en 
même temps pleines de délicatesse. 

La Jeune fille gardant des vaches a le même 
costume, la même gracilité juvénile, le même air 
sérieux que la précédente. Elle est assise sur 
l’herbe , à l’ombre d’un gros arbre, la main droite 
appuyée à terre et soutenant le poids du corps 
qui s’incline de ce côté, la main gauche, sur les 
genoux, tenant une baguette. Elle paraît peu 


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308 


PORTRAITS D’ARTISTES. 


occupée de ses vaches qui paissent au loin, près 
d’un rideau d’arbres ; elle est tout entière à sa 
rêverie. Son visage n’a d’autre beauté que celle 
que donnent la jeunesse et la candeur : la pom¬ 
mette légèrement saillante, le nez fin et pointu, 
les lèvres minces constituent un type qui n’a rien 
d’idéal, mais on se sent attiré par la limpidité 
de l’œil bleu, par l’expression mélancolique du 
regard. 

Si remarquables que soient ces deux tableaux, 
je ne les crois supérieurs ni au Rappel des gla¬ 
neuses , ni à la Fin de la journée , ni aux Lavan¬ 
dières , ni aux Sarcleuses, ni au Grand pardon . 
Ils ont plus de simplicité, plus de sévérité ; au 
point de vue de l’ordonnance, ils n’ont pas plus 
de poésie. 

En agrandissant ses figures, l’artiste n’a pas 
agrandi ses pensées. On peut lui savoir gré, d’ail¬ 
leurs , de n’avoir fait aucune concession aux 
vieux errements de l’école, d’avoir conservé à ses 
modèles toute leur rusticité, d’avoir montré que 
le profil d’une vachère bretonne, — pour être d’un 
caractère tout opposé à celui du profil grec, — 
n’est pas indigne de la grande peinture. 

X. 

A la différence de tant d’autres artistes qui, 
lorsqu’ils ont trouvé une note heureuse, la ré¬ 
pètent indéfiniment, M. Breton est toujours en 
quête de sujets nouveaux. Son tableau intitulé la 


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JULES BRETON. 


309 


Saint-Jean, qui a figuré au salon de 1875, ne 
rappelle en rien ses œuvres précédentes; il re¬ 
présente, enveloppée des ombres diaphanes d’un 
crépuscule d’été, une scène des plus animées et 
des plus joyeuses. 

Sept jeunes paysannes dansent, pieds nus, au¬ 
tour d’un feu qui flambe dans un sentier, au 
milieu des prés. Elles mettent à cette ronde un 
entrain et une vigueur qu’on ne rencontre qu’aux 
champs. Les bras se tendent, les pieds rasent la 
terre ; les jupons se gonflent, les fichus se sou¬ 
lèvent, les chemises blanches dessinent les fermes 
contours de la gorge ; les cheveux s’échappent, en 
mèches folles, des bonnets et des mouchoirs ; les 
visages se colorent et s’épanouissent ; les chansons 
se croisent, les rires éclatent. Une jolie blonde 
renverse la tête en arrière, comme si elle allait se 
pâmer ; une brune robuste, vue de dos, maintient 
fermement la régularité de la ronde et semble en 
être le pivot; d’autres s’abandonnent au tourbillon 
et nous lancent, de côté, des regards pleins de 
malice. 

Les silhouettes des danseuses se détachent en 
vigueur sur un ciel marbré de rose, qu’effleurent 
quelques fugitifs rayons d'or venus de l’horizon 
et où se dessine le pâle croissant de la lune. La 
campagne se déroule vers la gauche, pleine de 
silence et de mystère ; les prairies se voilent et 
les fleurettes s’endorment. Sur la droite, au con¬ 
traire , on aperçoit d’autres feux et d’autres rondes, 
et des gars qui soulèvent avec des fourches des 


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310 


PORTRAITS D’ARTISTES. 


broussailles enflammées. Tout au fond, du sein 
des ombres et des fumées qui montent, émerge 
le clocher du village. 

Nous connaissons peu de compositions qui soient 
plus vraies et plus poétiques que celle-là. 

L’exécution est à la hauteur de l’idée : elle est à 
la fois très-fine et très-large , très-étudiée et très- 
franche. Une harmonie de tons, légère comme 
une gaze, douce comme une caresse, enveloppe 
les figures et donne à la scène un caractère presque 
mystérieux. 


XI, 


VArc-en-Ciel et le Matin, — exposés au salon 
de 1883, — trahissent une sorte d’inquiétude 
esthétique, une recherche de sentiment et un 
raffinement de poésie un peu trop accentués. 

Le premier de ces tableaux représente une pay¬ 
sanne, en jupon rouge et châle noir , montée sur 
un âne et qui se retourne pour regarder un im¬ 
mense arc-en-ciel dessiné sur le fond lugubre 
d’un ciel chargé de pluie. Il y a quelque manié¬ 
risme dans l’attitude, l’expression et le costume 
même de cette paysanne. 

La jeune villageoise et le gars sentimental qui, 
dans l’autre tableau, sont arrêtés en face l’un 
de l’autre, de chaque côté d’un ruisseau , au 
milieu des vapeurs roses de l’aurore, ne sont pas 
exempts non plus de maniérisme; mais ici, du 
moins, — a fait Judicieusement observer M. Paul 


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JULES BRETON. 


311 


Mantz, — « la poésie mystérieuse de la lumière 
hésitante est traduite avec la sincérité d’un obser¬ 
vateur qui connaît tous les aspects de la nature et 
qui volontiers y mêle son âme. » 

XII. 

M. Jules Breton a célébré les Champs et la Mer , 
dans un volume de vers, d’un obarme très-péné¬ 
trant, et qui montre combien est vif son sentiment 
de la Nature, combien est sincère son amour de la 
Beauté rustique. Ce poète, ce peintre appartient à la 
meilleure école : il a pris pour guide la Vérité, mais 
il ne perd jamais de vue l’Idéal. Les paysans qu’il 
a pris pour modèles , ils les représente tels qu’ils 
sont ; mais il sait choisir l’heure et l’action où ils se 
montrent sous des aspects attrayants et poétiques ; 
il ne leur prête pas des costumes, des attitudes ou 
des expressions de fantaisie, mais il sait découvrir 
et retracer les plis sévères des vêtements de travail 
et la richesse pittoresque des haillons , la vigueur 
et la grâce des mouvements ingénus, les joies 
naïves et les mélancolies inconscientes d’une vie 
écoulée au sein de la nature. Ses compositions 
sont toujours empreintes de tendresse et d’émo^ 
tion : c’est ce qui leur donne un si grand charme 
et leur assure une place si distinguée parmi les 
productions de l’école française contemporaine. 


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NOTICES 


SUR 

QUELQUES MUSICIENS ROUENNAIS 

(BOYVIN, BROCHE, EXAÜDET, CHAPELLE, ETC.) 


Par M. Jules CABLEZ, 

Directeur de l'Ecole nationale de Musique de Caen, 
Vice-secrétaire de l’Académie. 


Dans la liste des musiciens normands ayant 
acquis, par leur talent ou leurs ouvrages, une 
réputation plus ou moins étendue, le contingent 
rouennais est de beaucoup le plus nombreux. Gela 
s’explique sans peine : ville riche et populeuse, 
capitale de la province, siège d’un archevêché 
important, Rouen a de longtemps possédé dans 
son sein des éléments de nature à attirer les mu¬ 
siciens , et à leur permettre d’exercer chez elle 
une action fécondante. La maîtrise de la cathé¬ 
drale, dont les origines remontent au XIV 0 siècle, 
le Puy de Sainte-Cécile et ses concours pério¬ 
diques de composition musicale, le Concert de 
Rouen, et enfin le théâtre, très-florissant dès le 
siècle dernier: voilà autant d’institutions qui con- 


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NOTICES SUR QUELQUES MUSICIENS ROUENNAIS. 313 

tribuèrent à doter de chanteurs, d’instrumentistes, 
et même de compositeurs, la grande cité nor¬ 
mande, en même temps qu’à former chez elle un 
public pour les apprécier. 

Un prêtre érudit, l’abbé Langlois, chanoine 
honoraire de Rouen, a dessiné en traits rapides, 
il y a de cela une trentaine d’années, l’historique 
de la maîtrise de la métropole, au relèvement de 
laquelle il s’était employé avec ardeur. D’actives 
recherches dans les archives capitulaires lui per¬ 
mirent de dresser la liste complète des maîtres 
de musique de la cathédrale, et celle, aussi exacte 
que possible, des organistes. Les faits et gestes 
de ces artistes, qui constituent en quelque sorte 
les annales de la musique religieuse à Rouen, 
fournirent à l’abbé Langlois la matière de son 
discours de réception à l’Académie des sciences, 
belles-lettres et arts,-établie dans l’ancienne ca¬ 
pitale normande (1). C’est là, sans nul doute, un 
travail intéressant ; on y constate à la fois le mérite 
de l’investigateur et le talent du conteur, qui sait 
dire beaucoup de choses en peu de mots. Ce n’est 
là, néanmoins, qu’un simple précis historique, 
un guide sûr pour quiconque voudra reprendre 
ce sujet, et étudier plus à fond la vie et les 
œuvres de chacun des musiciens de la métropole 
rouennaise. 

L’intérêt qu’exciterait une semblable étude ne 


(1) V. le Précis analytique des travaux de l’Académie de 
Rouen, pour l’année 1850. 


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NOTICES 


saurait être purement local, le renom de quelques- 
uns des musiciens dont il s’agit ici s’étant étendu 
bien au-delà des frontières normandes. Quoi qu’il 
en soit, je laisse à d’autres l’entreprise de ce 
travail musicographique, et je me borne à déta¬ 
cher de la galerie historique reconstituée par 
l’abbé Langlois certains noms, sur le compte des¬ 
quels il y a lieu déplacer des renseignements com¬ 
plémentaires ou des observations rectificatives. 
A ces premières notices viendront s’ajouter quel¬ 
ques notes biographiques, relatives à des artistes 
ayant cultivé de préférence la musique profane. 


I. — DUJARDIN. 


En parcourant les noms des successeurs de 
Médard, le premier personnage qui semble avoir 
porté le titre de maître de musique de la cathé¬ 
drale de Rouen (1377), je trouve à relever tout 
d’abord celui de Dominique Dujardin. 

Né à Rouen, dans les premières années du 
XVI 0 siècle, Dujardin entra comme enfant de chœur 
à la maîtrise archiépiscopale, dirigée alors par un 
prêtre, nommé Jean Lefrançois. En ce temps-là, 
le roi François I er ayant ordonné la réorganisation 
de la musique de sa chapelle sur des bases plus 
larges, des émissaires avaient été envoyés dans 
les provinces pour recruter des chanteurs. Iis 
arrivèrent à Rouen en août 1517, entendirent chan¬ 
ter à la cathédrale le jeune Dominique* dont la 


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SUR QUELQUES MUSICIENS ROUENNAIS. 315 

voix était très-belle, virent en lui une excellente 
recrue à faire, et, sans plus tarder, ils enlevèrent 
pendant la nuit l’enfant et un de ses camarades. Le 
chapitre s’émut de ce fait audacieux ; il intenta un 
procès aux ravisseurs, et non-seulement les cha¬ 
noines obtinrent gain de cause, mais encore ils 
reçurent une lettre d’excuses, signée du maréchal 
de Lautrec, un vaillant capitaine qu’on s’étonne 
de voir figurer dans cette affaire. 

Dominique Dujardin reprit donc sa place dans 
la maîtrise de la cathédrale ; dix-neuf ans plus 
tard, c’est-à-dire en 1536, le chapitre lui en con¬ 
fiait la direction. 

Après avoir, en janvier 1548, et pour un motif 
qui ne nous est pas connu, résigné ses fonctions, 
qui passèrent successivement aux mains de Pierre 
Olivet, Guillaume Labbé et Herbert Lecouteux, 
Dujardin les reprit au mois de mars 1559. L’année 
1565, où il fut remplacé définitivement par Pierre 
Caron, est, selon toute probabilité, celle de sa 
mort. 

L’article Dujardin, de la Biographie universelle 
des musiciens , offre un exemple singulier des 
erreurs commises par Fétis dans cet ouvrage, à 
la fois si utile et si dangereux à consulter, pour 
quiconque a le souci de l’exactitude. Tout en 
prenant pour guide l’excellente notice de l'abbé 
Langlois, il s’est avisé de rajeunir de cent ans les 
dates ci-dessus énoncées ; de sorte qu’à l’en croire, 
Dujardin, né au XVII e siècle, serait entré en fonc¬ 
tions en 1636, et ainsi du reste. Tout cela ne 


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NOTICES 


semble avoir eu d’autre but que le désir d’attri¬ 
buer à ce musicien une messe « ad imitationem 
moduli », Tu es Petrus , que Ballard publia en 
1643. Il y a lieu de penser que le Dujardin, auteur 
de cette messe, n’est que l'homonyme de celui 
dont je me suis occupé ici. 


II. — FRÉMART. 


Henri Frémart succéda, en 1611, à Michel 
Chefdeville, en qualité de maître de musique de 
la cathédrale de Rouen, et fut remplacé dans 
ces fonctions, en 1625, par le chanoine Lazare 
Yves. 

On connaît de ce musicien sept messes qui ont 
été publiées par Robert Ballard, dans les diffé¬ 
rents volumes de son Recueil de messes , in-f°. En 
voici la liste : 1° Ad placitum , à 4 voix; t. I er , 
n° 20, 1642.-2° Confundantur supevbi, id., n° 21, 
id. — 3° Eripe me Domine , à 5 voix ; t.. III, n° 16, 
1043. — 4° Domine refugium, id., n° 17, id. — 
5° Verba mea auribus percipe Domine , id., n° 23, 
id. — 6° Salvum me fac Dens, à 6 voix, t. IV, n° 9, 
1645. — 7° Jubilate Deo , id., n° 10, id. 

Voici le titre exact de cette dernière messe, le¬ 
quel nous montre Henri Frémart investi des fonc¬ 
tions de maître des enfants- de chœur de Notre- 
Dame de Paris : « Missa sex vocum ad imitationem 
moduli : Jubilate Deo 9 authore Henrico Frémart, 
presbytero, canonico S. Àniani, et vicario in Ec- 


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SUR QUELQUES MUSICIENS ROUENNAIS. 317 

clesia Parisiensi, et nuper puerorum chori in 
eadem Ecclesia magistro. « 

Les formes du contrepoint n’excluent pas, dans 
la musique de Frémart, le caractère mélodique des 
parties; il y a même en certains passages, une 
expression bien marquée. 


III. — LESUEUR. 


Né à Rouen, dans la première moitié du XVII - 
siècle, Jacques Lesueur fit ses études musicales à 
la maîtrise de la cathédrale, dont la direction lui 
fut confiée en 1667. Ce fut lui, paraît-il, qui intro¬ 
duisit dans cette église la musique religieuse en 
style concerté, musique dont l’exécution réclamait 
l’accompagnement de l’orgue et des violes. 

Lesueur ne manquait ni de talent ni de savoir ; 
mais il avait le défaut de trop sacrifier au goût de 
l’époque. Il fut, en 1683, un des huit musiciens 
désignés par Louis XIV comme pouvant prétendre 
à l’une des quatre places de maître de la chapelle 
royale, nouvellement créées. Castil-Blaze a raconté, 
avec sa faconde toute méridionale, et en enjolivant 
quelque peu les faits, la mésaventure qu’essuya le 
musicien rouennais en cette circonstance (1). 
J’abrégerai son récit en disant qu’avant de prendre 
part au concours qui devait déterminer le choix 


(1) V. l’ouvrage intitulé : Chapelle-musique des rois de 
France ; Paris, Paulin, 1832, in-12. 


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318 


NOTICES 


des nouveaux titulaires, Lesueureutla malencon¬ 
treuse idée de faire entendre, à la chapelle de 
Versailles, un motet dans lequel il avait usé et 
abusé des effet imitatifs et des onomatopées musi¬ 
cales alors à la mode, motet qui lui valut un suc¬ 
cès de fou-rire. Il n’en entra pas moins en loge 
pour travailler, ainsi que les autres concurrents, 
sur le psaume Beati quorum remissæ saut iniqui - 
tates , donné comme sujet de concours. Mais tous 
ses efforts ne purent détruire dans l’esprit de ses 
juges l’impression fâcheuse qu’y avait laissée l’au¬ 
dition de son motet, et Lesueur se vit préférer 
La Lande, Golasse, Minoret et Goupillet. 

La leçon lui profita du moins, car il répudia, 
paraît-il, sa première manière, et composa désor¬ 
mais dans un style plus sage. Cette même année 
1683, il fit entendre chez les Dominicains de Rouen 
une messe et une symphonie funèbre, qui pro¬ 
duisirent beaucoup d’effet (2). 

Le 2 mai 1692, il se maria, muni de l’autori¬ 
sation de l’archevêque, mais à l’insu du chapitre, 
lequel décida qu’à l’avenir nul n’exercerait les 
fonctions de maître de musique de la cathédrale , 
à moins d’être prêtre. Lesueur mourut l’année sui¬ 
vante , et les vénérables chanoines, oubliant la 
décision par eux prise, s’empressèrent de lui 


(1) D’après Fétis, l’exécution de ces ouvrages aurait eu 
lieu en 1663. La date 1683, plus probable, est celle que don¬ 
nent Choron et Fayolle, dans le Dictionnaire des musiciens ; 
Paris, 1810-1811,2 vol. in-8 ’. 


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SUR QUELQUES MUSICIENS ROUEN N AÏS. 319 

donner pour successeur un compositeur d’opéras, 
François Lalouette, élève et collaborateur de Lully. 

Lesueur a publié l’ouvrage suivant, dont le titre 
est ainsi rapporté par de Beauchamps, dans ses Re¬ 
cherches sur les théâtres cle France : « Le mcu'iage 
de Flore et du Printemps, comédie en musique, 
en forme de ballet, dédiée à Mgr Colbert, coad¬ 
juteur de Rouen, par Lesueur, maître de mu¬ 
sique à Rouen, en cinq actes. 1680, Rouen, Louis 
Cabut. » 


IV. — BOY VIN. 

Au temps où Lesueur dirigeait la maîtrise de 
Rouen, c’est-à-dire en 1674, l’orgue de la cathé- 
drale, tenu par Germain Yart, vint à se trouver 
vacant. Un concours fut ouvert pour la nomination 
d’un nouvel organiste ; il eut lieu en présence 
d’une commission de chanoines , qui s’étaient 
adjoint, comme juge principal, Henri Dumont, 
le célèbre maître de la chapelle du roi. 

Deux concurrents se distinguèrent surtout dans 
cette lutte : un nommé Maréchal, organiste très- 
habile , et un artiste du nom de Jacques Boyvin. 
Ils firent d’abord assaut de virtuosité sur l’orgue, 
dont chacun d’eux aspirait à devenir titulaire, 
après quoi le jury s’étant transporté dans la bi¬ 
bliothèque du chapitre, les concurrents se don¬ 
nèrent réciproquement un sujet de fugue à traiter, 
sans le secours d’aucun instrument. Cette dcr- 


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320 


NOTICES 


nière épreuve fut favorable à Boyvin, et le jury 
le déclara vainqueur. 

Il entra donc en possession de cette place, 
illustrée jadis par des artistes d’un haut mérite , 
tels que Radulphe de Sainne (1499-1514) (1), père 
•de Lambert de Sainne, contrepointiste distingué, 
qui vécut longtemps à Vienne, à la cour de l’em¬ 
pereur Ferdinand I er ; et surtout Jean Titelouze 
(1588-1634), le premier organiste français de son 
temps , le digne émule de Frescobaldi et de 
Samuel Scheidt. S’il n’alla pas jusqu’à égaler ses 
illustres devanciers, Boyvin, on peut le dire, 
marcha brillamment sur leurs traces, et il se fît 
promptement une doublq réputation d’exéçutant 
et de compositeur. Du premier, rien ne reste; 
le second, au contraire, revit pour nous dans ses 
publications, dont je me plais à dire ici quelques 
mots. 

Par ses lettres-patentes, datées du 12 décembre 
1689, le roi Louis XIV permettait à Jacques 
Boyvin, organiste de l’église cathédrale de Notre- 
Dame de Rouen, « de faire graver, imprimer, 
vendre et débiter les pièces d’orgues et clavesin » 
par lui composées. Boyvin céda son privilège à 
Christophe Ballard et lui livra toutes ses compo¬ 
sitions pour l’orgue. Elles furent réparties en 


(1) Ces deux dates indiquent le temps pendant lequel 
Radulphe de Sainne a exercé ses fonctions à Rouen. Il en 
est de môme pour les dates qui accompagnent le nom de 
Titelouze. 


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SUR QUELQUES MUSICIENS ROUENNAIS. 


321 


deux livres,, qui parurent Fun et l’autre en 1700. 
L’extrait du privilège porte : « Achevé d’imprimer 
le dernier décembre 1699. C’est donc avec la der¬ 
nière année du XVII e siècle que commençait le 
maigre délai de six ans imposé aux contrefacteurs 
par la volonté royale (1). 

Il n’avait été publié jusque-là, en France, 
qu’une faible quantité de musique d’orgue. Aux 
œuvres de Titelouze, de Nicolas Gigault et de 
François Couperin (2), qui composaient à peu près 
tout le bagage imprimé des organistes français, 
vinrent s’ajouter les pièces d’orgue de Jacques 
Boyvin, lesquelles ne firent point mauvaise figure 
vis-à-vis de leurs aînées. 

On trouve en tête du I er livre une page assez 
curieuse, au point de vue de l’histoire de l’art : 
c’est un « Avis au public , concernant le meslange 
des jeux de l’orgue, les mouvements, agréments 
et le toucher. » Là reprend vie, à nos yeux, l’orgue 
du XVII e siècle, avec ses sonorités criardes et 
pointues, avec ses jeux de menue taille, tierce, 
quarte, nazard, larigot, etc., sorte de piment mu¬ 
sical dont l’organiste assaisonnait ses jeux de 
fonds. Voici, d’autre part, le cromorne, les cor¬ 
nets, si délaissés aujourd’hui ; voici encore la voix 

(1) Voici l’intitulé de ces publications : 1° « Premier livre 
d’orgue, contenant les huit tons à l'usage ordinaire de l’Église, 
composé par J. Boyvin, organiste de l’église cathédrale 
de Rouen »; à Paris, chez Christophe Ballard, etc., 1700; 
in-4° obi. — 2® « Second livre d’orgue , contenant, etc. » id.,id. 

(2j Oncle de François Couperin, dit le Grand. 

21 


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322 


NOTICES 


humaine, dont les accents bêlants font songer au 
troupeau qui passe au loin dans la plaine. La 
rondeur, le moelleux, l’égalité d’émission, faisaient 
bien un peu défaut dans tout cela ; mais qu’im¬ 
porte? un organiste habile savait quand même 
tirer parti de ces engins défectueux, qui lui per¬ 
mettaient d’ailleurs de varier ses effets, de créer 
de nouveaux mélanges ; et Jacques Boyvin, pour 
son compte, en enseigne un grand nombre. 

Ses pièces d’orgue, disposées dans chaque livre 
en huit séries, qui répondent aux huit modes de 
la tonalité ecclésiastique, comprennent tous les 
genres de morceaux usités alors à l’église : pré¬ 
ludes , plein-jeu, fugues, fonds d’orgue, duos, 
trios, récits, grands et petits dialogues, etc., tout 
cela traité, non-seulement en spécialiste, mais 
encore, et ce qui est mieux, en musicien qui pos¬ 
sède vraiment son art. 

Boyvin est surtout un maître harmoniste, et il 
y a plus que de la correction dans la succession de 
ses accords, dans l’enchevêtrement de ses parties 
concertantes : il y a de la nouveauté, de la har¬ 
diesse. Comme mélodiste, il se contente assez 
souvent des tournures familières à Lully, mais en 
les relevant et les faisant siennes par la combinai¬ 
son harmonique qui les accompagne ; parfois aussi, 
sa pensée prend une autre direction et se révèle 
avec plus d’originalité. 

B emploie avec aisance le style d’imitation, les 
formes canoniques ; et quant à ses fugues, si elles 
demeurent inférieures, comme conduite et comme 


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SUE QUELQUES MUSICIENS ROUENNAIS. 323 

intérêt, non-seulement à celles de Hændel ou de 
Jean-Sébastien Bach, mais encore aux fugues de 
certains maîtres d’ordre secondaire , il ne faut pas 
s’en étonner, étant donnée l’époque où vécut 
Boyvin. Mais cela ne prouve pas non plus qu’il ait 
ignoré, comme le prétend Fétis, le mécanisme 
propre à ce genre de composition. Il traitait le 
style fugué à l’instar de ses devanciers, et voilà 
tout. 

Je donne ici, comme spécimen du faire de Boy- 
viu, dans le style lié, un prélude du T mode, 
extrait de son second livre d’orgue, et transcrit en 
notation moderne. On y remarquera certaines dis¬ 
positions harmoniques en avance sensible sur le 
goût de l’époque, tandis que la mélodie, surtout 
dans les dernières mesures, porte visiblement sa 
date de naissance. 

Ce second livre, dédié par l’auteur « à Monsieur 
Turgot, chevalier-seigneur de La Tillaye », pré¬ 
sente un intérêt spécial, en ce qu’il nous fait 
connaître Boyvin sous un nouveau jour, c'est-à- 
dire comme écrivain didactique. Ce livre, en 
effet, est précédé d’un Traité abrégé de tAccom¬ 
pagnement, pour Vorgue et le clavessin , avec une 
explication facile des principales règles de la com¬ 
position y une démonstration des chiffres et de 
toutes les manières dont on se sert ordinairement 
pour la basse continue. Le traité pèche peut-être 
par excès de concision dans la partie théorique ; 
mais les exemples en sont parfaitement écrits. 
Séparé des pièces d'orgue auxquelles on l’avait 


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324 


NOTICES 


joint, ce petit ouvrage d’enseignement eut deux 
éditions particulières, l’une à Paris, chez Ballard, 
l’autre à Amsterdam, chez Pierre Mortier. 

Jacques Boy vin, dans l’Avertissement dont il 
l'avait fait précéder, en le publiant pour la pre¬ 
mière fois, disait ceci : « Je travaille à un traité 
de composition dans lequel j’ai dessein d’expli¬ 
quer toutes les règles plus au long ; je l’achèverai 
le plus tôt qu’il me sera possible. » Mena-t-il 
l’ouvrage à bonne fin ? On l’ignore ; au moins 
peut-on supposer que la publication en fut em¬ 
pêchée par la mort de l'auteur, survenue en 1706. 
A en juger par le traité abrégé dont il vient d’être 
question, Boy vin était en mesure de produire une 
œuvre didactique de longue baleine, bien pon¬ 
dérée et d’un emploi utile ; il y a donc lieu de 
regretter, dans l'intérêt de sa mémoire, que le 
temps lui ait manqué pour ajouter le renom du 
théoricien à celui que s’étaient légitimement ac¬ 
quis l’organiste et le compositeur. 


V. — DA GINCOURT. 


A Jacques Boy vin succéda François Dagin- 
court (1). Né à Rouen en 1684, il avait été élève 
de la maîtrise de la cathédrale et était devenu 


(1) Fétis lui donne les prénoms de Jacques-André ; l’abbé 
Langlois y a préféré celui de François , porté sur les registres 
de la cathédrale de Rouen. 


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SUR QUELQUES MUSICIENS R0UENNA1S. 325 

ensuite organiste de l'abbaye de St-Ouen. Da- 
gincourt demeura pendant cinquante-deux ans, 
c’est-à-dire de 1706 à 1758, titulaire de l’orgue 
métropolitain ; mais comme, à l’exemple de ses 
principaux confrères, il pratiquait hardiment le 
cumul, il eut souvent à se faire suppléer dans ses 
fonctions. 

Vers 1720, en etfet, il obtint au concours l'orgue 
de Saint-Merry, à Paris ; et, en 1727, un nouveau 
concours lui assura une des places d’organiste 
du roi. Peut-être Dagincourt ne voulut-il pas 
bénéficier des avantages que lui concédait le pre¬ 
mier de ces deux succès ; ce qui est certain, c’est 
que, publiant en 1733 un livre de pièces de cla¬ 
vecin, et faisant figurer sur le titre, à la suite de 
son nom, l’énonciation de ses diverses places, il 
s’abstient de citer celle de St-Merry. Voici, du 
reste, le titre de cette publication : « Pièces de 
clavecin, dédiées à la Reine, composées par 
M. d’Agincour , organiste de la chapelle du Roy, 
de l’église métropolitaine de Rouen et de l’abbaye 
royale de St-Ouen. Premier livre, gravé par Fr. du 
Plessy. A Paris, chez Boivin, rue St-Honoré ; 
Le Clerc, rue du Roule, et à Rouen, chez l'auteur, 
rue des Chanoines. » 

Ce dernier détail dit assez que Dagincourt avait 
maintenu sa résidence à Rouen ; selon toute proba¬ 
bilité, il n’habitait Versailles que durant le temps 
où son service l’appelait à la chapelle du roi (1). 

(1) En 1727, il fut désigné pour faire son service dans le 


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326 


NOTICES 


Quant au livre de pièces de clavecin dont il vient 
d’êlre question, Fétis dit que c’est un ouvrage 
faible d'invention, et qui prouve peu d'habileté 
dans l’art d’écrire. Gomme organiste, Dagincourt 
possédait un certain talent, sans égaler toutefois 
François Gouperin (le grand), Daquin, Calvière 
même. Ce dernier fut pourtant vaincu par lui dans 
un concours, en 1730. Mais si l’on en croit La- 
borde(l), François Gouperin, qui était juge de 
ce concours, eut plutôt égard à l’âge des deux 
compétiteurs qu’à leur talent, On dit également 
que, grâce à son caractère doux, affable, plein 
d’aménité, Dagincourt s’était créé de nombreuses 
sympathies, qui .lui furent très-utiles pour le 
succès des différentes épreuves artistiques aux¬ 
quelles il lui arriva de se soumettre. 

On ignore l’époque exacte de sa mort. 


VI. — BROCHE. 


Laurent Desmasures, de Marseille, occupa après 
Dagincourt la place d’organiste de la cathédrale. 
Artiste de talent, il aimait la chasse presque au¬ 
tant que la musique; cette ardeur cynégétique 
faillit même lui coûter cher; se livrant un jour à 


mois d’octobre seulement. L'État de la France , pour cette 
même année, nous apprend que son traitement annuel, 
comme celui de ses collègues, s’élevait à 600 livres. 

(1) Essai sur la musique , etc., t. III, p. 399, 


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SUR QUELQUES MUSICIENS ROUENNAIS. 327 

son exercice favori, son fusil vint à éclater et lui 
enleva trois doigts de la main gauche. Notre orga¬ 
niste voyait sa position fortement compromise ; 
par bonheur, un habile mécanicien, auquel il eut 
recours, trouva moyen de lui ajuster de faux 
doigts, ingénieusement façonnés ; et, le travail 
aidant, Desmasures parvint à se servir de ses 
doigts mécaniques avec autant d’aisance et d’agilité 
qu’il le faisait des autres. L’authenticité du fait 
est attestée par Laborde (1), qui avait eu l’occa¬ 
sion de voir et d’entendre l’artiste, après son 
accident. 

Desmasures exerçait depuis quelque temps déjà 
les fonctions d’organiste à la cathédrale de Rouen, 
lorsqu’arriva à la maîtrise une nouvelle recrue, 
un jeune garçon dont il allait bientôt faire son 
élève, et cela sans songer peut-être qu’il travaillait 
à former son futur successeur. 

C’était un enfant du peuple, Charles-François 
Broche. Son père, un ouvrier, remplissait les fonc¬ 
tions de bedeau à l’église St-Étienne-des-Tonne- 
liers ; lui-même était né sur cette paroisse, le 20 
février 1752. 

Les dispositions musicales du nouvel enfant de 
chœur se manifestèrent très - nettement dès les 
premiers temps de son séjour à la maîtrise ; ses 
progrès rapides et la supériorité dont il ne tarda 
pas à faire preuve vis-à-vis de ses camarades atti¬ 
rèrent l’attention de Desmasures ; il vit là un 

(1) Loe. cit., t. III, p. 413. 


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328 


NOTICES 


tempérament d’artiste à développer, à conduire 
en pleine floraison, et il se chargea spontanément 
de l’entreprise. Ses leçons produisirent d’excellents 
résultats, et lorsqu’en 1772 Broche se prépara à 
quitter Rouen pour aller visiter la capitale, il était 
rompu aux plus sérieuses difficultés du jeu de 
l’orgue et du clavecin, et possédait une instruction 
musicale à l’avenant. 

Arrivé à Paris, il fit la connaissance d’Armand- 
Louis Gouperin et de Nicolas Séjan, dont il reçut 
de précieux conseils, et par l’intermédiaire des¬ 
quels il obtint une place d’organiste à Lyon ; mais 
le désir de compléter ses études de composition 
lui fit bientôt abandonner ce poste. Il se dirigea 
vers l’Italie, muni de lettres de recommandation 
pour divers personnages, et notamment pour le 
sénateur Bianchi, lequel habitait Bologne. Celui-ci 
présenta Broche au P. Martini, dont l’école brillait 
alors de tout son éclat. Sous la direction de ce 
savant maître, Broche se rendit familiers les pro¬ 
cédés du contre-point et de la fugue; il couronna 
ses études en se faisant recevoir, après avoir subi 
les examens de rigueur, membre de l’Académie 
philharmonique de Bologne. Il parcourut ensuite 
l’Italie, visita Rome et Naples, puis rentra en 
France, fit un nouveau séjour à Lyon, et revint 
enfin dans sa ville natale, après cinq ans d’absence. 

Le moment était bien choisi : Desmasures ve¬ 
nait de prendre sa retraite, la place d’organiste 
de la cathédrale allait être mise au concours; 
Broche n’hésita pas à se mettre sur les rangs. 


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SUR QUELQUES MUSICIENS ROUENNAIS. 


329 


Le concours eut lieu le 18 août 1777 ; malgré 
le talent déployé par ses adversaires, Montau 
et Morisset, Broche obtint l’unanimité des suf¬ 
frages et fut mis en possession de l’orgue qu’avait 
occupé pendant dix-neuf ans son ancien maître. 

Ce fut là pour lui le point de départ d’une 
réputation sérieuse , justifiée par la valeur de 
l’artiste. Séjan et Couperin, avec lesquels il était 
demeuré en relations épistolaires , le tenaient en 
grande estime ; ce dernier disait de Broche « qu’il 
écrivait des doigts sur le clavier. » EL dans une 
lettre qu’il lui adressait en octobre 1782, il s’ex¬ 
primait ainsi: « J’ai eu bien du plaisir, il y a 
« quinze jours, de rencontrer quelqu’un à Ver- 
« sailles. C’est M. Platel, superbe basse-taille de 
« la chapelle, qui arrivait de Rouen, encore plein 
« du plaisir qu’il venait de goûter avec vous. Il 
« m’a parlé d’un Inviolata que vous avez touché 
a pour lui. Où étais-je ? » Balbastre, l’éminent 
organiste et claveciniste, tant admiré du public 
parisien, doit être cité également parmi les cor¬ 
respondants de Broche, lequel ne manqua pas de 
se créer aussi d’importantes relations dans le 
monde aristocratique. Le duc de Bouillon le 
nomma son claveciniste et lui offrit une pension, 
que Broche, jaloux de conserver son indépen¬ 
dance, ne voulut pas accepter. 

Son jeu brillant et la richesse de ses improvisa¬ 
tions lui attiraient fréquemment des auditeurs du 
dehors ; les organistes parisiens, eux-mêmes, 
faisaient volontiers le voyage de Rouen pour- 


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330 


NOTICES 


l’entendre: « Il improvisait merveilleusement dans 
tous les genres, et particulièrement dans le 
cantàbile », dit un de ses biographes, M. de Saint- 
Victor. Un jour,, pour répondre à un déû que 
venaient de lui porter le chevalier de Saint-Georges 
et Punto, le célèbre corniste, il s’assit devant ses 
claviers et joua pendant cinq quarts d’heure, en 
improvisant sur un motif de trois notes, sans se 
répéter ni s’écarter de son sujet, et, ajoute-t-on, 
sans cesser de charmer ses auditeurs. On cite 
encore une certaine improvisation inspirée par la 
bataille de Jemmapes, et dans laquelle il fit, pa¬ 
raît-il, des merveilles de musique imitative, selon 
le goût de l’époque. 

Il eût été fâcheux pourtant que Broche dépensât 
toute sa puissance d’invention dans ces improvi¬ 
sations fugitives 5 il n’eut garde de le faire, et il 
se livra avec assez d’ardeur au travail de la com¬ 
position. Il publia successivement trois livres de 
sonates pour clavecin ; le premier, dont j’ignore 
la date de publication, fut dédié par lui au car¬ 
dinal de Frankemberg, archevêque de Malines (1). 
Le deuxième livre parut en 1782, sous ce titre : 


(1) C’est sans doute à propos de cette publication que 
furent insérés, dans les Affiches de Normandie , du 18 février 
1780, les vers suivants en l’honneur de Broche : 


Oui, la touchante harmonie 
Désertera le céleste séjour 
Pour apprendre en cette vie 
Ton art, seul digne de sa cotrr t 


Mais le Dieu qui te l’inspire 
De l'immortelle se rit, 

Si, près d'elle en son empire, 
Lui>môme ne te conduit. 

Par *** 


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SUR QUELQUES MUSICIENS ROUENNAIS. 331 

Sonates pour le clavecin , avec accompagnement 
de violon , ad libitum , dédiées à S. A. S. Mgr le 
duc de Bouillon (Paris, Bignon). Le troisième 
livre, publié en 1787, est intitulé : Trois sonates 
pour le clavecin , violon ad libitum (Paris, Boyer). 
Parmi les œuvres de Broche qui n’ont point été 
gravées, figurent des concertos de clavecin, des 
trios, quatuors, cantates, etc. Ses canons, com¬ 
posés sur des paroles bachiques, étaient très-prisés 
des amateurs ; on vantait surtout celui qui com¬ 
mençait par ce vers : Buvons , amis , et vidons ce 
flacon. Tous sont demeurés inédits. 

Si bien fondée qu’ait été la réputation acquise 
à Broche par son talent d’exécutant et par ses 
œuvres musicales, elle était destinée, comme 
toutes les réputations secondaires, à s’éteindre 
avec le temps ; et si le nom de Broche n’est 
point oublié, s’il a survécu à celui qui le 
portait, c’est qu’avant tout il nous rappelle le 
musicien qui fut le premier'maître de Boieldieu. 
Il faut l’avouer pourtant : si le pauvre Broche 
avait pu prévoir de quelle singulière façon sa 
mémoire serait transmise à la postérité, il n’eût 
été que médiocrement flatté de l’honneur que 
lui faisaient les parents du futur auteur de la 
Dame Blanche , en lui confiant l’éducation mu¬ 
sicale de leur fils. En effet, pour quiconque 
veut bien prendre au pied de la letlre ce qu’ont 
écrit, au sujet de Broche, la plupart des biographes 
de Boieldieu, la personnalité artistique de l’orga¬ 
niste rouennais se trouve complètement transfor - 


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332 


NOTICES 


mée ; le virtuose, l’improvisateur fécond, le savant 
musicien, ont disparu ; et il ne reste en leur place 
qu’un farouche pédagogue doublé d’un ivrogne. 

Des divers écrivains qui se sont plu à travestir 
ainsi la renommée de Broche, Adolphe Adam est 
celui qui a frappé le plus inconsidérément et le 
plus fort; qu'on en juge par ce fragment de sa 
notice sur Boieldieu, réimprimée dans les Souve¬ 
nirs d'un Musicien (1) : « M. Boieldieu avait con¬ 
servé beaucoup de respect pour la mémoire de 
son premier maître, et n’en parlait jamais qu’avec 
vénération. Cependant, je suis porté à croire que 
la reconnaissance lui fermait la bouche sur plus 
d’un détail peu favorable au vieil organiste : il 
passait généralement pour un homme brutal, assez 
médiocre musicien, mais en revanche très-illustre 
buveur; il maltraitait généralement ses élèves, et 
en particulier le pauvre Boieldieu, en qui il n’avait 
pas su remarquer de dispositions pour la musique, 
et qui montrait, au contraire, une aversion assez 
prononcée pour la boisson. Or, comme dans les 
idées du père Broche, l’un n’allait pa 3 sans l’autre, 
il en tira une conséquence toute naturelle : c’est 
qu’un homme qui ne savait pas boire ne saurait 
jamais composer; aussi nefonda-t-il pas de grandes 
espérances sur son élève. » 

Assurément, voilà un portrait aussi réussi que 
peu flatteur; mais que de retouches il aurait dû 
subir, pour être rendu conforme à l’original î II eût 


(t) Paris, Michel Lévy, 1857, in-18. 


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SUR QUELQUES MUSICIENS ROUENNAIS. 333 

fallu d’abord remplacer cette épithète : assez mé¬ 
diocre musicien > qui dénote chez Adam une igno¬ 
rance absolue des faits marquants de la carrière 
de Broche ; il eût été bon ensuite de consulter les 
dates, lesquelles auraient démontré qu’à l’époque 
où Boieldieu devint l’élève de Broche, c’est-à-dire 
vers 1785, celui-ci n’était âgé que d'environ trente- 
trois ans, et ne pouvait, par conséquent, être 
considéré comme un vieil organiste , ni mériter 
d’être appelé ironiquement : le père Broche. Ces 
remarques, seules, prouvent la légèreté et l’injus¬ 
tice du langage tenu par Adam. Mais Broche a eu 
d’autres détracteurs, plus ou moins bien rensei¬ 
gnés, plus ou moins acerbes : Fétis , Jules Janin , 
J.-A. Délerue (1), G. Héquet, etc., ont raconté, en 
mainte historiette, les habitudes d’intempérance 
de l’organiste rouennais, et ses procédés brutaux 
envers son élève (2). 

Est-il besoin de longues réflexions pour arriver 
à faire la part du vrai et celle du faux dans ces 
récits? Je ne le crois pas. Évidemment, ce que 
l’on a écrit à propos de Broche repose sur un fond 

(1) Celui-ci abuse aussi de la ridicule appellation : le père 
Broche. (Boieldieu et les honneurs rendus à ce célèbre com¬ 
positeur; Rouen, Périaux, 1836, in-8°.) 

(2) M. Arthur Pougin a rapporté quelques-unes de ces 
anecdotes dans son livre, si complet et si intéressant, sur 
Boieldieu , sa vie , ses œuvres , etc.; mais, en historien impar¬ 
tial, il a eu soin de les faire précéder d’un court exposé bio¬ 
graphique, où le talent de Broche et son savoir se trouvent 
affirmés. 


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334 


NOTICES 


de vérité ; mais les écrivains ont eu le tort de 
broder sur ce fond, et de tirer, des faits qu’eux- 
mêmes ils avaient dénaturés, d’injustes consé¬ 
quences. La vérité, il me semble que la voici : 
Broche, comme la plupart des maîtres de mu¬ 
sique de son temps, et, chose à noter, comme 
presque tous les musiciens d’église, déployait 
dans son enseignement une rudesse que ne con¬ 
naissent plus, Dieu merci ! les professeurs d’au¬ 
jourd’hui. Il ne pardonnait à ses élèves ni une 
faute, ni une négligence ; et il se peut que Boiel- 
dieu ait eu à souffrir, plus que ses condisciples, 
de l’humeur revêche et tyrannique du maître. 
Pourtant, si la brutalité de celui-ci avait été telle 
qu’on nous l’a dépeinte, l’élève, une fois devenu 
homme, n’aurait pu s’empêcher de garder rancune 
à son ancien tyran. Que nous dit Adam, au con¬ 
traire ? Que Boieldieu avait conservé beaucoup 
de respect pour la mémoire de son premier 
maître, et qu’il n’en parlait jamais qu’avec véné¬ 
ration. Mais voici qui n’est pas moins concluant : 
à une époque très-rapprochée de celle où Boieldieu 
gémissait sous la férule de Broche, quatre ans 
au plus après la fameuse aventure de la tache 
d’encre sur le clavecin , aventure qui détermina, 
dit-on, la fuite de notre écolier vers Paris , le 
8 avril 1793 enfin, Boieldieu donnait à Rouen un 
concert, dans lequel il jouait, avec Broche, un 
concerto composé par celui-ci. Le 13 mai suivant, 
le maître et l’élève paraissaient ensemble, dans 
un autre concert. Enfin, le 20 juin de la même 


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SUR QUELQUES MUSICIENS ROUENNAIS. 335 

année, avait lieu un troisième concert, cette fois 
au bénéfice de Broche ; et le même duo de pianos 
y fut exécuté de nouveau par le bénéficiaire et 
le jeune Boieldieu (1). Dira-t-on qu’en ces cir¬ 
constances le futur grand compositeur montrait 
une âme bien généreuse et pratiquait à un rare 
degré l’oubli des injures? Ou bien n’est-il pas plus 
logique de croire que ces injures ont été quelque 
peu exagérées ? C’est ce dont je fais juge le 
lecteur. 

Maintenant, que Broche ait eu un goût prononcé 
pour la dive bouteille, qu’il se soit montré un des 
fidèles habitués de la taverne du Chaudron , où 
l’on chantait ses canons bachiques, je veux bien 
l’admettre, jusqu’à un certain point. Il me semble 
pourtant que s’il fût devenu ce buveur endurci, ce 
biberon , qu’on s’est plu à nous représenter, il 
n’eût pas tardé à perdre la considération dont il 
jouissait parmi ses concitoyens. Or, en 1787, alors 
qu’il avait Boieldieu pour élève, nous le voyons 
dédier son troisième livre de sonates à M me Le 
Coulteulx de Canteleu, laquelle n’aurait eu garde, 
assurément, d’accepter pareil hommage de la part 
d’un suppôt deBacchus. Après la mort de Broche, 
survenue le 28 septembre 1803, le secrétaire de 
correspondance de la Société libre d’Émulation 
de Rouen, M. de Saint-Victor, s'empressa d’écrtre 


(1) Parmi les artistes qui se firent entendre dans ce dernier 
concert, figuraient Garat, le grand chanteur, et le violoniste 
Rode. 


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336 


NOTICES 


un article nécrologique sur l’organiste regretté ; 
de plus, la Société chargea un de ses membres, 
Vincent Guilbert, de rédiger une notice détaillée 
sur la vie et les travaux de Broche, laquelle notice 
fut lue dans une des séances (1). Plus tard enfin, 
le portrait du musicien fut placé dans la grande 
salle de l’Hôtel-de-Ville de Rouen. 

Voilà des honneurs qu’on ne décerne ordinai¬ 
rement qu’aux gens qui sont demeurés, jusqu’à 
leur dernier jour, en possession de l’estime pu¬ 
blique ; celui dont ils saluaient la mémoire ne les 
aurait certainement point reçus, s’il eût, de son 
vivant, laissé s’affaiblir cette dignité de caractère 
qui, chez l’artiste véritable, doit être la compagne 
inséparable du talent. 


VII. — RIQUEZ. 


Je n’ai qu’un mot à dire au sujet de l’abbé 
Riquez (Lambert-Ignace-Joseph), qui eut Broche 
sous ses ordres, à la maîtrise de la cathédrale. 
Étranger par sa naissance à la Normandie, à la 
France même, l’abbé Riquez avait quitté le diocèse 
de Tournay, en Belgique, pour venir prendre à 


(1*) Elle a été publiée sous ce titre : Notice historique sur le 
citoyen Broche, lue dans la séance du 15 frimaire an XII de 
la Société libre d'Émulation de Rouen , etc.; Rouen, imp. 
V. Guilbert, an XII, in-8° de 30 pages. Le même Guilbert a 
consacré à Broche une notice plus courte, dans ses Mémoires 
biographiques et littéraires. 


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SUE QUELQUES MUSICIENS ROUENNAIS. 337 

Rouen le poste de maître de chapelle, qu’il occupa 
de 1764 à 1783. 

Il y fit exécuter ses diverses compositions, une 
entre autres, dont le titre est ainsi libellé dans 
une sorte de livret imprimé, qui en contient à la 
fois les paroles latines et la traduction française : 

« Motet composé par M. l’abbé Riquez, maître 
de la musique de l’église métropolitaine, à l’occa¬ 
sion de la rentrée solennelle du Parlement de 
Rouen, pour être chanté dans la grande salle du 
Palais par MM. les musiciens de la cathédrale , le 
lundi 14 novembre 1774 » (1). 

On pourrait se demander si l’abbé Riquez n’avait 
point eu quelque intention maligne, en faisant 
choix, pour le motet qu’il se proposait de faire 
exécuter à ladite cérémonie, d’un texte débutant 
ainsi : 

* Quomodo facta est meretrix, civitas fidelis, 
plena judicii ? justilia habitabat in ea. » 

La musique de ce motet ne nous est pas par¬ 
venue. 


VIII. — GODEFROY. 

La notice de l’abbé Langlois et la double liste 
par lui dressée s’arrêtent à la Révolution. Urbain 
Cordonnier, qui compta Boieldieu parmi ses en¬ 
fants de chœur, y est cité le dernier comme maître 

(1) Renseignement fourni par M. E. Thoinan. 

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338 


NOTICES 


de chapelle, de môme que Broche y clôt la série 
des organistes. 

A la réouverture des églises, celui-ci reprit ses 
fonctions ; mais la mort le saisit prématurément, 
et ce fut un de ses élèves, nommé Godefroy, que 
le chapitre chargea d’occuper le poste vacant. Sa 
nomination ne fut d'abord que provisoire, et 
même il dut craindre un moment de ne point la 
voir confirmer. Des gens intéressés à lui nuire 
avaient indisposé contre lui quelques membres 
influents du chapitre; on lui opposa un certain 
Desprès, « virtuose de Caen ><, lequel vint se 
produire à Rouen, comme pianiste, dans un con¬ 
cert de la rue Dinanderie, el ne fut que médio¬ 
crement goûté. Il donna ensuite, le 4 avril 1804, 
une audition publique sur l’orgue de l’église St- 
Vincent, et n’obtint, cette fois encore, qu’un 
demi-succès. En revanche, Godefroy, sollicité de 
se faire entendre à son tour, fut acclamé par les 
personnes présentes. Une réaction s’opéra en sa 
faveur; ses amis se remuèrent pour lui conserver 
sa place ; l’un d’eux publia, sous le titre : Lettre 
à Madame D..., avec l’épigraphe : « A vaincre sans 
combat, on triomphe sans gloire», une brochure 
dans laquelle se trouvaient racontées les diverses 
péripéties du pseudo-concours de St-Vincent (1). 
En somme, l’issue de cette affaire fut tout à 


(1) Rouen, imp. Vincent Guilbert. — Cette plaquette de 48 
pages, signée C. D. Cl.y, et probablement très-rare au¬ 

jourd’hui, m’a été communiquée par M. Er, Thoinan, 


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SUR QUELQUES MUSICIENS ROUENNAIS. 339 

l’avantage de Godefroy, qui cessa dès lors d’être 
inquiété. Il obtint sa nomination définitive, et il 
demeura en fonctions jusque vers l’année 1821, 

Godefroy, ai-je dit, était élève de Broche ; il 
convient d’ajouter qu’il avait reçu primitivement 
des leçons de Desmasures, Cette succession d’ar¬ 
tistes, éduqués les uns par les autres, dut créer, 
et longtemps maintenir, à l’orgue de la cathédrale 
de Rouen, certaines traditions de style et de goût, 
aujourd’hui disparues, grâce à l’évolution consi¬ 
dérable qu’a subie l’art de l’organiste. 

Alors que Boieldieu, son ancien condisciple, 
volait de succès en suooès, ajoutant Le Nouveau 
Seigneur à Jean de Paris, et Le Petit Chaperon 
rouge à La Fête du village voisin, Godefroy pour¬ 
suivait tranquillement sa modeste carrière, parta¬ 
geant ses instants entre le service de la cathédrale 
et la tâche trop ingrate du professorat. Il forma 
cependant quelques bons élèves, parmi lesquels 
je dois citer Pierre Fallouard, qui fut pendant 
quarante ans organiste de Ste-Catherine de Hon- 
fleur, et qui s’est fait connaître â la fois comme 
compositeur et comme écrivain musical. 

Godefroy eut quatre fils. L’aîné, Adolphe, apprit 
l’harmonie et la composition sous la direction de 
Goulé, musicien distingué qui llopissait à Rouen 
sous le premier Empire, et qui s’était formé, lui 
aussi, à l’école de Broche. Adolphe Godefroy suc¬ 
céda à son père comme organiste de la cathédrale ; 
il fut chargé, en outre, des fonctions de maître 
de musique des enfants de chœur. En 1844, il prit 


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340 


NOTICES 


sa retraite et fat remplacé par son fils, nommé 
Adolphe comme lui ; mais celui-ci ne tint l’orgue 
que pendant deux ans, et il quitta Rouen pour se 
rendre à Paris. 

Le nom de Gimarosa, donné par Godefroy père 
au second de ses enfants, témoigne sans doute de 
l’admiration passionnée quïl ressentait pour la 
musique de l’auteur d'il Matrimonio segreto. Son 
quatrième fils, Hippolyte, est encore aujourd’hui 
organiste de l’église St-Ouen de Rouen (1). 


IX. — EXATJDET. 


Laissons de côté, à présent, maîtres de chapelle 
et organistes ; restons à Rouen, mais revenons aux 
premières années du XVIII e siècle. 

Vers 1710, si l’on en croit Fétis, naissait, dans la 
capitale de la Normandie, Antoine Exaudet, connu 
plus tard comme violoniste et compositeur. Cette 
assertion de l’auteur de la Biographie universelle 
des Musiciens a décidé Théodore Lebrethon à 
admettre Exaudet dans sa Biographie normande (2); 
mais il a signalé en même temps les avis contra¬ 
dictoires qui s’étaient produits au sujet du lieu et 

(1) Le titulaire actuel du grand orgue de la cathédrale de 
Rouen est M. Aloys Klein, qui se montre le digne successeur 
des Titelouze, des Boy vin et des Broche. C’est à son obli¬ 
geance que je dois une partie des renseignements consignés 
dans cette huitième notice. 

(2) Rouen, A. Le Brument, 1857-1861, 3 vol. in-8°. 


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SUR QUELQUES MUSICIENS ROUENNAIS. 341 

de la date de naissance de ce musicien : « Bien 
que M. Elwart, dit-il, ait écrit sur Exaudet un joli 
feuilleton anecdotique, dans lequel il fait naître ce 
personnage à Aix en Provence, en l’année 1735, 
et mourir en 1760, nous avons cru devoir nous 
ranger à l'opinion de M. Fétis, à cause de son 
autorité comme biographe. » 

Cette autorité, nous le savons, est sujette aux 
défaillances ; et précisément, en ce qui concerne 
Exaudet, entre deux biographes, dont l’un fait du 
musicien un Normand, tandis que l’autre le tient 
pour Provençal, n’est-on pas tenté de donner 
raison au dernier? Le caractère bien latin du nom, 
en dépit du barbarisme que crée sa désinence, 
annonce une origine plutôt méridionale que sep¬ 
tentrionale.Mais ce n’est pas là, je l'avoue, un 

argufnent sans réplique. Exaudet, en effet, a bien 
pu naître, à Rouen, d’un père provençal ou lan¬ 
guedocien. Acceptons-le donc, nous aussi, pour 
Normand. 

Quant à la date de sa naissance, on va voir que 
Fétis est, sous ce rapport, beaucoup plus près de 
la vérité qu’Elwart. Le Mercure de France , de jan¬ 
vier 1744, publiait l'annonce suivante : « On avertit 
le public que le sieur Exaudet, le üls, 1 er violon de 
l’Académie de musique de Rouen, a composé six 
sonates pour le violon et la basse, dédiées à 
M. Chartrain de Bourbonne, président à mortier 
au Parlement de Bourgogne. Le prix est de six 
livres. Ces sonates se vendent chez Le Clerc, rue 
du Roule..., chez la v e Boivin..., et chez l’auteur. 


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342 


NOTICES 


rue du Four, faubourg Si-Germain, chez le s f 
Redon, perruquier. » 

Celle annonce nous donne d’utiles informations : 

1° La date de 1735, présentée par Elwart comme 
étant celle de la naissance d’Exaudel, ne peut être 
prise au sérieux ; autrement, les sonates dont il 
est question ici proviendraient d’un compositeur 
âgé de neuf ans, doué, par conséquent, d’une 
précocité qui n’est permise qu’à un Mozart ; 

2* Le père d’Exaudet était musicien , lui aussi, 
ce qu’indique le soin qu’on a pris de déclarer 
comme étant l’auteur des sonates : Exaudet le fils ; 

3“ Exaudet était devenu premier violon de 
l’Académie, ou plutôt du Concert de Rouen ; 

4* Ses fonctions à Rouen ne l’empêchaient pas 
d'avoir un domicile à Paris (1). 

Cependant, peu d’années devaient s’écouler avant 
qu’Exaudet abandonnât la position qu’il occupait à 
Rouen. En 1749, il entra à l’orchestre de l’Opéra ; 
ses appointements, comme 1 er violon, d’abord fixés 
à 400 livres, furent portés à 500 livres en 175i. Il 
devint par la suite violon solo et répétiteur des 
ballets. Il appartenait en même temps à l’orchestre 
du Concert spirituel, et figurait aussi parmi les 
symphonistes du Concert de la Reine. 

Les sonates d’Exaudet, ainsi que ses autres 
compositions, sont oubliées aujourd’hui ; ce qui 


(1) Le même fait se reproduisit, quelques années plus tard, 
pouf un des successeurs d’Efcaüdet au Concert de Rouen, lé 
violoniste-compositeur Papavolne. 


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SUR QUELQUES MUSICIENS ROUENNAIS. 343 

est resté de lui, ce qui a donné à son nom une 
sorte de célébrité, c’est un simple menuet, gra¬ 
cieux et franc d’allures. Ce menuet a été utilisé 
comme timbre par la plupart des faiseurs de 
couplets de l’époque. Vadé s'en est servi dans le 
Suffisant et dans le Trompeur trompé. Mais ce 
sont principalement les jolis couplets de Favart : 

Cet étang 
Qui s’étend 
Dans la plaine, 
etc. 

qui ont contribué à populariser le menuet 
d’Exaudet 

Cet artiste est mort en 1703, au dire de Fétis ; 
en 1760, si l’on en croit Elwart. Adhuc sub judice 
lis est. 


X. — CHAPELLE. 

Chapelle (Pierre-David-Augustin), violoniste et 
compositeur, naquit & Rouen, non point en 1756, 
comme l’a écrit Fétis, mais bien en 1750, ainsi 
qu’il résulte de son acte de baptême, inscrit sur 
le registre de la paroisse St-Maclou pour ladite 
année, et dont voici la teneur : 

* Le mardy dix-huit aoust a été baptisé par 
M, Harel, prêtre, sous-vicaire de cette paroisse* 
soussigné : Pierre-David-Augustin, né du légitime 


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344 


NOTICES 


mariage de Pierre-Paul Chapelle, marchand vinai¬ 
grier , et de Madeleine - Catherine Lamy , son 
épouse, demeurant rue Malpalu, de cette paroisse, 
le parrain Pierre-François Lamy, tourneur, de¬ 
meurant dans la Basse-Vieille-Tour, paroisse St- 
Denis, la marraine, Marie-Élisabeth Gosset, femme 
de Pierre Chapelle, vinaigrier, demeurant dans le 
fauxbourg et paroisse Saint-Sever, lesquels ont 
signé avec le père. Signé au registre : F. Lamy, 
M. E. Gosset, Pierre-Paul Chapelle, et Harel, 
P. S. V. » (1). 

Il serait intéressant de savoir par quel concours 
de circonstances l’enfant élevé dans le milieu 
bourgeois qu’annoncent les noms ci-dessus rap¬ 
portés, fut amené un jour à embrasser la carrière 
artistique. Peut-être y trouverait-on la matière de 
quelque anecdote piquante, telle qu’on en raconte 
au sujet de musiciens devenus célèbres. Les ren¬ 
seignements nous font défaut à cet égard, et je 
n’entreprendrai pas d’y suppléer par de longues 
conjectures. Disons donc tout simplement que le 
jeune Chapelle reçut à Rouen même ses premières 
leçons de musique, auxquelles s’ajouta bientôt 
l’étude du violon. Il apprit également l’harmonie 
et se livra à des essais de composition, dès qu’il 
crut pouvoir le faire. 

Aussi lorsque, adolescent encore, il eut quitté 
Rouen pour Paris, où l’entraînait le désir de per- 

(1) Je dois la communication de ce document aux soins 
obligeants de M. H. Cusson, secrétaire en chef de la mairie 
de Rouen. 


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SUR QUELQUES MUSICIENS R0UENNA1S. 345 

fectionner son instruction musicale; et lorsqu’il 
eut obtenu la faveur, très-enviée en ce temps-là, 
de se faire entendre au Concert spirituel, ce fut à 
la fois comme virtuose et comme compositeur 
qu’il s’y produisit, c’est-à-dire en jouant ses pre¬ 
miers concertos de violon. 

A peu près à la même époque, vers 1772, Cha¬ 
pelle entra à l’orchestre de la Comédie-Italienne, 
alors dirigé par Lebel, et prit place à l’un des 
pupitres de 1 er violon, qu’il devait occuper pendant 
vingt ans (1). Sa vie artistique se partagea dès lors 
entre le service du théâtre, le professorat et la 
composition. Il écrivait surtout pour son instru¬ 
ment ; mais, désireux de travailler aussi en vue 
de la scène, il se mit en quête d’un livret d’opéra- 
comique, et finit par l’obtenir. 

Toutefois, il ne pouvait espérer d’aborder, dès 
le premier pas, la Comédie-Italienne, où brillaient 
alors Monsigny, Grétry, Dezède, et autres musi¬ 
ciens de valeur. Ce fut donc au petit théâtre des 
Beaujolais qu’il porta son premier ouvrage, la 
Rose , lequel y fut donné en 1772, et, sans nul 
doute, avec succès, car le compositeur fut autorisé 
à tenter une seconde fois la fortune, au même 
théâtre, avec un nouvel ouvrage. Celui-ci était 
intitulé : le Mannequin; il fut joué dans la même 
année que le précédent (2). 


(1) Il appartenait également, comme 1 er violon, à l’orchestre 
du Concert spirituel, dont il faisait encore partie en 17b9. 

(2) Le livret avait pour auteur Lieutaud. 


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346 


NOTICES 


Les partitions inspirées par ces comédies à 
ariettes n’étaient, on le sait, que d’une médiocre 
importance j leur facture légère et leur style sans 
prétention faisaient d’elle l’équivalent de nos 
opérettes en un acte. Il fallait d’ailleurs qu’elles 
fussent en rapport avec le talent très-secondaire 
des chanteurs qui formaient la troupe des Beau¬ 
jolais, lesquels ne paraissaient pas en scène, et se 
bornaient à chanter et à réciter le dialogue dans 
la coulisse, tandis que des enfants mimaient la 
pièce, en vue des spectateurs. Chapelle donna 
encore à ce théâtre, en 1779, le Bailli bienfaisant, 
opéra comique en un acte, comme les précédents. 

Il écrivit ensuite, sur un poème de Lieutaud, 
l’Heureux dépit, une nouvelle partition, qu’il fit 
admettre cette fois à la Comédie-Italienne, où la 
première audition en eut lieu le 19 novembre 
1785. Suivirent sur la même scène : le Double 
Mariage, 1786; les Deux Jardiniers, 1787 ; la 
Vieillesse d’Annette et Lubin, paroles de Bertin 
d’Antilly, 1 er août 1789 ; enfin, la Famille réunie, 
paroles de Favart fils, 6 novembre 1790. Ces divers 
opéras, tous en un acte, furent exécutés sous la 
direction du violoniste-compositeur La Iloussaye, 
à qui Lebel avait cédé, en 1781, son archet de chef 
d’orchestre. 

Fétis fait peu de cas des opéras de Chapelle ; 
« La musique de tous ces ouvrages, dit-il, est 
faible et décolorée; celle de la Vieillesse d’An¬ 
nette et Lubin a seule obtenu quelque succès. » 
Cette partition peut être regardée, en effet, 


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SCR QUELQUES MUSICIENS ROUENNAIS. 347 

comme la pièce capitale de l’œuvre dramatique de 
Chapelle ; le Mercure de France , du 15 août 1789, 
en constatait la réussite en ces termes : « M. Cha¬ 
pelle, musicien de l’orchestre du Théâtre-Italien, 
a fort bien arrangé pour cet ouvrage des morceaux 
déjà connus; ceux de sa composition qu’il y a 
semés ont été entendus avec plaisir, et font hon* 
neur à ses talents. » 

Je ne connais qu’un seul des opéras comiques 
de Chapelle : P Heureux dépit. Il débute par une 
petite ouverture, assez semblable à celles de 
Grétry ; c’est également dans la manière du maître 
liégeois que sont traités les airs et les morceaux 
d’ensemble, parmi lesquels il en est d’agréables, 
tels que le duo de Lisette et Frontin, et le qua¬ 
tuor; mais cette musique, si gaie et si bien 
appropriée au sujet, pèche malheureusement par 
l’absence d’originalité. Les morceaux d’ensemble 
sont convenablement développés, et il en est de 
même de certains airs ; les autres ne sont guère 
que des vaudevilles. Les accompagnements ne 
manquent pas d’intérêt, et l’on y reconnaît la 
main d’un symphoniste expérimenté. 

La partition de l’Heureux dépit , dédiée à M m * de 
Pontcarré, « première présidente du Parlement de 
Rouen », et celle de la Vieillesse d'Annette et 
Lubin, ont été publiées à Paris, chez Deslauriers. 
La partition de la Famille réunie a eu pour éditeur 
Durieu. 

Chapelle quitta , en 1792, l’orchestre de la Co¬ 
médie-Italienne, pour entrer au théâtre du Vaude- 


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348 NOTICES SUR QUELQUES MUSICIENS ROUENNAIS. 


ville, que venaient de fonder Piis et Barré. Il s’y 
rencontra avec un autre Normand, le violoncel¬ 
liste Chardiny, frère de Louis-Armand Chardiny, 
basse-taille de l’Opéra et compositeur drama¬ 
tique. Ainsi que son compatriote et collègue, 
Chapelle fut souvent chargé d’écrire la musique 
des couplets intercalés dans les pièces jouées 
sur cette scène. On connaît de lui, entre autres, 
l’air : De sommeiller encor , ma chère , qui, com¬ 
posé pour le vaudeville : Fanchon la Vielleuse , 
de Bouilly et Pain, a été souvent utilisé depuis 
par les vaudevillistes. 

Profitant des débouchés nouveaux que le décret 
sur la liberté des théâtres avait ouverts aux com¬ 
positeurs, Chapelle put encore faire jouer, à l’Am- 
bigu-Comique, en 1793, la Nouvelle-Zélandaise; 
et au théâtre de la Cité, ou du Palais, en 1794, 
la Ruche , qui fut, je crois , son dernier opéra. 

Pour achever l'énumération abrégée des travaux 
de ce compositeur, il convient de dire qu’il publia, 
à différentes époques, six concertos de violon, six 
œuvres de duos pour le même instrument, et un 
assez grand nombre de sonates, airs variés et 
rondos. 

Tout cela, joint aux œuvres dramatiques dont il 
a été fait mention, constitue, en somme, un ba¬ 
gage assez respectable, et qui méritait bien qu’on 
remît en lumière le nom du musicien rouennais, 
lequel mourut à Paris, en 1821. 


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PRIX DAN DE LA VAUTERIE 


DE LA CONSERVATION 

DES 

SUJETS ET PIÈCES ANATOMIQUES 

RAPPORT DU D r FAYEL 


L’Académie avait mis au concours, pour le prix 
Dan de La Yauterie, la question suivante : 

De la conservation des sujets et pièces anato¬ 
miques . 

Cinq mémoires lui sont parvenus en temps utile, 
c’est-à-dire avant le 31 décembre 1884. Au nom 
delà commission chargée de les examiner, je viens 
vous faire connaître les conclusions que nous 
croyons devoir soumettre à votre approbation. 

Tout d’abord, nous avons dû écarter du concours 
le mémoire portant cette épigraphe : 

« La conservation des corps, post mortem , dans 
toute leur intégrité, est le sentiment le plus noble 
que nous puissions avoir. » 

L’auteur, en effet, s’est fait connaître en le si¬ 
gnant de son nom, accompagné de ses titres. Nous 
n’aurions donc rien à en dire si nous n’y avions 


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PRIX DAN DE LA VAUTERIE. 


trouvé un procédé de conservation que l’auteur 
revendique comme sien, pour l'avoir essayé, le 
5 avril 1880, à l’École vétérinaire d’Alfort, et pu¬ 
blié, au mois de juillet suivant, dans le n° 24 de 
la Science populaire. 11 s’agit de l’emploi de l’alcool 
méthylique, liquide du reste qu’aucun auteur 
des autres mémoires ne semble avoir vu expéri¬ 
menter, et que lui-même réserve presque exclu¬ 
sivement à des macérations, 

Or, soit dit sans blesser l’amour-propre de l’au¬ 
teur du mémoire en question, bien avant 1880, 
puisque nous nous en servions dans nos injections 
dès 1874, l’alcool méthylique était et est resté 
d’un usage courant à l’Institut anatomique de 
l’École de Médecine de Caen. J’ajouterai même 
qu’il est entré dans presque toutes les combinai¬ 
sons que nous avons essayées depuis dix ans, et 
dont quelques-unes, employées chaque jour par 
nos prosecteurs, nous permettent de conserver, 
sans altération et sans odeur, pendant plusieurs 
mois d’été, les cadavres déposés sur les tables de 
dissection ou tenus en réserve pour le moment de 
la reprise des cours d’anatomie. 

Ceci dit, moins pour revendiquer la priorité de 
ce procédé que pour signaler comme une lacune 
dans les quatre autres mémoires, l’absence de 
toute expérience faite sur les propriétés conserva¬ 
trices de l’alcool méthylique, passons à leur exa¬ 
men, ou plutôt arrivons aux conclusions de ce 
rapport. Car je ne crois pas devoir analyser devant 
vous les quatre mémoires qui en font l’objet, et 


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PRIX DAN DE LA YAUTERIE. 


351 


entrer, à propos de chacun d’eux, dans des détails 
spéciaux et arides, que votre Commission avait 
mission d’étudier, et qu’elle a étudiés conscien¬ 
cieusement. Mais je ne saurais m’empêcher de 
constater que le concours ouvert par vous sur un 
sujet qui, ainsi que l’écrit l’un des concurrents, 
« est non-seulement intéressant par lui-même, 
mais encore éminemment utile pour l’étude sé¬ 
rieuse de l’anatomie, base de toutes les connais¬ 
sances biologiques », que ce concours, dis-je, 
nous a valu quatre très-bons mémoires, et que 
votre Commission s’est trouvée très-embarrassée 
pour les classer. Elle l’a surtout été pour déter¬ 
miner le rang que doit occuper celui qui, d’après 
son ordre d’inscription, porte le n° 1. 

En effet, ce mémoire, qui a pour devise : Audaces 
fortuna adjuvat , et qui nous a été adressé avec 
une caisse de pièces anatomiques, déposées par 
moi à l’Institut anatomique, se présente dans des 
conditions toutes particulières, sur lesquelles nous 
devons appeler votre attention. 

Après quelques mots d’introduction, l’auteur 
nous dit : Ce travail se composera de trois cha¬ 
pitres. Dans le premier, je parlerai des embaume¬ 
ments, c’est-à-dire de la conservation indéfinie; 
dans le second, je m’occuperai de la conservation 
des sujets destinés aux dissections, ou de la con¬ 
servation temporaire ; le troisième traitera de la 
conservation des pièces anatomiques et anatomo¬ 
pathologiques, qui doivent figurer dans les musées 
et dans les collections. 


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352 


PRIX DAN DE LA YAÜTERIE. 


Nous aurions pu nous demander si la question 
des embaumements rentrait absolument dans le 
programme. Nous ne l’avons pas fait, et nous ne 
saurions adresser un reproche à l’auteur de l’y 
avoir introduite. Abondance de bien ne nuit pas, 
à cette condition, cependant, c’est que cette abon¬ 
dance ne nuira pas au reste de l’ouvrage. Or, nous 
devons reconnaître que si des pages consacrées à 
ces trois chapitres, nous retirons ce qui a trait à 
l’embaumement, ce qui reste pour les deux autres 
chapitres est loin d’être aussi complet, aussi dé¬ 
taillé surtout, que dans les trois autres mémoires. 
L’auteur se contente d’y inscrire, en les discutant 
rapidement, les principales méthodes employées, 
avec la critique des résultats obtenus. Il semble 
que tout en étant très au courant de la question, 
il ne croit pas devoir s’attarder à décrire des pro¬ 
cédés qui, selon lui, doivent être remplacés par 
celui qu’il intitule procédé de l’auteur, et que 
dans la seconde partie de son mémoire, divisée 
également en trois chapitres ayant la même ru¬ 
brique que ceux de la première partie, il décrit 
dans tôus ses détails. 

Ces trois chapitres nouveaux sont traités de 
main de maître. Il ny a rien à y reprendre, rien à 
y ajouter. 

Mais quelque bon que soit ce procédé, sa des¬ 
cription méticuleuse suffit-elle pour donner au 
mémoire une supériorité marquée sur ceux des 
trois autres concurrents? Nous ne le croyons pas, 
et, très-probablement, si nous ne nous ôtions tenus 


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PRIX SAN DE LA VAUTEHIE. 


353 


qu’à l’appréciation du travail manuscrit, en le com¬ 
parant aux autres, nous l’aurons peut-être classé 
après eux. N’est-il pas évident, en effet, qu'en 
posant sa question, l’Académie demandait l’étude 
la plus complète que possible de tous les moyens 
de conservation, que ces moyens fussent connus, 
ou de nouvelle invention. 

C’est ce qu’ont compris les auteurs des trois 
autres mémoires. Malheureusement pour eux, 
leur travail, quelque supérieur qu’il paraisse à 
celui de leur redoutable concurrent, ne peut 
faire que ce concurrent ne soit l’inventeur bien 
connu d’un procédé tellement excellent que, avec 
ou sans quelques modifications plus ou moins 
heureuses, il est à peu près universellement 
employé aujourd’hui, comme base des meilleurs 
liquides conservateurs. Or, comme eux n’appor¬ 
tent rien de nouveau, rien qui ressemble même 
de loin, et nous croyons que c’était possible, à 
une découverte si petite qu’elle soit, il nous 
paraît difficile de les mettre en première ligne, 
à moins que nous ne déclarions exclu du con¬ 
cours l’auteur du mémoire n° 1, parce qu’il s’est 
fait connaître. 

Mais, en vérité, pouvait-il faire autrement, et 
est-ce sa faute si le nom du D r X., ainsi qu’il 
se désigne, est inséparable du procédé qu’il décrit 
comme sien. Peut-être eût-il mieux valu qu’il 
s’abstînt de citer à l’appui des services rendus 
par son invention, les récompenses obtenues par 
le D r X, aux expositions de Paris et de Gracovie, 

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354 


PRIX DAN DE LA VAUTERIE. 


ainsi que les attestations que lui ont données les 
professeurs Sappey, Wurtz et Marc Sée, à propos 
des pièces exposées par lui au musée Orflla. Ce¬ 
pendant, qui pourrait lui en vouloir? Ces récom¬ 
penses et ces attestations ne sont-elles pas la 
preuve que son invention est réellement bonne et 
ne devait-il pas les produire à l’appui de son tra¬ 
vail comme il produisait les pièces anatomiques 
qu’il nous a envoyées et dont la vue seule suffi¬ 
sait à trahir son incognito. Ne l’eût-il pas fait, que 
ses concurrents eux-mêmes nous mettaient sur 
la voie, puisque tous citent, étudient, discutent 
le procédé à la gélatine phéniquée employée, 
comme ils le disent, pour la première fois en 1864, 
par le D r Laskowski et aujourd’hui connue du 
monde entier sous le nom de procédé Laskowski 
et Brissaut. 

L’idée ne pouvait donc pas nous venir d’exclure 
du concours le mémoire n° 1, sous prétexte que 
l’auteur s’était fait connaître malgré lui. Restait, 
en tenant compte de ce que nous lui avons re¬ 
proché, à déterminer la récompense que nous 
devions lui accorder. Nous avons pensé que l’hon¬ 
neur d’avoir introduit dans la science un pro¬ 
cédé, qui, de l’avis de tous, a réalisé un véritable 
progrès propre à faciliter considérablement les 
études anatomiques, mettait l’auteur du mémoire 
n^l dans des conditions exceptionnelles qui de¬ 
vaient lui mériter une récompense également 
exceptionnelle. Nous vous proposons donc de pla¬ 
cer hors concours, en lui décernant un diplôme 


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PRIX DAN DE DA VAUTERIE. 


355 


d’honneur, le mémoire ayant pour devise : Audaces 
fortuna adjuvat et de nommer son auteur membre 
correspondant de l’Académie. 

Quant aux trois autres mémoires, dont deux sur¬ 
tout sont remarquables, nous vous demanderons 
également de leur accorder à tous une récompense. 
C’est dire que nous concluons à diviser le prix de 
1,000 francs entre les trois concurrents dans la 
proportion suivante : 400 fr. au mémoire dont la 
devise est : Nihil poteîitius humores tiostros cor - 
rumpit qaam ipsa putrilago ; 400 fr. au mémoire 
portant comme devise : Ex ordine rerum naàcitur 
cognitio, et 200 fr. à celui écrit sous cette rubrique : 
Labore libertas . Quelques mots seulement pour 
justifier ce classement. 

Le premier, qu’accompagnent trois aquarelles 
très-soignées, plus onze figures dans le texte, et 
dont l’envoi a été suivi de l’expédition de pièces 
anatomiques conservées par l’auteur, est évidem¬ 
ment l’envoi d’un travailleur, habitué aux prépa¬ 
rations anatomiques et aux manipulations de 
l’amphithéâtre. Très-complet, très-clair, écrit avec 
une grande facilité, voire même avec une certaine 
élégance de style et de pensée, ce mémoire, qui 
ne se compose pas de moins de 113 pages grand 
in-8°, est subdivisé en dix chapitres très-bien or¬ 
donnés, dont le dernier comprend des expériences 
personnelles et les conclusions. Il se termine par 
un index bibliographique excessivement complet. 

Je vous ai dit que votre Commission ne voulait 
pas, en faisant son rapport, suivre les auteurs pas à 


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356 


PRIX DAN DP LA VAUTER1E. 


pas dans leur travail. Cependant je dois signaler 
dans ce mémoire le chapitre consacré à la conser¬ 
vation des pièces anatomiques au point de vue 
microscopique, qui pour n’être qu’un résumé de 
documents connus n’en est pas moins très-intéres¬ 
sant et a le mérite d’étre un complément oublié 
par les autres auteurs. Quant aux expériences per¬ 
sonnelles, qui portent surtout sur des essais de 
substitution de la glycérine sublimée à la glycé¬ 
rine phéniquée nous n’y voyons qu’une tentative 
pour diminuer le prix des injections et solutions 
conservatrices et nous préférons de beaucoup, 
avec ses comparaisons artistiques, la discussion 
que l’auteur consacre à revendiquer pour les pièces 
sèches une supériorité que certains avantages des 
solutions glycérinées sont en train de leur faire 
perdre. En finissant, l’auteur nous dit qu’il a cru 
devoir mettre l’introduction de son mémoire sous 
le pli cacheté qui renferme son nom. En atten¬ 
dant que nous puissions la lire, nous regrettons 
encore une fois que la valeur des deux autres 
mémoires ne nous permette pas de lui décerner le 
prix entier. Il n’en reste pas moins primas enter 
pares . 

L’auteur du mémoire avec l’exergue : Ex ordine 
rerum nascitur cognitio, est lui aussi un lettré. 
C’est de plus un concurrent méthodique, instruit, 
et auquel très-certainement, du moins si l’on en 
juge par la contexture de son travail, sont fami¬ 
lières les sciences chimiques et physiques appli¬ 
quées à la biologie. 


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PRIX DAN DE LA VAUTER1E. 


357 


Gomme l’auteur du mémoire précédent, il a fait 
des expériences qui ont porté sur une série de 
fœtus à terme, immergés, sans injection préalable, 
dans un bain de glycérine ordinaire. Il décrit bien 
les phénomènes observés et en fournit une expli¬ 
cation rationnelle, mais ces expériences, comme 
celles de son concurrent, sont trop limitées pour 
donner au mémoire une valeur intrinsèqne. En 
revanche, l’exposition et la discussion des divers 
prqçédés connus est complète, bien faite, et son 
seul malheur, c’est de rester un peu confuse dans 
les conclusions. Je serais presque tenté de dire 
que l’auteur en sait trop sur le sujet qu’il décrit ; 
et en voulant condenser ses connaissances, il perd 
de sa netteté et de sa méthode analytique, sans 
racheter ce défaut par l’indication d’un procédé 
nouveau. 

Ajoutons que pour lui les pièces sèches ne 
semblent pas devoir entrer en ligne de compte, 
car c’est à peine s’il en parle dans sa prédilection 
évidente pour les liquides conservateurs. Quoi 
qu’il en soit, nous répétons avec plaisir qu’en 
récompensant ce travail consciencieux, l’Académie 
fera justice. 

Il en sera de même pour le mémoire ayant 
comme devise : Labore libertas : bien qu’il soit 
inférieur aux deux autres et qu’il partage avec eux 
le reproche qu’il me reste à leur adresser à tous, 
celui de n’être pas assez personnel. 

La méthode d’exposition, très-claire, très-nette, 
employée par le dernier concurrent, rendrait 


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358 


PRIX SAN SE LA VAUTERIE. 


môme ce reproche plus sensible à son égard. En 
effet, dépouillant tout artifice et avouant dès le 
début qu’il va beaucoup emprunter à l’ouvrage de 
Lautb et au traité d’anatomie de Fort, il expose 
l’état de la science, décrit les méthodes, énumère 
les procédés avec ordre et précision, comme pour¬ 
rait le faire l’auteur d’un nouveau manuel, et s’il 
est incomplet dans son énumération des liquides 
conservateurs, il se montre supérieur dans tous 
les détails relatifs aux pièces sèches. 

De la sorte, l’absence de toute initiative dans 
la recherche de moyens nouveaux, saute plus 
facilement aux yeux que chez ses concurrents, 
qui eux, du reste, ont, quoique bien timidement, 
ébauché quelques tentatives de ce genre. C’était 
cependant cela que nous nous attendions à trouver 
dans ces mémoires, c’était cela que nous de¬ 
mandions, bien plus qu’une dissertation plus ou 
moins savante sur des moyens connus. A ce point 
de vue donc, le résultat du concours laisse à 
désirer. Mais le regret que nous exprimons, tout 
en diminuant évidemment la valeur des œuvres 
soumises à. l’Académie, ne saurait nous empêcher 
de reconnaître une fois de plus que ces œuvres 
méritent récompense. 

Au besoin même, il justifierait celle exception¬ 
nelle que nous proposons pour le mémoire n° 1 ; 
car lui, du moins, a le mérite d’une invention 
qui, si elle remonte à plusieurs années, possède 
en sa faveur la sanction d’une longue et fructueuse 
expérimentation, et qui a donné à son auteur 


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PRIX DAN DE LA YAUTERIE. 


359 


une célébrité que peut-être ses trois concurrents 
auraient pu lui disputer par une découverte 
nouvelle que l’Académie eût été heureuse d’en¬ 
registrer. 

Les conclusions de ce rapport sont adoptées par 
l’Académie : 

Un diplôme d’honneur (avec le titre de membre 
correspondant de l’Académie) est accordé au D r Sigis- 
mond Laskowski, professeur à la Faculté de Médecine 
de Genève, auteur du mémoire n° 1 (Audaces fortuna 
adjuvat). 

Le prix de mille francs est ainsi partagé : 

400 fr. à M. Maurice Notta, interne des hôpitaux 
de Paris, auteur du mémoire dont la devise est : Nihil 
potentius humores nostros corrumpit quam ipsa 
putrilago. — (N.-B. Une cruelle maladie a récemment 
enlevé à l’affection de sa famille et à la science ce 
jeune homme, qui promettait un très-brillant avenir); 

400 fr. au D r Delassus, de Lille, auteur du mémoire 
portant pour devise : Ex ordine rerum nascitur 
cognitio ; 

Et 200 fr. au D r Vigot, de Caen, auteur du mémoire 
portant pour épigraphe : Labore libertas. 


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POÉSIES 


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EXTRAIT DU PROCÈS-VERBAL 


DE LA 

SÉANCE DU 13 MARS 1885 


Le Secrétaire lit à la Compagnie le rapport rédigé 
par lui au nom de la Commission qui avait été 
chargée d’examiner les dix-neuf pièces envoyées au 
Concours de Poésie (Éloge des fleurs) , ouvert par 
l’Académie de Caen à l’occasion du 50 e anniversaire 
de la Société d’Horticulture. 

Les trois pièces de vers jugées les meilleures par 
la Commission sont lues devant la Compagnie. 

L’Académie regrette vivement d’être obligée d’écar¬ 
ter la pièce n° 5 (Idylle fleurie) , portant pour épi¬ 
graphe ce vers d’Eustache Deschamps : « La fleur 
des fleurs , c'est madame m'amie », pièce charmante 
et qui eût été classée la première, si elle ne se fût 
trop éloignée du sujet (Éloge des fleurs) imposé aux 
concurrentà. 

Elle décide ensuite que le prix sera décerné à la 
pièce n° 2, portant pour épigraphe : « Le printemps 
revient d'exil », avec cette réserve que des cor¬ 
rections seront demandées à l’auteur et consenties 
par lui. 


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362 


POÉSIES. 


Le pli cacheté renfermant le nom de l’auteur de 
la pièce n° 2 est ouvert. M. Sautereau, professeur 
agrégé de 3° au Lycée de Caen, auteur de la pièce 
n° 2 (Le printemps rement d'exil), recevra une 
médaille d’or du prix de cent francs . 

Une mention honorable est accordée à la pièce 
n° 13, épigr. : « Parfumer et mourir . » 

Une mention honorable hors concours est ac¬ 
cordée à la pièce n° 5 (Idylle fleurie). 

L’Académie publiera la pièce couronnée dans ses 
Mémoires de 1885. Elle se propose également de 
publier les pièces 13 et 5, si les auteurs y consentent, 
en donnant au Secrétaire l’autorisation d’ouvrir le 
pli cacheté renfermant leur nom. 

N.-B. — Les auteurs des pièces n os 13 et 5 se sont 
fait connaître. L’auteur de la pièce n° 13 (Parfumer 
et mourir) est M me Madeleine Postel, à Yernon 
(Calvados). L’auteur de la pièce n° 5 est M. Paul 
Labbé , à Thiberville (Eure). 


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L’ÉLOGE DES FLEURS 


Par M. Edmond SAUTEREAU. 


» Le printemps revient d'exil. • 


Rossignol , virtuose 
Qui chantes à nuit close 
Bans Vépaisseur des bois , 
kdieu les jours moroses! 

Chanteur , voici les roses ; 

Fais résonner ta voix ! 

Fleurs des parterres et des plaines , 
Œillets , marguerites , verveines , 

Sœurs des femmes , ces fleurs humaines , 
Par Vamour et par la beauté , 

Bluets , muguets et primevère , 

A vous Vhommage du trouvère , 

Fleurs des halliers et fleurs de serre, 
Camélia , lis argenté. 


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364 


POÉSIES. 


Le Lieu vous êtes le sourire : 
C'est sur vos lèvres que Zèphyre 
Se parfume au vol et respire 
Votre effluve dans un baiser. 
C'est dans la coupe transparente 
Le votre corolle odorante 
Que papillons , abeille errante 
Le nectar viennent se griser. 


Réséda , lilas et pensée, 

Glycine au treillage enlacée, 

Glaïeuls à la tige élancée, 

Jasmin , genêt saupoudré d'or. 

C'est y au printemps , sous les feuillées , 
Par vos doux trésors émaillées, 

Que l'oiseau , les ailes ployées , 

Sur son nid se couche et s'endort. 

Par vous tout s'anime et s'égaie, 

Le vieux mur et la jeune haie , 

Landes , sillons , ruisseaux , futaie, 

Et la mansarde et le salon ; 

Et pour la fête d'une mère. 

Grande dame ou simple ouvrière. 

C'est votre bouquet que préfère 
Le petit enfant rose et blond. 


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POÉSIES. 


365 


C'est dans votre grâce idéale , 

D'où le parfum d'avril s'exhale , 

Que l'amour revoit virginale 
La beauté gui charme ses yeuoc ; 

Et ce qu'en mourant l'homme espère 
Pour sa tombe , parmi le lierre , 

C'est vous 9 ô fleurs % qu'une main chère 
Arrose avec un soin pieux. 

Rossignol y virtuose 
Qui chantes à nuit close 
Bans l'épaisseur des bois y 
Adieu les jours moroses; 
Chanteur y voici les roses; 

Fais résonner ta voix ! 


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ELOGE DES FLEURS 


Par M m « Madeleine POSTEL. 


Parfumer et mourir ! 

Vous qui naissez sous la rosée 
Oh ! laissez-moi vous respirer ! 

Laissez un moment ma pensée. 

Sur votre corolle posée , 

De votre haleine s'enivrer ; 

Et dans cette coupe-éphémère, 

Où l'oiseau boit les pleurs du ciel. 
J'aspirerai , fleurs de la terre , 

La Fleur de Poésie au parfum éternel . 

Sur la jeune et tendre verdure 
Vous apparaissez au printemps. 

Et votre éclatante parure 
S'épanouit dans la nature 
Sous le souffle amoureux des vents; 

Quand sous les neiges virginales 
La terre est en deuil du soleil , 

Plus fugitives et plus pâles. 

Vous passez comme un rêve à travers son sommeil. 


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POÉSIES. 


367 


Vous suivez notre destinée 
Dans la joie et dans la douleur : 

Sous une couronne embaumée 
Le front pur de la fiancée 
A plus de grâce et de fraîcheur ; 

Votre encens avec nos prières 
Monte sur les autels sacrés , 

Et dans les tristes cimetières , 

L'aube pleure avec vous sur nos morts adorés. 

Dieu vous répandit sur la terre 
Pour en voiler la nudité , 

Comme des hauteurs de la sphère 
L'Idéal répand sa lumière 
Sur la 'sombre Réalité. 

Vous êtes la Grâce et le Rêve , 

Et, quand vous vous ouvrez au jour , 
La pensée humaine s'élève 
Dans une floraison d'espérance et d'amour ! 


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IDYLLE FLEURIE 


Par U. Paul LABBÉ. 


La fleur des fleurs, c’est madame m'amie. 
Eustache Deschamps. 


Les oiseaux sifflent dans les branches ; 
L'herbe verdit sur les sillons. 

Toujours galants, les papillons 
Font un doigt de cour aux pervenches. 
Lentement , vers les bois chantants 
Le bonhomme Avril s'achemine , 

Et voici que sur l'aubépine 
Fleurit la neige du printemps. 

Te souvient-il , chère exilée , 

Le nos rêves de l'an dernier 
Et de ce roman printanier 
Qui prit si vite sa volée ? 

Nous suivîmes , sous le ciel bleu , 

Un sentier que la cote abrite, — 

Et ce fut une marguerite 
Qui me fit ton premier aveu. 


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POESIES. 


369 


Plus tard , en poursuivant l'idylle 
Le long de ce même chemin, 

JJn riant berceau de jasmin 
Nous offrit son discret asile ; 

— Et l'oiseau qui vint se poser 
Bans les branches de la tonnelle , 

En nous effleurant de son aile , 
Entendit le bruit d'un baiser. 

O le beau temps des fleurs écloses 
Et les merveilleuses moissons , 

Quand nous allions dans les buissons 
Cueillir des baisers et des roses ! 
Nous nous plaisions à saccager 

Les parterres avec furie . 

Mais à notre gerbe fleurie 
Manqua le bouquet d'oranger. 

Maintenant que plus rien ne reste 
Be ces beaux jours sans lendemain, 
J'ai délaissé l'étroit chemin 
Qui grimpe sur la cote agreste . 

Mais , pour me rappeler toujours 
Notre idylle mélancolique, 

Je garde comme une relique 
La chère fleur de nos amours . 


24 


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A L’OCCASION 


DO 

CONCOURS POUR L’ÉLOGE DES FLEURS. 

Par M. Adolphe FAUVEL, 

Membre titulaire. 


Tu veux, jeune et follette amie, 

Que, briguant aussi les honneurs 
Du concours de l’Académie, 

J’ose en vers célébrer les fleurs. 

A ton vœu la règle est contraire 
Et je ne puis te contenter; 

Mais nous allons beaucoup mieux fairè : 
Avec moi viens en récolter. 

Je mets à sac lande boisée, 

Mont, val, bosquet, forêt, buisson ; 
Fleur sauvage ou civilisée, 

Tout fait nombre dans ma moisson ; 
Chez un amateur débonnaire 
( Rare oiseau ) j’emplis un panier, 

Au grand dommage de la serre, 

Au grand courroux du jardinier. 


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POÉSIES. 


371 


Enfin, ma vendange est complète ; 
Va, pour Lien célébrer les fleurs, 

Il nous faut un digne poète , 

Il en surgira des meilleurs..... 

Quoi des vers, des chants, des paroles, 
Pour vanter ce présent des cieux ?... 
Bois l’haleine de leurs corolles, 

De leur éclat repais tes yeux. 

Chanter le lys, chanter la rose, 

Le blanc nénuphar des marais !... 
C’est toujours chanter même chose, 

En grec, en latin, en français. 

Couvrir de noms toute une page, 
N’est-ce pas s’escrimer en vain ? 

Le* manuel du jardinage 

D’un bout à l’autre en est tout plein. 

Va-t-en chanter ailleurs, Musette, 

La fleur plaît sans ta fiction ; 

Il faut d’une chose parfaite 
Faire l’éloge en action. 

Pour subjuguer l’Aréopage 
Qu’elle aurait vainement lenté 
D’éblouir par son doux langage, 
Phryné dévoila sa beauté. 


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372 


roÉsiEs. 


Au printemps quand d’étoiles blanches 
Nos riches pommiers sont couverts, 

Ou quand janvier fleurit leurs branches 
Du givre éclatant des hivers, 

Quand les tapis verts des prairies 
De leurs gais fleurons sont parés, 

Taisons nos vaines poésies, 

Un mot en vaut cent : admirez ! 

Verse à ces fleurs, enfant rieuse, 
L’onde, aliment de leur fraîcheur. 

Mais la fleur la plus précieuse, 

C’est encore ta jeune pudeur. 

Grains qu’un fol amour la moissonne, 
Puis à l’hymen d’un cœur léger 
Livre, un jour, ta belle couronne 
Avec son bouton d’oranger. 


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VARIA 


Par M. Paul BLIER, 

Membre correspondant. 


I. 

FRANÇOIS D’ASSISE ET LE ROSSIGNOL. 

Le frère des oiseaux, des agneaux et des loups, 

Le fakir d’Occident au cœur large, aux yeux doux, 
Que, pour prix de son zèle où la tendresse éclate, 
Jésus marqua cinq fois d’un douloureux stigmate, 
François, qui voyageait, n’ayant pour compagnon 
Qu’un moine déjà vieux, saint homme un peu grognon, 
Arriva vers le soir dans une solitude , 

Et se mit à prier, selon son habitude. 

La campagne, à ses pieds, déroulait ses grands plis 
Qu’effleurent du couchant les rayons affaiblis. 

Un fleuve au cours muet dans la plaine serpente. 
L’eau par places reluit dans l’ombre ; et sur la pente 


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874 


POÉSIES. 


Des coteaux, verts gradins des blancs sommets alpins. 
S’étagent des forêts de chênes et de pins. 

Devant Dieu prosterné. le saint médite et prie. 


Et voici que d’un bois penchant sur la prairie. 

Tout proche de la grotte où l’ascète à genoux 
Est en prière, un triple appel, puissant et doux, 
S’élance, éclate et vibre, — et sous le ciel sans voiles 
Monte un hymne aussi pur que les feux des étoiles... 
A ces divins accords, se redressant du sol, 

François a reconnu la voix du rossignol. 

Joyeux et tout ému de l’aimable surprise : 

« Frère Léon, dit-il au moine à barbe grise, 

« Écoutez cet oiseau qui vous provoque ! Il faut 
t Lui répliquer d’un chant en l’honneur du Très-Haut. » 

— « Je suis très-enroué ; ma fatigue est extrême, 

« Et je dors, fit Léon; répliquez-lui vous-même. » 

— « C’est juste, dit François » ; et lui-même entonna, 
En réponse à l’oiseau, le Salve Regina . 

Ha nuit, pour écouter, redoubla son silence ; 

Et, sur le rameau frêle où son nid se balance , 

Ravi d’aise, l’oiseau se tint silencieux. 

Mais, quand Y Amen final s’exhala vers les cieux, 

Le rossignol reprit sa plainte ; — puis l’ascète 
Répondit : puis l’oiseau continua la fête. 


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POÉSIES. 


375 


De nouveaux chants, aux chants à peine terminés 
S’enchaînaient sans relâche, en couplets alternés : 

Et d’une voix toujours plus haute et plus hardie 
L’oiseau jetait aux airs sa longue mélodie ; 

Et François, réveillant sa mémoire, en tirait 
D’harmonieux lambeaux où tout son cœur vibrait. 
Les hymnes les plus beaux du psalmiste y passèrent. 
Mais du saint, le premier, les forces se lassèrent, 

Et son chant s’éteignit, — tandis qu’au bord du bois 
L’oiseau, toujours dispos, chantait à pleine voix. 

« Puisque tu m’as vaincu, dit François, je t’invite 
t A souper avec moi, mon frère ailé ; viens vite. » 

Le saint tendit la main, et presque au même instant 
Le rossignol s’y vint poser tout palpitant. 

L’ascète alors reprit d’une voix grave et tendre, 

En caressant l’oiseau qui semblait le comprendre : 

« Mon frère, nous avons tous deux, sous le ciel bleu, 
« Chanté de notre mieux, et fait monter vers Dieu 
« L’élan de notre cœur, comme un hymne à sa gloire. 
« Mais c’est toi qui sur moi remportes la victoire ! 

* Ton souffle infatigable a des bois et des monts 
« Fatigué les échos et lassé mes poumons, 

« Et tu restes des nuits le chantre et le poëte. 

« C’est bien, — et j’applaudis sans honte à ma défaite. 
« J’avais tort d’oublier, moi que le poids du corps 
« Cloue et retient au sol par des liens si forts, 


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376 


POÉSIES. 


« Que de mon doux rival aux chansons immortelles, 

« Gomme son corps léger, le chant avait des ailes. » 

Et d’un panier de jonc, qu’a pris pour oreiller 
Le bon moine qui dort, François, sans réveiller, 
Tire un morceau de pain qu’il rompt, et qu’il émiette 
Dans sa main, où l’oiseau le mange miette à miette... 
Puis quand l’oiseau partit, craignant d’être importun, 
Il le bénit au nom de leur Père commun. 


IL 


HOMMAGE A VICTOR HUGO. 

Quand on a, soixante ans, épris de liberté, 
Lutté pour rendre à l’art sa splendeur rajeunie ; 
Quand on a, sans tarir, dans une œuvre infinie 
Versé toute son âme : amour, vertu, fierté; 

Quand on a fait rougir l’ironie, et dompté 
Par l’admiration la haine qui vous nie ; 

Que l’exil vous sacra prophète, et qu’au génie 
On joignit cette grâce auguste : la bonté ; 


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roÉsiES. 


377 


Quand enfin l’on pressent, comblé d’ans et de gloire, 
Qu’un siècle qui fut grand va grandir dans l’histoire, 
Sous votre nom sublime à jamais abrité , 

Et qu’entouré d’amis sur qui l’œil se repose, 

On passe de la vie à l’immortalité : 

La mort n’est plus la mort, — c’est une apothéose. 


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MARS 


Par M. Paul HAREL . 

Membre correspondant. 


Des almanachs hésitants 
Mars a mis dans tous les temps 
Les pronostics en querelle ; 

Son caprice est sans pareil : 
Pluie ou vent, brouillard, soleil, 
Neige ou grêle. 

C'est un mois extravagant ; 
Aujourd’hui, c’est l’ouragan 
Qui hurle dans ses trompettes. 
Quelques précoces chaleurs 
Demain sécheront les pleurs 
Des tempêtes : 


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POÉSIES. 


379 


Puis, pendant que le jour croit. 
Tout à coup revient le froid, 
Puis encore la bourrasque. 
Arlequin quotidien, 

Mars est un comédien 
Bien fantasque, 

Qui, dès le premier tableau , 
Se montre et joue avec l’eau 
Qu’il déverse en cataracte, 

Un drame torrentiel, 

Avec un bout d’arc-en-ciel 
Dans l’entr’acte. 

Golombine n’est pas là. 
Bientôt, en gai falbala, 

Du ciel elle va descendre ; 

En attendant, Arlequin 
Taquine ce vieux coquin 
De Gassandre. 

Au premier plan du décor 
L’ajonc montre ses fleurs d’or ; 
Les coudriers dans les haies 
Balancent leurs chatons neufs 
Sur la tête des houx , veufs 
De leurs baies. 


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380 


roÉsiES. 


Sur le talus des fossés 
D’autres fleurs, bouquets tassés, 
Ouvrent leurs petits calices, 

Et dans les bas fonds des prés 
Brillent les pompons dorés 
Des narcisses. 

Aux murs servant de portants, 

On peut voir, de temps en temps, 
Des touffes blanches écloses 
Aux abricotiers hardis. — 

Et les pêchers étourdis 
Sont tout roses. 

Pas de musique d’abord ; 

L’hiver a frappé de mort 
Les gosiers de la nature. 

Le coq chante le premier ; 

Il sonne sur son fumier 
L’ouverture. 

Le merle siffle un solo ; 

Miaulant en trémolo, 

Le chat, qu’en vain l’on séquestre, 
Se lamente nuit et jour 
En attendant le retour 
De l’orchestre. 


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POÉSIES. 


Fins gymnastes, les pigeons 
Font culbutes et plongeons 
Dans la brume des aurores, 

Où défilent les vanneaux, 

Pareils à des dominos] 

Bicolores. 

Gourant du gîte au fourré, 

Le lièvre passe, effaré ; 

C’est le Pierrot de la farce. 
Pressant leur vol alangui, 

Les grives s’en vont au gui, 
Bande éparse. 

Déjà le bouvreuil goulu 
Becquète un bourgeon velu, 

Le jette à terre et décampe ; 
Tandis que, danseur falot, 
L’écureuil passe au galop 
Sur la rampe. 

La scène change à la fin ; 
Golombine en séraphin, 
Fendant la voûte .azurée, 

Vient descendre au dénouement. 
Le Printemps fait brusquement 
Son entrée. 


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382 


POESIES. 


Arlequin lui saute au cou, 
Puis, il jette dans un trou 
Gassandre ébloui qu’il brave, 
Et le vieil Hiver sournois 
Est verrouillé pour neuf mois 
Dans sa cave. 

Devant le trou du souffleur, 
L’œil en feu, la joue en fleur, 
Colombine au bon parterre 
Chante le couplet final 
Du mélodrame hivernal 
Qu’on enterre. 

G’est un gai De Profundis . 
Les violons dégourdis 
Chantent de façon discrète : 
Le bonhomme est trépassé, 
Requiescat in pace. 
Turlurette I 

Le poëte émerveillé 
Et juste à point réveillé, 
Accomplit, tout en liesse, 

Son devoir de spectateur 
En applaudissant l’auteur 
De la pièce. 


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POESIES. 


383 


Dans le décor du Printemps 
Il salue, en même temps, 

Le Créateur et l’aurore ; 

Dans les splendeurs du ciel bleu, 
Il entrevoit le bon Dieu 
Et l’adore. 


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OUVRAGES OFFERTS A L’ACADÉMIE DE CAEN 


(de novembre 1884 a décembre 1885). 


Belin (G.). — Plusieurs articles du journal Le 
Salut public : entre autres, 27 juin 1885, Discours 
sur la tombe de M. A. Rousset. 

Bertolotti. — Artisti subalpini in Roma nei 
secoli 15,16 et 17. 

Bigot (A.). — Li Flou d’Armas, poésies patoises. 

Buchner. — Un philosophe amateur. Essai bio¬ 
graphique sur Léon Dumont. — Shakespeare ou 
Bacon. 

Charencey (de). — Titre des seigneurs de Toto- 
nicapan. 

Chatel (E.).—Archives départementales, rapport 
du Conservateur. 

Chauvet (Emm.).— La philosophie des médecins 
grecs. 

Courtonne. — Langue internationale néo-latine. 

Danbé (J.). — Berceuse, pour piano. — Baga¬ 
telle, id. — Gavotte, id. — Berceuse, pour violon. 
— Andante appassionato, id. — La dernière rose, 
id. — L’invitation à la valse, id. — Mazurka de 
salon, id. — Rêverie, id. — Menuet, id. 


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OUVRAGES OFFERTS A l’ACADÉMIE. 


385 


David (J.). — Orient, traductions et imitations 
de poésies arabes et persanes. 

Denis. — Esprit et constitution de la Comédie 
aristophanesque. 

Ditte. — Recherches sur la nature et la compo¬ 
sition chimique des eaux potables de Caen. 

Dupont, membre titulaire. — Histoire du Coten¬ 
tin et de ses îles (tomes III et IV). 

Dupont (E.). — La Chronologie géologique. 

Estaintot (G t0 d’j. — Saint-Valery-en-Caux et 
ses capitaines garde-côtes, du XVI e au XVIII e 
siècle. 

Formigny de La Londe (de). — Rapport sur l’ex¬ 
position d’horticulture, à Rouen. 

Galuski. — Schcemann ; Antiquités grecques, 
tome II, I re partie. 

Gasté(A.). — Alaricus ingreditur Romam, etc. 
(Carmen ab Academia regia disciplinarum Near- 
landica laudatum). — Corneille, Nicomède, édition 
classique. 

Gomart (Ch.). — Louis XI au château de Pé- 
ronne. — Mémoires divers sur St-Quentin. — 
Notice sur l’église de St-Quentin. — Origny Ste- 
Benoîte. — Siège de Soissons en 1617. — Une 
excursion à Romorantin. 

Guer (de). — Horace Mann : De l’importance de 
l’éducation dans une république. 

Guérin. — Catalogue de la bibliothèque du 
Mans. Histoire, II e partie. 

Guillaume (Paul). — Essai historique sur l’ab¬ 
baye de Gava. — Le Mystère de S. Eustache. — 

25 


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386 OUVRAGES OFFERTS A L’ACADÉMIE. 

Origine des chevaliers de Malte. de la com- 

manderie de Gap. — San Leone de Luca. —- 
Société d’études des Hautes-Alpes. — Revue de 
l’année 1884. — Spécimen du langage des Savines 
(Hautes-Alpes) en 1442. — Vita di S. Alferio. — 
Vita di S. Gostabile di Lucania. — Vita di S. Pietro 
Salernitano. 

Henry. — Les Courses, leur utilité au point de 
vue de l’agriculture et de l’armée. —Les remontes 
et les écoles de dressage. — Discours prononcé à 
la distribution des récompenses de l’Exposition 
de Caen. 

Héron. — Du développement des études romanes 
en France.— Notice nécrologique sur M. J. Gi- 
rardin.—Rapport sur le prix Dumanoir.—M. Révoil 
et le pays des Comalis. — Société d’Horticulture 
de la Seine-Inférieure : Discours du Président. — 
Trouvères normands. 

Hettier (Ch.'.— Relations de la Normandie et 
de la Bretagne avec les îles normandes pendant 
l’émigration. 

Huguet-Latour (le major). — Dix brochures con¬ 
cernant le Canada. 

Jackson (James). —Tableau des diverses vitesses 
exprimées en mètres par seconde. 

Janvier (A.). — Boves et ses seigneurs. — His¬ 
toire d’Amiens, racontée aux enfants des écoles 
primaires. 

Joret. — La crise agricole en Normandie. 

Lair (J.). — Louise de La Vallière et la jeunesse 
de Louis XIV. 


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OUVRAGES OFFERTS A ^ACADÉMIE. 387 

Lallemand ( Léon). — Histoire des enfants aban¬ 
donnés et délaissés. 

Lebreton (Ch. ). — La pénitence de Henri II, roi 
d’Angleterre, et le Concile d’Avranches, en 1172. 

Le Brethon (Gaston). — Céramique espagnole. Le 
salon de porcelaine du palais royal de Madrid, etc. 

— La Céramique polychrome à glaçures métal¬ 
liques dans l’Antiquité. — Collection Spitzer. Les 
étoffes et les broderies. - Essai iconographique 
sur saint Louis. — Histoire du tissu ancien. — In¬ 
ventaire des bijoux et de l’orfèvrerie appartenant 
à M me la comtesse de Sault. — La manufacture de 
Sèvres, d’après un mémoire inédit du XVIII 0 siècle. 

— Les médaillons du Musée de Rouen.— Le Musée 
céramique de Rouen. — Peintures murales de 
l’École de Fontainebleau, découvertes à Gisors. — 
Le sculpteur J.-B. Lemoyne et l'Académie de 
Rouen. 

Lecornu. — Distance d’un point d’une courbe 
gauche à la sphère osculatrice au point infiniment 
voisin. 

Legrellb. — Iphigénie en Tauride de Goethe, 
trad. en vers français. — Louis XIV et Strasbourg. 

Legrelle (A.). — L’Orage, drame russe en 5 actes 
d’Ostrovski. — Voyage en France, 1789-1790, par 
Karamzine. 

Marlière. — Cigales et frelons. 

Marsy (de).— Un voyage de Compiègne à Cou* 
tances, en 1482. — Voir Travers (Ém. ). 

Milloué (de).—Les langues d'Afrique par Robert 
Gust (trad.).— Essai sur le Jaïnisme (trad. du 


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388 OUVRAGES OFFERTS A L’ACADÉMIE. 

tamoul ). — Essai sur la religion des Jaïns. — Le 
Bouddhisme, etc. 

Monod (H.).— De l’administration de l’hygiène 
à l’étranger et en France. 

Moulin (H.). — L’Angleterre et ses brûlots, 1809. 

— Le Carnaval et les causes grasses au Parlement. 

— Claude Gaultier, avocat au Parlement. —Les 
défenseurs des Calas et des Sirven. — Jacques et 
Raoul Spifame. — Jean Hamon, médecin et l’un 
des solitaires de Port-Royal. — Madame la mar¬ 
quise de Simiane et M. le marquis de Caumont. — 
Le Palais à l’Académie aux XVII e et XVIII 0 siècles. 

— Le Palais à l’Académie. Target et son fauteuil. 
Pirmez (Octave). — Jours de Solitude. 
Pontaumont (de). — Recherches paléographiques 

sur l’abbé de Hambye. 

Préterre. — Les dents, leurs maladies. 

Robert de Latour (de). — De la chaleur ani¬ 
male , etc. 

Saint-Germain (de). — Étude sur la date de la 
fête de Pâques pour les diverses années du calen¬ 
drier Grégorien. - Sur une application*des équa¬ 
tions de Lagrange. 

Tardieu (A.). — Histoire abrégée et populaire de 
la ville d’Herment. — Thermes gallo-romains de 
Royat. — Voyage archéologique en Italie et en 
Tunisie. 

Tessier. — Quatrième Croisade. La diversion sur 
Zara et Constantinople. 

Travers (J.). — Annuaire du département de la 
Manche. 1885. 


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OUTRAGES OFFERTS A L’ACADÉMIE. 


389 


Travers (Émile). — Choses d’Espagne. Celui qui 
tua les Commandeurs. — Le sceau de Loja. 

Travers (E.) et de Marsy. — Excursion de la 
Société française d’Archéologie à Jersey. 

Vaugeois. — De la distinction des biens en droit 
romain et en droit français. — De l'inscription des 
hypothèques judiciaires, etc. — Des conditions 
d’application de l’article 1318 du Code Napoléon.— 
Du consentement des époux au mariage, etc. — 
Du rôle et de la formation du droit international 
privé. — Du sort des actes sous seing privé, etc. 
— Étude sur la caducité du legs d’usufruit, etc.— 
François Guinet, jurisconsulte lorrain. — Rapport 
à l’Académie de Stanislas (1871-72). 

Villey ( E. ). — Traité élémentaire d’économie 
politique et de législation économique. 

Von Klein (D p ). — Jewish hygiene and diet. 

Zevort (E.). — Histoire de France, classe de 8°, 
classe de 7 e , cours moyen. — Notions d’histoire 
générale.— Histoire de Louis-Philippe.— Histoire 
des temps modernes, t. 1 et II. — Histoire du 
Moyen-Age. — Le marquis d’Argenson. 


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SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES. 


PARIS. 


Académie française. 

Académie des sciences morales et politiques. 

Académie nationale, etc., et société française de 
statistique universelle, rue de CMteaudun , 
41 bis. 

Association scientifique de France, fondée par Le 
Verrier. 

Association philotechnique, rue Serpente, 24. 

École polytechnique. 

Journal des Savants. 

Société de géographie, boulevard St-Germain, 184. 

Société des antiquaires de France. 

Société de l’histoire de France, rue des Francs- 
Bourgeois, 60. 

Société française de numismatique et d’archéo¬ 
logie, rue de Verneuil, 26. 

Société de médecine légale, au Palais-de-Justice. 

Société des études histor., carrefour de l’Odéon, 2. 

Soc. académique indo-chinoise (r. de Rennes, 44). 

Société philologique, rue Molière, 17. 

Société philomathique, rue des Grands-Augus- 
tins, 7. 

Observatoire de Paris. 


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SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES. 


391 


DÉ PART JE JVL ENTS. 

Abbeville. Société d’émulation. 

Agen. Annales de l’Académie Jasmin. 

Aix. Académie des sc., agric., arts et belles-lettres. 
Alençon. Société hist. et arch. de l’Orne. 

Amiens . Société des Antiquaires de Picardie. 

— Académie des sciences, etc., de la Somme. 
Angers. Académie des sciences et belles-lettres. 

— Société d’agriculture, sciences et arts. 

— Société d’horticulture de Maine-et-Loire. 
Angoulême. Société d’agric., etc., de la Charente. 
Arras. Académie des sciences, lettres et arts. 
Autan. Société Éduennc. 

Auxerre . Soc. des sciences histor., etc., de l’Yonne. 
Avranches. Société d’archéologie, etc. 

Bar-le-Duc. Société des lettres, sciences et arts. 
Bayeux. Société d’agric., sc., arts et belles-lettres. 
Bayonne . Société des sciences et arts. 

Beauvais. Société académique de l’Oise. • 
Bernay. Section de la Sociélé libre de l’Eure. 
Besancon. Académie des sciences, etc., du Doubs. 

— Société d’émulation du Doubs. 

Béziers . Société archéologique. 

— Société d’étude des sciences naturelles. 
Blois. Société des sciences et lettres. 

Bône. (Algérie). Académie d’Hippone. 

Bordeaux. Académie dessc., belles-lettres et arts. 

— Société des sc. physiques et naturelles. 
Boulogne-sur-Mer. Société d’agriculture, etc. 

— Société académique de l’arrondissement. 


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392 


SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES. 


Bourg. Société d'émulation et d’agric. de l’Ain. 
Bourges. Société des Antiquaires du Centre. 

Brest. Société académique. 

Caen. Société d'agriculture et de commerce. 

— Société de médecine. 

— Société Linnéenne de Normandie. 

— Société des Antiquaires de Normandie. 

— Société des Beaux-Arts. 

— Société d’horticulture. 

— Association normande. 

— Société française d’Archéologie. 

Cambrai. Société d’émulation. 

Châloyis. Société d’agricult., etc., de la Marne. 
Châlon-snr-Saône. Société d'hist. et d’archéologie. 
Chambéry. Académie des sciences, etc., de Savoie. 
Cherbourg. Société académique. 

— Société des sciences naturelles. 
Clermont-Ferrand. Académie des sciences, etc. 
Compiègne . Société historique. 

Coûtâmes. Société académique du Cotentin. 
Dijon. Académie des sciences, arts et belles-lettres. 
Douai. Société d’agriculture, sciences et arts. 
Draguignan. Société d’études scientifiques et arch. 
Dunkerque. Société des sciences, lettres et arts. 
Épinal. Société d’émulation du dép. des Vosges. 
Èvreux. Société libre d’agricult., etc., de l’Eure. 
Falaise. Société académique, agricole, etc. 

Gap. Bull, de la Société d’Études des Hautes-Alpes. 
Grenoble. Académie Delphinale. 

Guéret. Société des sc. naturelles et d’antiquités. 
Havre. Société hàvraise d’études diverses. 


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SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES. 


393 


Havre. Société géologique de Normandie. 

— Société des sciences et arts, agric. et hort. 
Laon . Société académique. 

La Roche-sur-Yon. Soc. d’émulation de la Vendée. 
Lille. Société des sciences, etc. 

Limoges. Société d’agriculture, sciences et arts. 
Lisieux . Société d’émulation. 

— Société historique. 

Lons-le-Saulnier. Société d’émulation du Jura. 
Lyon. Académie des sciences, belles-lettres et arts. 

— Société d’agriculture, etc. 

— Musée Guimet. 

Mâcon. Acad, des sciences, arts et belles-lettres. 
Ma?is \Le). Société d’agriculture, sciences et arts. 
*— Société historique et archéol. du Maine. 

—- Société philotechnique du Maine. 

Marseille. Académie des sc., belles-lettres et arts. 

— Société de statistique. 

— Société scientifique industrielle. 
Montauban. Acad, des sc., etc.,deTarn-et-Garonne. 
Montbéliard. Société d’émulation. 

Montpellier. Académie des sciences et lettres. 
Moulins. Société d’émulation de l’Ailier. 

Nancy. Société des sciences (ancienne Société des 
* sciences naturelles de Strasbourg). 

— Académie de Stanislas. 

Nantes. Société académique de la Loire-Inférieure. 
Nice. Société des lettres, sciences et arts des Alpes- 
Maritimes. 

Nîmes . Académie du Gard. 

— Société d’études des sciences naturelles. 


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394 


SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES. 


Orléans. Société d’agriculture, etc. 

Pan. Société des sciences, lettres et arts. 
Périgueux. Société hist. et archéol. du Périgord. 
Pei'pignan. Société agricole, scientifique, etc. 
Poitiers. Société d’agriculture, sciences et arts. 
Pont-à-Mousson. Société philotechnique. 

Puy (Le). Société d’agriculture de la Haute-Loire. 
Reims. Académie. 

Rochefort. Société d’agriculture, etc. 

Rodez. Société des lettres, sciences et arts de 
l’Aveyron. 

Rouen. Société libre d’émulation, etc. 

— Académie des sciences, etc. 

— Société centrale d’agriculture. 

— Société des amis des sciences naturelles. 

— Société de l’histoire de Normandie. 

— Société industrielle. 

Romans (Drôme). Bulletin de l’histoire ecclésias¬ 
tique des Diocèses de Valence, etc. 
Saintes. Soc. des Archives hist. de la Saintonge et 
de l’Aunis. 

St-Ètienne. Société d’agriculture, etc., de la Loire. 
St-Lo. Société d’agriculture, d’archéologie, etc. 

St-Orner. Société des Antiquaires de la Morinie. 
St-Quentin. Société des sciences, etc., de l’Aisne. 
Senlis. Comité archéologique. 

Toulon. Société académique du Var. 

Toulouse. Académie des Jeux-Floraux. 

— Académie des sciences, etc. 

— Société d’histoire naturelle. 

— Société des sciences phys. et naturelles. 


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SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES. 


395 


Toulouse. Société.académique hispano-portugaise. 
Tours . Société d’agriculture. 

Valognes . Société d’archéologie, etc. 

Versailles. Société des sciences morales, etc. 

Vire. Société Viroise d’émulation. 

ALSACE-LORRAINE, 

Colmar. Société d’histoire naturelle. 

Metz . Académie. 

— Société d’histoire naturelle de la Moselle. 
Mulhouse. Société industrielle. 

Strasbourg. Société des sciences, agriculture et 
arts de la Basse-Alsace. 

ÉTRANGER. 

Amsterdam. Académie royale des sciences. 

— Société royale de zoologie. 

Anvers. Académie archéologique de Belgique. 
Baltimore. Johns Hopkins University. 

Boston. Acad, américaine des arts et des sciences. 
Brunn. Société des sciences naturelles. 

Bruxelles. Académie royale des sciences, des lettres 
et des beaux-arts de Belgique. 

— Société malacologique. 

Buffalo. Société des sciences naturelles. 

Caire (Le). Société khédiviale de géographie. 

— Institut égyptien. 

Christiania. Université royale de Norwège. 
Cincinnati. Mechanical institut. 

Colombie. Société de médecine. 


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396 


SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES. 


Columbus. Société d’agriculture de l’Ohio. 
Copenhague. Académie royale Danoise des sciences 
et des lettres. 

Cordoba (République Argentine). Académie natio¬ 
nale des sciences. 

Essex. Institut d’Essex. 

Florence . Institut royal des études supérieures, etc. 
Gand. Société royale des beaux-arts et de littérat. 
Lucques (Italie). Académie de Lucques. 

Lund (Suède). Université royale. 

Manchester . Société littéraire et phylosophique. 
Mexico . Anuario del observatorio astronomico na¬ 
tional de Tacubaya. 

Milan . Institut lombard. 

New-York. Lycée d’histoire naturelle. 

Ottawa (Canada). Geological and natural history . 
survey of Canada. 

Palerme. Académie des sciences naturelles et éco¬ 
nomiques. 

Philadelphie. Académie des sciences naturelles,etc. 
Pise. Institut libre des sciences. 

— Société toscane des sciences naturelles. 
Portland. Société d’histoire naturelle. 

Porto. Journal des sciences mathématiques. 

Rio de Janeiro. Bulletin astronom. de l’Observat. 
Rome. Académie royale dei Lincei. 

— Rivista di artiglieria e genio. 

St-Louis . Académie des sciences. 

St-Pétersbourg. Société d’archéol. et de numism. 
Stockholm. Académie royale des belles-lettres, 

d’histoire et des antiq. de Suède. 


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SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES. 


397 


Sydney. Société royale de la Nouvelle-Galles du 
Sud. 

Toronto (Canada). Canadian Institute. 

Trieste. Société adriatique des sciences naturelles. 
Washington. Institut Smithsonien. 

Wisconsin. Société d’agriculture. 


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IjISTPJ 


DES MEMBRES TITULAIRES, HONORAIRES ET CORRESPONDANTS 
DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES, ARTS ET BELLES- 
LETTRES DE CAEN, AU 1 er NOVEMBRE 1885. 


BUREAU 


POUR U^VNISTÉh: 1884-1885. 


MM. 

GIRAULT (Ch.), président. 

CHATEL, vice-président. 

GASTÉ (A), secrétaire. 

CARLEZ (J.), vice-secrétaire. 

TESNIÈRE, trésorier. 

TRAVERS (J.), secrétaire honoraire. 

COMMISSION D’IMPRESSION 


MM. 


GIRAULT, président. \ 

GASTÉ, secrétaire. S membres de droit. 

CARLEZ, vice-secrétaire. ) 


LAVALLEY, 

DUPONT, 

GUILLOUARD, 

FAYEL, 

HOUYVET, 

CHAUVET, 


^ membres élus. 

\ 

i 


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LISTE DES MEMBRES DE L’ACADÉMIE. 


399 


MEMBRES TITULAIRES 


Date de l’électiou. 


1839 28 juin. 
1849 26 janv. 

1852 24 déc. 

1853 25 nov. 

1801 26 avril. 

1862 26 déc. 

1860 26 mai. 

1860 24 juin. 
1866 24 juin. 
1866 23 nov. 

1869 27 mai. 
1869 24 déc. 
1869 24 déc. 


MM. 

TRAVERS (Julien), prof. hon. à la 
Fac. des lettres. 

DESBORDEAUX, de la Société 
d’agriculture. 

MORIÈRE, doyen de la Fac. des 
sciences. 

GIRAULT, prof. hon. à la Fac. des 
sciences. 

CHATEL (Eug.), ancien archiviste 
du Calvados. 

JOLY, doyen hon. de la Fac. des 
lettres. 

BUCHNER, prof, de litt. étrang. à 
la Fac. des lettres. 

FAYEL, prof, à l’École de médecine. 

DENIS, doyen de la Fac. des lettres. 

DUPRAY de LA MAHÉRIE, anc. 
conseiller à la Cour d’appel. 

de BEAUREPAIRE, id. 

LE GENTIL, anc. prof, au Lycée. 

DENIS-DUMONT, prof, à l’École de 
médecine. 


(1) Quelques membres, déjà titulaires, appelés par leurs 
fonctions dans une autre ville, ont dû , à leur retour à Caen, 
se soumettre à une seconde élection* Nous ne donnons ici 
que la dernière date. 


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400 


LISTE DES MEMBRES 


Date de l’élection. 

1870 29 janv. DUPONT, anc. conseiller à la Cour 
d’appel. 

1870 29 janv. CARLEZ (J.), directeur de l’École 
nationale de musique. 

1870 29 janv. de FORMIGNY de LA LONDE, se¬ 
crétaire de la Soc. d’agriculture. 
1872 20 janv. CHAUVET, prof, à la Fac. des lettres. 

1872 22 nov. LA VALLEY (Gast.), bibliothécaire. 

1873 24 janv. TRAVERS (Émile), anc. conseiller 

de préfecture. 

1873 24 juin. MAHEUT, prof, à l’École de méd. 
1873 24 juin. LE ROY de LANGEVLNIÈRE, anc. 

direct, de l’École de médecine. 
1873 24 juin. CAREL, prof, à la Fac. de droit 
1873 24 juin. GASTÉ, prof, à la Fac. des lettres. 
1873 24 juin. DESDEVISES du DEZERT, id. 

1876 28 janv. TESSIER, id. 

1877 28 déc. DITTE, prof, à la Fac. des sciences. 

1877 28 déc. GUILLOUARD, prof, à la F. de droit. 

1878 22 fév. de SAINT-GERMAIN, prof, à la Fac. 

des sciences. 

1878 22 mars. BERJOT, chimiste. 

1878 24 mai. BEAUJOUR (S.), notaire honoraire. 

1879 28 fév. FAUVEL (A.), juge de paix. 

1879 28 nov. LANFRANC de PANTHOU, anc. 

proc. général. 

1880 27 fév. NEYRENEUF, prof, à la Fac. des 

sciences. 

1881 24 juin. HOUYVET, premier président à la 

Cour d’appel. 


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DE L’ACADÉMIE. 


401 


Date de l’élection. 

1881 24 juin. GUERLIN de GUER , chef de la 
1” division à la Préfecture. 

1881 22 juill. LECORNU, ing. des Mines, maître 
de conf. à la Fac. des sciences. 

1881 23 déc. MONOD, préfet du Calvados. 

1882 28 déc. VILLE Y (Edra.), prof, à la Faculté 

de droit. 

1884 22 fév. TESNIÈRE, artiste peintre, à Caen. 
1884 25 avril. BOURGEON, pasteur protestant. 
1884 25 avril. LEMAITRE (Raoul), substitut du 
procureur de la République. 

1884 2G déc. VAUGEOIS, prof, à la Fac. de droit. 
1884 2G déc. ZEYORT, rect. de l’Acad. de Caen. 

MEMBRES HONORAIRES. 


Date de la nomination. 

MM. 

1840 22 mai. BONNAIRE (1), prof. hon. à la Fac. 
des sciences. 

1849 23 fév. BOUET (2), peintre, à Caen. 

1850 25 nov. LE BOUCHER (3), prof. hon. de la 

Fac. des sciences, à Livry, près 
Caumont. 

(1) Date de l’élection de M. Bonnaire, comme membre 
titulaire. 

(2) Date de la nomination de M. Bouet, comme membre 
associé résidant. 

(3) Date de l’élection de M. Le Boucher, comme membre 
titulaire. 

26 


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402 


LISTE 1)ES MEMBRES 


Date de la nomination. 

1853 25 nov. LE TELLIER (1), ancien inspecteur 

de l’Université. 

1859 25 nov. DEMOLOMBE, doyen de la Fac. de 
droit. 

1869 22 janv. Mgr HUGONIN, évêque de Bayeux 
et Lisieux. 

MEMBRES ASSOCIÉS CORRESPONDANTS <*> 

MM. 

1851 28 nov. AKERMANN, antiq., à Londres. 

1854 24 fév. ALLEAUME, de l’École des Chartes, 

à Paris. 

1861 29 nov. ANQUETIL, insp. d’Acad. honor., 
à Versailles. 

1875 28 mai. BAYEL1ER, ancien avocat au Con¬ 
seil d’État. . 

1864 25 nov. BEAUNE, anc. proc. gén. à la Cour 
de Lyon. 

(1) Date de la nomination de M. Le Tellier, comme membre 
associé résidant (Cette catégorie de membres n’existe plus). 

(2) Un assez grand nombre de membres, élus titulaires, 
sont devenus, par suite de leur départ de Caen, membres 
associés correspondants. La date indique toujours, pour les 
anciens membres titulaires, la séance dans laquelle a eu lieu 
leur élection.—De même pour les anciens membres associés 
résidants, devenus membres associés correspondants, la date 
indiquera le jour de leur nomination comme membres rési¬ 
dants. 


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DK L’àGADÉMIE. 


403 


Date de la nomination. 

1861 26 avril, de BEAUREPAIRE (Ch.), archiviste 

de la Seine-Inférieure. 

1842 28janv. BELLIN (G.), avocat, à Lyon. 

1862 25 juill. BERTHIER (J.), homme de lettres, 

à Paris. 

1884 22fév. BERTOLOTTI, archiv., à Mantoue. 
1879 28 nov. M® de BESNERAY(Marie), à Lisieux. 
1840 27 nov. BEUZEVILLE, homme de lettres, 
à Rouen. 

1862 28 nov. BIGOT, homme de lettres, à Nîmes. 
1865 28 juill. BLIER (Paul), prof, honoraire au 
Lycée de Cou tances. 

1843 24 mars. BOCHER, sénateur, à Paris. 

1861 28 juin. BOITEAU (Paul), homme de lettres, 
à Paris. 

1867 28 juin. BOIVIN-CHAMPEAUX, anc. prem. 
prés., à Bourges. 

1851 25 juill. M u ® BOSQUET, femme de lettres, 

à Paris. 

1840 27 mars. BOULATIGNIER, anc. prés, de la 
sect. du Contentieux au Conseil 
d’État, à Paris. 

1872 22 nov. BOUTMY, direct, de l’École libre 

des sciences polit., à Paris. 

1852 27 fév. BOVET, anc. biblioth., à Neufchâtel 

(Suisse). 

1873 25 avril. BRÉAL (Michel), prof, au Collège 

de France, à Paris. 

1853 22 juill. su BREIL de MARZAN, littérateur, 

à Marzan. 


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404 


LISTE DES MEMBRES 


Date de la nomination. 

1877 23 mars. BUGHÈRE, cons. à la Cour'd’appel, 
à Paris. 

1849 23 nov. de BUSSCHER, secréL de l’Acad. 
roy. de Gand. 

1862 28 mars. BURKE ( sir Bernard), roi d’Armes 
d’Irlande, à Dublin. 


1864 22 avril. CA1LLEMER, doyen de la Fac. de 
droit, à Lyon. 

1862 28 fév. de CAMARA-LEME, à Madère. 

1878 28 déc. CANIVET ( Ch. ) , journaliste , à 
Paris. 

1858 26 nov. M°* e CAREY, poëteangl.,àBrixham. 
1843 24 mars. CASTEL, ancien agent-voyer chef, 

à Bayeux. 

1859 25 nov. de GHARENGEY, linguiste, à Paris. 
1864 22 avril. CHARPENTIER, anc. off. supérieur, 

à Alençon. 

1882 23 juin. CHAUMELIN, direct, des Douanes, 
à Paris. 

1881 27 mai. CHEVALIER (l’abbé Ulysse), à Va¬ 
lence. 

1851 23 mai. de CHENNEVIÈRES, anc. directeur 


1849 23 nov. 

1871 28 juill. 
1875 23 juill. 

1872 22 nov. 


des Beaux-Arts, 

CHÉRUEL, recteur honor., à Paris. 
CLAYE (J.), homme de lettres, id. 
CLOUET, prof, à l’École de méde¬ 
cine de Rouen. 

COPPÉE (Fr.), de l’Académie fran¬ 
çaise, à Paris. 


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DE L’ACADÉMIE. 


405 


Date de la nomination. 


1833 19 juill. 
1862 25 juill. 

1884 22 fév. 
1853 23 déc. 

1865 27 janv. 


M me COUEFFIN, poëte, à Bayeux. 
GOUGNY, insp. gén. de l’Enseign. 
second., à Paris. 

de CRÈVECOEUR (Robert), à Paris. 
CUSSON, secrét. de la mairie de 
Rouen. 

de CUYPER, insp. de l’École des 
mines, à Liège. 


1863 25 nov. 
1885 27 nov. 

1853 25 nov. 

1866 23 nov. 

1851 28 nov. 

1860 26 déc. 

1844 23 fév. 

1872 23 fév. 

1849 23 nov. 

1870 23 déc. 

1871 24 fév. 


M“ <l DACHÉ, poëte, à Bayeux. 

DANBÉ, chef d’orchestre, à l’Opéra- 
Comique, Paris. 

DARU, anc. ministre des affaires 
étrangères, à Paris. 

DAUSSE, anc. ingénieur en chef, 
à Paris. 

DAVID (Jules), orientaliste, àLan- 
grune. 

DEGORDE, anc. secr. de l’Acad. de 
Rouen. 

DELAVIGNE, doyen hon. delà Fac. 
des lettres, à Toulouse. 

DELISE, cons. à la Cour de Cassa¬ 
tion. 

DELISLE (Léopold), administr. gén. 
de la Biblioth. nat., à Paris. 

DELORME (Ach.), ancien préfet du 
Calvados. 

DELORME (René), lauréat de l’Aca¬ 
démie, à Paris. 


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LISTE DES MEMBRES 


406 

Date de la nomination. 

1870 27 mai. des DIGUÈRES, de la Société des 

Antiq. de Normandie. 

1826 24 nov. DESNOYERS (Jules), membre de 
l'Institut, à Paris. 

1825 25 fév. DIEN, graveur, à Paris. 

1881 23 déc. DU VAL (Louis), archiv., à Alençon. 

1850 22 fév. DU VAL-JOUVE, anc. insp. d’Acad., 
à Strasbourg. 

1879 26 déc. DURET, prosecteur à la Fac. de 
médecine, à Paris. 

1884 28 mars. EGGER (Victor), prof, à la Faculté 
des lettres de Nancy. 

1849 23 mars. ENAULT (Louis), homme de lettres, 
à Paris. 

1847 26 nov. ENDRÈS, ingén. gén. hon. des 
ponts et chaussées, à Paris. 

1853 25 nov. ENGELSTORFF, évêque de Fionie. 

1859 27 mai. d’ESTAINTOT (Robert), avocat, à 
Rouen. 

1856 25 janv. FABRIGIUS (Adam), prof. d’hist.,à 
Copenhague. 

1884 28 nov. FÉDÉRIQUE, conservateur de la 
Blblioth. et du Musée de Vire. 

1871 24 mai. FERRAND, anc. préfet, à Amiens. 

1856 25 janv, de LA FERRIÈRE (Hect.), littéra¬ 
teur, à Paris. 

1858 22 janv. FEUILLET (Oct.), de l’Acad. fran¬ 
çaise, h Paris. 


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DE L’ACADÉMIE. 


407 


Date de la nomination. 

1865 28 juill. FIERVILLE, censeur du Lycée de 
Versailles. 

1883 25 mai. FINOT, archiviste du département 

du Nord. 

1867 22 fév. FLAMMARION (Camille), astro¬ 

nome, à Paris. 

1857 23 janv. FOUCHER de GAREIL, ambassa¬ 
deur, à Vienne. 

1868 26 juin. FRIGOULT, prof, au Collège de 

Cherbourg. 

1884 28 mars. GALUSKI, helléniste, à Créances, 

(Manche). 

1872 26 juill. GARNIER (Georges), avocat, à 
Bayeux. 

1852 24 déc. GARNIER, secrétaire de la Soc. des 

Antiq. de Picardie. 

1850 25 déc. GAUCHER, prof, de rhétorique au 
Lycée Condorcet, à Paris. 

1853 27 mai. de GENS, professeur à l’Athénée 

d’Anvers. 

1870 25 fév. GIMET, anc. préfet du Calvados. 
1850 27 déc. de GIRARDOT, antiq., à Bourges. 
1883 25 mai. GUÉRIN, bibliothécaire, au Mans. 
1805 27 nov. GUIMET, fondateur du musée Gui- 
met, Lyon. * 

1860 23 nov. GUI8LAIN-LEMALE, historien, au 
Havre. 

1850 28 juin. GURNEY (Daniel), à Nort-Runcton 
(Norfolk). 


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408 LISTE DES MEMBRES 

Date de la nomination. 


1849 23 nov. HALLIWELL (J.-O.), antiquaire, à 
Londres. 

1884 23 mai. HAREL(Paul), àÉehauffour(Orne)* 
1851 23 mai. HAURÉAU, membre de l’Institut, 

à Paris. 

1869 22 janv. HÉBERT-DUPERRON (l’abbé), anc. 
insp. d’Académie. 

1885 27 nov. HENRY (Edmond), ancien député, 

rue du Trésor, 6, Paris. 

1862 25 juill. HERBERT, prof, de rhétorique, à 
Bastia. 

1885 26 juin. HÉRON , président de la Société 
d’Horticulture de Rouen. 

1860 23 nov. HUARD (Adolphe), homme de let¬ 
tres, à Paris. 

1846 27 nov. HUE de CALIGNY, correspondant 
de l’Institut, à Versailles. 

1883 22 juin. HUGUET-LATOUR (le major), à 
Montréal (Canada). 

1883 28 déc. JACQUEMART (docteur), à Paris. 
1846 26 juin. JAMES (Constantin), docteur en 

médecine, à Paris. 

1843 28 avril. J AMIN,membre de l’Institut, à Paris. 

1884 28 nov. JANVIER, membre de la Société 

• des Antiquaires de Picardie. 

1856 28 nov. JARDIN, insp. des services admin. 

de la marine, à Rochefort. 

1884 25 avril. JORET, prof, à la Faculté des 
lettres d’Aix. 


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DE L’ACADÉMIE. 


409 


Date de la Domination. 

1878 22 mars. JORET-DESCLOSIÈRES, littéral., 
à Paris. 

1883 23 nov. JOUAUST, éditeur, à Paris. 

1858 24 déc. LAIR (Jules),de l’École des Chartes, 
à Paris. 

1842 24juin. LALOUEL, ancien professeur, à 
Sourde val. 

1877 23 mars. LAUNAY, professeur d’histoire, à 
Paris. 

1866 26 déc. LEBEURRIER (l’abbé ), anc. arch., 
à Évreux. 

1884 28 nov. LEBRETON (Gaston), directeur du 

Musée céramique de Rouen. 

1869 23 juill. LEBRETON, proviseur du Lycée de 
St-Brieuc. 

1871 24 fév. LEGACHEUX (l’abbé), lauréat de 
l’Académie, à Coutances. 

1871 26 mai. LECERF, antiquaire, à Paris. 

1875 28 mai. LECESNE, cons. de préfecture, à 
Arras. 

1847 26 nov. LE CHANTEUR de PONTAUMONT, 
à Cherbourg. 

1885 13 mars. LEGRELLE, 11, rue Neuve, Ver¬ 

sailles. 

1846 26 juin. LE HÉRICI1ER, anc. prof, de rhét., 
à Avranches. 

1853 27 mai. LE JOLIS (Aug. ), naturaliste, à 
Cherbourg. 

1861 29 nov. LENOEL, sénateur, à Paris. 


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410 


LISTE DES MEMBRES 


Date de la nomination. 

1852 23 janv. LEPELLETIER, conseiller à la Cour 

de Cassation. 

1861 22 mai. LE PROVOST de LAUNAY, ancien 
préfet du Calvados. 

1884 28 mars. LE REBOULLET, docteur, à Paris. 
1872 26janv. LE ROY-BEAULIEU, de l’Institut, 
à Paris. 

1855 27 juill. LE YAVASSEUR, homme de lettres, 
à Argentan. 

1858 26 nov. LE VÉEL, sculpteur, à Cherbourg. 

1853 27 mai. LIAIS (Emmanuel), directeur de 

l’Observatoire de Rio-Janeiro. 
1881 29 avril. LIARD, directeur de l’Enseig 1 su¬ 
périeur, à Paris. 

1883 28 déc. LIÉGEOIS (docteur), à Bainville* 
aux-Sauges (Vosges). 

1857 24 juill. LIVET (Charles), homme de lettres, 
à Paris. 

1877 28 déc. LOOZ-CORSWAREM (le prince de), 
à Huy (Belgique). 

1851 28 nov. LOTTIN de LAVAL, homme de 
lettres, près de Bernay. 

1860 27 avril. LUCE (Siméon), de l’Institut, à 

Paris. 

1855 26 janv. MARCHAND, pharm., à Fécamp. 

1861 27 déc. MAREY, prof au Collège de France, 

à Paris. 

1868 27 nov. MARIE, prof, à l'École de droit de 

Rennes. 


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DE L’ACADÉMIE. 


411 


Date de la nomination. 

1885 13 mars. MARLIÈRE, ancien préfet, rue des 
Écuyers, à Sl-Germain-en-Laye 
(Seine-et-Oise). 

1871 24 nov. de MARSY, conservateur du musée 
de Compïègne. 

1851 28 nov. MAURY, directeur des Archives 
nationales, à Paris. 

1856 25janv. MAYER, de la Soc. des Anliq. de 
Londres, à Liverpool. 

1848 22 déc. MÉNANT, vice-président du Tri¬ 
bunal civil de Rouen. 

1844 23 juill. MERGET, anc. prof, à la Fac. des 
sciences de Lyon. 

1869 24 déc. MÉTIVIER, anc. prof, d’hist., à La 
Flèche. 

1865 27 janv. MILLIEN, à Beaumont-la-Ferrière 
(Nièvre). 

1885 27 nov. MILLOUÉ (de), conservateur du 
musée Guimet, Lyon. 

1840 24 janv. MOLCHNETT (Dominique), sculp¬ 
teur, à Paris. 

1882 24 nov. MONOD (Théodore), pasteur, id. 

1856 26 mai. NICOT, recteur honor., à Nîmes. 

1859 26 nov. OLIVIER, insp. gén. des ponts et 
chaussées, à Brix (Manche). 

1874 26 juin. PARROT, antiquaire, à Angers. 

18Ô3 19 déo. PELLER1N, avocat, anc. proc. de la 
République, au Havre. 


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412 


LISTE DES MEMBRES 


Date de la nonai nation. 

1860 23 nov. PERIN (Jules), avocat, à Paris. 

1853 25 nov. PETIT (J.-L.), antiq., à Londres. 

1871 28 juill. PEZERIL, intendant militaire, à 

Besançon. 

1872 24 mai. PIEDAGNEL (Alex.), homme de 

lettres, à Passy. 

1850 27 déc. M me PIGAULT, peintre, à Paris. 
1882 28 juin. PINEL (Hon.), anc. officier supér., 
à Gonesse (Seine-et-Oise). 

1868 27 nov. PIQUET, conseiller à la Cour 
d’appel, à Paris. 

1853 25 nov. POGODINE (Michel), à Moscou. 
1881 24 juin. POINCARRÉ, maître de conf. à la 
Fac. des sciences, à Paris. 

1853 27 mai. de PONTGIBAUD (César), à Fon¬ 
tenay (Manche). 

1862 25 juill. POTIN (Alphonse), homme de 
lettres, à Paris. 

1844 23 fév. PUISEUX (Léon) , inspect. général 
hon. del’Inst. prim., à Paris. 

1842 24 juin, de QUATREFAGES, membre de 
l’Institut, à Paris. 

1864 22 juill. QUENAULT, ancien sous-préfet, à 
Coutances. 

1840 3 août. QUESNAULT-DESRIVIÈRES, anc. 
proviseur, à Nîmes. 

1872 26 janv. RAMBAUD, prof, à la Fac. des 
lettres, à Paris. 


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DE L’ACADÉMIE. 


413 


Date de la nomination. 

1840 27 nov. RAVAISSON, membre de l'Institut, 
à Paris. 

1854 28 avril. REINVILLIER, doct. en médecine, 
à Paris. 

1866 23 nov. RENAULT, cons. hon. de la Cour 

d’appel de Caen, à Falaise. 

1862 25 juill. RIBEYRE (Félix),homme de lettres, 

à Paris. 

1849 23 nov. ROACK-SMITH, antiq., à Londres. 
1861 27 déc. de ROBERT de LATOUR, doct. en 
méd., à Paris. 

1867 22 nov. ROBINOT-BERTRAND , avocat, à 

Nantes. 

1869 24 déc. ROSSIGNOL (Céphas), à Falaise. 
1851 25juil. de ROZIÈRE, sénateur, à Paris. 

1866 23 nov. de SAINT-VENANT , anc. ingén. 
en chef, à Vendôme. 

1863 23janv. SAUVAGE,anc.jugedepaix,àParis. 
1875 24 déc. SÉGUIN, anc. recteur de l’Acad. 

de Caen, à Paris. 

1825 10 juin. SERRURIER, doct. en médecine, id. 
1878 27 déc. SERVOIS, insp. gén. des Archives, 
à Paris. 

1860 28 déc. M me SEZZI (Esther), à Paris. 

1840 26 déc. de LA SICOTIÈRE, sénateur, à 
Alençon. 

1840 28 fév. SIMON (Jules), membre de F Acad, 
française, à Paris. 

1872 22 mars. SOREL (Albert), économ., à Paris. 


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414 


LISTE DES MEEBHES 


Date de la Domination. 

1851 23 mai. de SOULTRA1T, trésorier-payeur, 
à Besançon. 


1851 23 mai. 

1866 24 juin. 
1869 23 avril. 

1867 22 fév. 

1635 24 avril. 
1869 27 fév. 


TARDIF ( A.), conseiller d’État hon., 
à Paris. 

THEUREAU, homme de lettres, à 
Paris. 

THIELENS, naturaliste, à Tirle- 
mont. 

TISSOT (Amédée), bibliothécaire, 
à Lisieux. 

TOLLEMER (l’abbé), à Valognes. 

TROCHON, avocat, ancien magistrat, 
à Tours. 


1873 26 déc. VALLÈS, ex-inspect. gén. des ponts 
et chauss., à Cros (Gard). 

1869 26 fév. VAN BASTELAER, naturaliste, à 
Gharleroy. 

1865 24 nov. de V1LADE (Léon), juge au Trib. 
de Bayeux. 


1869 24 déc. 

1862 25 juill. 

1834 31 juill. 
1851 28 nov. 


WIESENER, anc. prof, au Lycée 
Louis-le-Grand. 

de WITT (Cornélis), historien, au 
Val-Richer. 

WOLF (Ferdinand), à Vienne. 
WRIGHT (Thomas), correspondant 
de l’Institut, à Londres. 


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DE L'ACADÉMIE. 


415 


NÉCROLOGIE (1885)- 

Membre titulaire. 

Date de la Domination. 

1873 24 juin. WIART, prof, à l’École de Médecine. 

Membres correspondants. 

1840 28 fév. DESAINS, membre de l’Institut. 

1846 27 nov. EGGER (Émile), membre de l’In¬ 
stitut. 

1862 25 juill. GOMARD, antiquaire, à St-Quentin. 

1840 26 déc. HOUEL, ancien inspecteur général 
des Haras, à St-Lo. 

1879 28 nov. MOULIN (H.), ancien magistrat, à 
Paris. 

1842 23 déc. ROUSSET, homme de lettres, à 
Lyon. 

1861 29 nov. YATEL, avocat, à Paris. 


-—- 


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TABLE DES MATIÈRES. 


Pages. 

Règlement de l’Académie . v 

MÉMOIRES. — PARTIE SCIENTIFIQUE. . 1 


ÉTUDE SUR LA DATE DE LA FÊTE DE PAQUES 
POUR LES DIVERSES ANNÉES DU CALENDRIER 

Grégorien, par M. de Saint-Germain. . . 3 

Les accidents de chemins de fer, par 
M. Léon Lecornu. 27 

MÉMOIRES. — PARTIE LITTÉRAIRE. . . 1 

Quatrième croisade. — La diversion sur 
Zara et Constantinople, par M. Jules 

Tessier. 3 

Voltaire et le premier président Fiot de 
La Marche. — La marquise du Châtelet , 
le président de Brosses, les Calas, Marie 
Corneille, les p. p. Fiot de La Marche 

PÈRE ET FILS (15 LETTRES INÉDITES), par 


M. Henri Moùlin .185 

Vocabulaire de la langue Tzotzil, par le 
comte de Charencey .251 


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418 


TABLE DES MATIÈRES. 


Portraits d’artistes. — Jules Breton , par 

M. Chaumelin. 290 

Notices sur quelques musiciens rouennais 
( Boy vi n , Broche , Exaudet , Chapelle , 

etc.), par M. Jules Carlez. 312 

Prix Dan de La Yauterie. — De la conser- 

, VATION DES SUJETS ET PIÈCES ANATOMIQUES, 

Rapport du D r Fayel. 349 


POÉSIES. 


Extrait du procès-verbal de la séance du 

13 mars 1885 . 361 

L’Éloge des fleurs , par M. L. Sautereau. 333 
Éloge des fleurs, par M me Madeleine Postel. 366 
Idylle fleurie , par M. Paul Labbé. . . . 368 

A l’occasion du concours pour l’éloge des 

fleurs, par M. Adolphe Fauvel. 370 

Varia , par M. Paul Blier. 373 

Mars , par M. Paul Harel. 378 

OUVRAGES OFFERTS A L’ACADÉMIE. . . 384 

SOCIÉTÉS CORRESPONDANTES.390 

LISTE DES MEMBRES AU 1 er NOVEMBRE 

1885 . 398 


Caen, lmp. F. Le Blanc Harilel. 


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